CHAPITRE XII

Tapi dans une encoignure, Charles Catala attendait. Il avait du sang séché sur la figure et les jointures des poings à vif, comme s’il avait martelé du béton rugueux, il ne se rappelait pas son périple, il ne voulait pas se le rappeler, les portes ouvertes à coups de pied, en dépit des heures légales, le canon du .357 dans la bouche d’un type collé au mur, tout cela ressortissait du rêve, des cris de femme, y avait-il eu des cris de femme ?

Le jeune homme grelottait de froid et d’insomnie.

Il avait terminé son voyage : Diego Luis Ramirez, né le 12 décembre 1959 à Paris (XVe) de Luis et de Duvoy Chantal, mécanicien diéséliste présentement demandeur d’emploi, de nationalité française et sans domicile connu, Diego Luis Ramirez dit « Dago » et faisant l’objet d’une fiche recherche à la suite d’une affaire de menaces de mort sous conditions se trouvait en face, au deuxième étage d’un immeuble dont on avait muré les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée, mais dans lequel on pouvait pénétrer par une brèche dans les parpaings que le policier couvait des yeux depuis pas loin de deux heures.

Trois personnes étaient au courant de la planque : « Dago », Charles Catala et celui qui avait indiqué la planque et balancé « Dago » au flic.

Charles Catala consulta sa montre : il était six heures moins deux.

Silencieusement, il fit mouvement, les bras le long du corps.

Au-dessus des toits, le ciel était très clair, pas encore lumineux mais très clair. Charles Catala sortit sa torche qu’il prit dans la main gauche. Le revolver au poing, il s’enfonça dans la brèche. Des relents âcres de pisse et d’ordures manquèrent le suffoquer et avant même qu’il ait eu le temps de faire le moindre geste, une ombre se silhouetta dans le cadre clair d’une porte à l’autre bout de la pièce et trois coups de feu claquèrent sèchement.

Il avait trouvé Dago.

Les balles s’enfoncèrent dans le mur au petit bonheur.

La silhouette avait disparu.

Charles Catala trouva un escalier. Le revolver devant lui, il entreprit de le gravir. Dago était remonté. Il y eut encore deux détonations. Dago tirait mal, du plâtre explosa et couvrit les cheveux du flic qui continua à monter marche par marche. Dago aurait pu sauter par une fenêtre du premier. Il avait tiré du deuxième étage. S’il s’agissait d’un revolver, il ne lui restait qu’une seule cartouche dans le barillet, à condition que ce fût du .38, et quatre s’il tirait au .22.

Catala continua à monter, sans hâte, mécaniquement et toujours à défilement. Dago ne tirait plus. Il était toujours là, mais il ne tirait plus. Le policier parvint au dernier étage.

Dago l’attendait, un croc de boucher au bout d’un manche en bois dans les mains, et qu’il tenait comme une faux. Le revolver vide était passé dans sa ceinture. Il faisait assez clair pour que les deux hommes se dévisagent. Catala dit, d’une voix horriblement détimbrée :

— Laisse tomber, Dago.

Il avait le .357 pointé sur le front de Diego Luis Ramirez.

L’extrémité du canon ne tremblait pas. Il répéta :

— Laisse tomber…

Dago fonça tête baissée sans attendre.

L’instant d’après, il gisait à plat ventre sur le sol, Charles Catala lui passait les pinces dans le dos et le releva, presque sans effort, le plaqua à un chambranle. Dago saignait de la bouche, là où le flic l’avait sonné avec le talon de crosse de son arme. Le croc avait valsé quelque part. Catala récupéra le revolver dans la ceinture et le glissa dans la sienne, et remit son .357 à l’étui.

Dago releva la tête.

Lorsque Charles Catala recula d’un pas, il comprit et tenta de se protéger le bas-ventre avec le genou tout en bougeant le torse. Ce fut peine perdue. Il finit par glisser le long du chambranle et s’affala en tas aux pieds du flic qui le prit par les cheveux…

Il était six heures vingt et il allait faire aussi chaud que la veille.

* * *

Hollywood Chewing-gum s’était levé tôt, il avait fait un footing d’une dizaine de kilomètres à son rythme, et prenait à présent une douche brûlante dans le long bâtiment plat central du camping. On gratta à la porte et il ouvrit.

La femme du Trafic sourit : elle portait une chemise d’homme et pas grand-chose dessous.

— Matinal, hein ?

Elle se glissa dans la cabine, retira la chemise.

Hollywood Chewing-gum sourit à son tour et dit de la même manière :

— Rapide, hein ?

Elle se tortillait pour retirer son slip.

Elle se plaqua contre lui, sous le jet brûlant.

Rapide et efficace.

Hollywood Chewing-gum appuya les épaules au carrelage lorsqu’elle noua les jambes autour de ses hanches, les chevilles croisées dans le dos. La vapeur d’eau ne tarda pas à les environner comme un rideau trempé.

C’était l’été.

* * *

L’homme avait remis le matériel dans sa mallette, pris celle-ci et verrouillé la porte de l’atelier derrière lui. Il avait déposé la mallette sur une table basse dans un coin de la bibliothèque, puis il avait enfilé un pantalon de tergal blanc, revêtu une chemise bleu sombre et une élégante saharienne de toile et chaussé des mocassins marine.

Debout devant la grande glace du couloir, il avait examiné le reflet élégant qui lui faisait face, chaque pièce du vêtement s’accordait avec l’autre et rien dans l’expression calme et reposée du visage ne trahissait la moindre tension intérieure, ou la plus infime trace de culpabilité.

Il s’était ensuite préparé un café soluble et un jus d’orange, les avait bus dans la cuisine, tout en s’affairant à régler la position du micro relié au magnéto-cassette. Il avait ensuite fumé deux cigarettes, coup sur coup. Il avait regardé le ciel : temps sans changement. La ville s’était installée dans la canicule, comme elle s’installait dans la pluie ou la neige, avec une docilité et un abandon de soi parfaitement exemplaires.

Tout était en place pour le deuxième round.

L’homme fit craquer une phalange, puis une autre.

Chacun des doigts, y compris les pouces, y passa.

Puis il appuya sur la touche « enregistrement », laissa passer quelques secondes en comptant mentalement jusqu’à dix et déclara, sans trop s’approcher du micro :

— Prévenez l’inspecteur Schneider. Je vais tuer une autre femme. Je ne sais pas encore laquelle, bien entendu, et