CHAPITRE XXII

Cheroquee sourit au jeune homme. Il avait de la terre sur son blouson de survie, de la poussière sur la figure et des brins de paille ou de foin dans les cheveux. Il lança un petit paquet oblong, marron, à Schneider qui fumait, les paupières mi-closes, et l’intercepta sans mot dire.

— Ça grouille de flics, commenta Charles. (Il souleva un pan de blouson.) Je vous ai amené un portable ; ils trafiquent sur la fréquence quatre. Les gun-fighters n’ont pas pu atterrir, à cause de l’orage. Leur zinc a dû être détourné et ils vont arriver par la route, aux aurores. (Catala sortit le poste. Schneider exhiba le même, glissé entre les coussins du divan et Charles sourit.) Bien joué…

— Asseyez-vous, Charles, murmura Cheroquee. Vous voulez quelque chose ? Un alcool ? Du café ? (Elle souriait toujours, mais son expression était pénible et désolée, son visage ressemblait à celui de quelque pietà douloureuse, et Charles s’assit, pour faire quelque chose, pour éviter le regard fiévreux des yeux ardoise.) Charles ?

— Café, fit le jeune homme au hasard.

Schneider avait entrepris de dépiauter la plaquette de cannabis, avec la pointe de son coupe-ongles. Le .45 trônait sur la table basse, la crosse vers lui.

Cheroquee fit mine de se lever du divan.

— Laisse, la devança Schneider. Vous venez une seconde, Charles ?

Le jeune homme le suivit dans la cuisine. Schneider avait rempli le filtre de café moulu et branché la cafetière. Le dos tourné, il fixait un point quelconque dans la nuit, au-delà des haies.

— Restez, Charles, dit-il d’une voix sans relief. Je vais avoir besoin de vous, tout à l’heure.

L’eau gargouillait. Schneider se retourna :

— Il se peut que nous ne soyons pas trop de deux, si l’affaire venait à tourner mal, et pour rien au monde je ne voudrais que…

— Je comprends, coupa Charles, mal à l’aise. Vous allez sortir. C’est ça ? Vous allez essayer de l’arrêter…

Schneider eut un sourire las.

— On nous paye pour ça.

— Et elle ?

— Qui vous dit que ce n’est pas pour elle que je le fais ? murmura le policier.

Il sortit des tasses, prit du sucre dans les éléments et un petit pot de crème dans le frigo, disposa le tout sur le plateau. Catala le suivait des yeux, les poings sur les hanches, une cigarette qu’il n’avait pas allumée à la bouche. Finalement, il hocha doucement la tête et déclara :

— Vous pouvez compter sur moi.

* * *

Il ne dormait pas. Il attendait que le jour commence à poindre. Dès que les premiers filaments gris de l’aube auraient traversé les stores, il se lèverait, prendrait une douche, se raserait et s’habillerait. Cheroquee dormait nue, enroulée dans le drap mauve, la figure cachée dans les cheveux, un poing fermé sur l’oreiller.

Schneider se sentit rempli de lassitude et d’amertume.

Cheroquee vivait, et lui ne vivait plus. Il n’avait plus envie de sortir et de rire, il avait seulement envie de lui prendre la main et de la presser contre son front, de se la passer sur la figure et de lui raconter des histoires de pluie et de lune.

Les filaments commencèrent à tisser leur toile d’araignée grisâtre et le policier s’aperçut qu’au fur et à mesure, la peur s’insinuait en lui, lui pénétrait les muscles et les os, et lui remplissait la bouche d’une eau froide et claire, une peur hideuse, sans visage, couleur de l’aube blême. En silence, il s’arracha du lit, quitta la chambre.

Charles Catala était assis sur le divan. Il enfonçait à coups de poing les pans de sa chemise dans la ceinture du jean. Il avait allumé un des postes portables qui crachotait dans la pénombre. Ils se saluèrent d’un hochement de tête, sans un mot, puis Catala entendit le ronronnement du rasoir électrique, et le crépitement de la douche. Le .357 contre le flanc, il alla remplir le filtre de café et rebrancher la cafetière. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi.

Debout dans la cuisine Schneider absorba deux comprimés et une tasse de café noir sans sucre. Catala remarqua l’expression traquée de son regard, puis le policier eut un rire évasif et dit, en reposant la tasse :

— Gardez-la bien, Charles. Gardez-la bien : c’est toute ma fortune…

Catala l’entendit étouffer la fermeture de la porte, quelques pas sur le gravier. Il était cinq heures à la pendule du four. Il emporta la cafetière et une tasse dans la chambre, s’assit sans bruit dans un fauteuil bas. La jeune femme s’agitait dans son sommeil. D’une voix basse et lente, presque inaudible, le jeune homme prononça son prénom. Une cheville fine et un pied délicat aux ongles d’un pourpre très sombre s’échappaient du drap.

Catala posa le lourd revolver en travers de ses cuisses.

Les sens aux aguets, il se mit à attendre, en avalant une gorgée de café de temps à autre.

* * *

Schneider avait progressé le long des haies, entre les bancs de brume épaisse qui stagnaient au ras du sol et estompaient les contours des troncs, il s’était enfoncé silencieusement dans un bosquet, retrouvé un mode de déplacement qu’il croyait avoir définitivement oublié, celui qu’il avait, la nuit, dans les collines. Les jambes de treillis trempées lui collaient aux cuisses et aux mollets. Il avait fait un long détour, traversé en trois bonds rapides le chemin qui menait aux champs.

Il savait qu’en face, l’homme procéderait de même. Essoufflé, il gravit encore une dizaine de mètres à contre-pente, et se laissa tomber le dos contre le pied d’un hêtre. Il déposa près de lui le portable et son brassard de police qu’il avait dans un sac plastique sous la chemise. Il avait compté sans la brume, sans la pluie d’orage qui s’était condensée et entretenait une chaleur d’étuve. Les genoux joints, il se replia en position fœtale et laissa reposer le front sur ses avant-bras. L’air sentait le bois mouillé, la terre chaude et exhalait des senteurs de champignonnière. Il fit doucement rouler le front sur le tissu de la chemise. Un craquement retentit quelque part en contrebas, qui lui fit l’effet d’une détonation. Il releva la tête.

À travers une espèce d’ouate, il aperçut une longue silhouette sombre qui suivait le sentier sans paraître se cacher. L’homme se déplaçait rapidement, d’un pas très assuré. Il avait aux mains, parallèle aux hanches, un objet qui ressemblait fort à une arme et dont il se servit pour écarter les branches d’un fourré.

Schneider se redressa sans bruit, le dos collé au tronc, et appela à mi-voix. L’homme s’immobilisa, le dos tourné, pendant ce qui parut au policier une interminable seconde — ou la moitié de l’éternité. Il annonça :

— Je suis là, derrière toi, Matthieu. Je n’ai pas d’arme. Je vais descendre. Tout le coin est cerné et il y a des tireurs d’élite un peu partout. (Il répéta, d’une voix mortellement calme, détimbrée, très lasse et qui semblait surtout s’adresser à lui-même :) Je vais descendre…

L’homme ne s’était pas retourné.

Schneider bougea. Il suffisait que Matthieu Lambert pivote sur les hanches et ouvre le feu en balayant, un peu comme un sinistre faucheur, et le mouvement lui-même ne serait pas dépourvu d’une certaine beauté. Schneider prit pied sur le chemin. L’homme était toujours immobile, les épaules droites, la tête un peu inclinée sur l’épaule, comme attentif.

Schneider s’approcha. Lorsqu’il fut à quatre mètres, il détailla la nuque raidie, le complet fripé, les escarpins maculés de boue. Il appela de nouveau, le sac en plastique au bout des doigts et la tête de l’homme remua, en signe d’acquiescement. Il se retourna, la carabine toujours parallèle au corps, à hauteur du pubis. Schneider entrevit un visage blême aux orbites démesurées, une face crispée dans laquelle la bouche faisait un trou gros comme le poing.

Matthieu Lambert le regarda.

— Moi contre elle, Matthieu, proposa Schneider.

— NON, hurla l’homme. NON !

Il pivota prestement, tenta de s’enfoncer de l’épaule dans le fourré.

Schneider était déjà sur lui. Ils roulèrent ensemble, le policier avait emprisonné le pontet de l’arme dans son poing. Ils luttèrent un long moment en silence, puis Schneider se redressa sur un genou et cracha de la terre et s’essuya les lèvres d’un revers de manche. Il avait l’US M1 entre les doigts. Il se releva lentement, s’adossa à un baliveau de charme, et aspira l’air humide à grandes goulées. Ainsi, tout n’avait été qu’un cauchemar, un épouvantable cauchemar, il voyait le rire éclatant et silencieux de Cheroquee, il la voyait ouvrir ses bras, ils allaient s’en aller, elle vivrait encore et encore. Plié en deux, il releva Matthieu Lambert, le traîna jusqu’au chemin en trébuchant sur des souches pourries sans cesser de le traîner, comme il avait tiré des dizaines de types auparavant, des morts et des vivants et des vivants qui ne tarderaient pas à être mort. Elle vivrait…

D’une voix hachée, il balança à la radio que tout était fini, que le type était neutralisé et indiqua sa position. Puis il se laissa tomber par terre, la carabine contre le ventre et se mit à se balancer d’avant en arrière en jetant de temps en temps un coup d’œil à l’homme étendu sur le dos, et qui remuait faiblement mais dont les mains, aux poignets qui paraissaient brisés, esquissaient les gestes complexes et sinueux, assez semblables à ceux de quelque mystérieux et imperturbable chef d’orchestre.

* * *

Une Renault 9 grenat ramena Schneider à sa porte. Catala l’attendait sur le seuil, silencieux. Le policier entra sans mot dire, passa devant le jeune homme et abandonna le sac en plastique dans le couloir, sans faire attention au poste. Cheroquee apparut à la porte de la chambre, pieds nus et seulement vêtue d’une sortie de bain noire dont elle terminait de nouer la ceinture d’éponge.

Elle reçut le policier contre elle.

Il avait les bras pendants le long du corps, les doigts ouverts. Elle lui prit la nuque dans les mains. Le corps maigre et dur tremblait. Elle lui enveloppa la figure avec ses cheveux, lui palpa avec avidité les flancs et les épaules, tandis que lui restait presque immobile, la tête penchée. Elle parvint à écraser sa bouche sous la sienne. Il avait un curieux goût amer et salé sur le visage et les lèvres. Elle s’écarta. Les yeux gris et fatigués du policier étaient pleins d’eau, et il détourna la tête, la nicha dans son épaule. D’une voix sourde et brisée, il dit doucement :

— J’ai eu tellement peur pour toi, Honey… Tellement peur…

Il lui sembla qu’elle riait, qu’elle l’entraînait avec elle. Il lui sembla qu’elle lui retirait sa chemise glacée. Il regarda sa montre : elle était brisée. Il avait la main pleine de sang ou de boue. Il fit jouer ses doigts, les étendit devant ses yeux, referma le poing. Elle le poussait aux épaules et il se laissa aller en arrière sur le lit. Il demanda :

— Quelle heure est-il ?

Ce fut la voix de Charles Catala qui lui répondit qu’il était huit heures. Huit heures trois. Il sentit la jeune femme s’asseoir à côté de lui. Elle lui caressa le front et les tempes, comme elle seule savait le faire. Schneider capta ses doigts, les garda contre ses lèvres. Ils étaient pleins de son odeur. Le policier déclara, lentement :

— Dans le bois, Honey, j’ai failli le tuer. Si j’avais eu une pierre, ou quoi que ce soit…

Il se tourna sur le côté, sans abandonner les doigts de la jeune femme. Il entendit Charles partir. Cheroquee se pencha sur lui, lui effleura la tempe et les paupières de sa main libre. Il sentit son flanc brûlant lui peser contre les côtes. Alors seulement, il se retourna et lui enlaça la taille. De ses yeux, l’eau avait coulé sur les joues et le menton, laissant des traces sur sa peau terreuse.

— Pardon, murmura-t-il d’une voix qui avait l’air de provenir du fond du cagibi, au bout du couloir.

— Pardon de quoi ?

— De rien, dit Schneider. Je ne sais pas…

Elle comprit qu’il savait — et soupira doucement, entre les dents, et le serra contre elle. C’était fini. Ça ne serait jamais fini. Rien ne finirait jamais. Surtout pas le blues de la grande ville. Schneider se cacha les yeux avec l’avant-bras. Elle murmura :

— Tu n’as pas à avoir honte.

Il hocha la tête, vaguement.

Ressentit sa chaleur.

Ça n’avait aucun sens.

* * *

Il arriva à la permanence à quatorze heures. Cheroquee le déposa au bas des marches et fila. On était samedi, et il l’avait oublié. Il monta les marches, passa derrière la banque jeter un coup d’œil aux registres de main courante et de garde à vue. Il était rasé, douché, vêtu d’un complet en alpaga bleu poudre avec une chemise lavande et une cravate de tricot sombre. Le gardien de permanence le salua : il n’y avait rien eu, pas la moindre plainte depuis midi. Toute la ville se faisait bronzer au lac. Permanence de merde. Catala était vautré dans son fauteuil, dans son bureau. Il pivotait doucement dans le fauteuil, un pied coincé dans un tiroir entrouvert. Il annonça :

— Lambert est à l’hosto : les deux avant-bras et une dizaine de côte out. Les snippers sont repartis. Dans la brume, ils n’auraient pu rien faire. Le proc’ aimerait que vous l’appeliez… (Le jeune homme se leva. Schneider lui fit un geste qui pouvait signifier que c’était aussi bien qu’il reste où il était, tout compte fait.) Responsable, lieutenant…

Schneider alluma une cigarette. Il avait la moitié de la figure à vif, et les mains badigeonnées de mercurochrome. L’US M1 saisie trônait sur la table de desserte, avec sa crosse pliable, le modérateur de son et la lunette, comme un trophée vain et dérisoire. Schneider s’adossa à l’armoire métallique, les pouces dans la ceinture. Vannier fit brutalement son entrée, peu après. Schneider bougea à peine, et ses yeux gris ne s’animèrent pas. Ils regardaient à l’intérieur et ce qu’ils voyaient n’avait pas l’air de leur convenir.

Vannier dit :

— Vous avez les félicitations du maire de la ville, Schneider. Le Parquet a apprécié au plus haut point votre fait d’arme. Le central est aux anges. Qu’est-ce que vous voulez de plus ?

— Rien, déclara Schneider. (Il tourna vers son interlocuteur sa face maigre et sans vie.) Rien du tout, monsieur.

Il lui restait dix heures à tirer pour boucler sa permanence.

Il les tirerait.

* * *

Schneider, Catala et Cheroquee venaient d’arriver chez Ange Garcia, qui leur avait attribué un box, au fond, et s’était empressé de leur faire servir des apéritifs. La jeune femme portait une robe noire, très sobre, des mules à talons et sa main gauche reposait sur la longue main maigre de Schneider. Catala était assis de travers sur la banquette, en face d’eux. Il demanda :

— Vous partez quand ?

Cheroquee sourit, frotta sa tête contre l’épaule du policier.

— Dès que Claude a fini…

Schneider acquiesça, silencieux. Ils allaient prendre l’autoroute et rouler toute la nuit, en direction du Sud. Cheroquee dormirait de temps en temps, de temps en temps il lui jetterait un coup d’œil dans la lumière des phares en face. Elle aurait son beau visage grave et doux. Il ferait le plein dans une station-service. Le matin les trouverait aux bornes de la Camargue. Schneider alluma une cigarette, de sa main valide. Catala disposa de la courte flamme du briquet.

La jeune femme avait fermé les yeux.

Schneider et Catala se fixèrent, puis le policier rabattit le capot du Dupont et détourna la tête. Contre lui, Cheroquee fredonnait une lente et tranquille mélopée.

Ange Garcia arrivait avec les plateaux de fruits de mer.

Il était huit heures vingt.

* * *

Cheroquee avait mis le contact. Schneider remuait dans le siège du passager. Il prendrait le relais plus tard. Il finit par retirer de sous ses fesses une petite poupée d’une quinzaine de centimètres de haut, et qui aurait aussi bien pu représenter une négresse blanche, pour peu qu’elle fût pourvue d’une abondante chevelure acajou. Cheroquee commençait à démarrer en faisant patiner l’embrayage. Elle secoua ses cheveux et demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une connerie, dit Schneider en balançant la poupée derrière, dans l’habitacle.

La jeune femme eut un rire mousseux, mélodieux et tendre. Elle s’enquit :

— On n’oublie rien ?

— Non, fit Schneider en commençant à baisser la vitre. Non, Honey, on n’oublie rien. On ne s’habitue même pas…

Le feulement rauque du moteur couvrit sa voix.

Schneider laissa sa nuque reposer contre l’appuie-tête.

Beaucoup plus tard, sur l’autoroute, il posa la tempe contre l’épaule de la jeune femme.

Beaucoup plus tard…

Il faisait complètement jour, et ils avaient déjà dépassé Lyon.

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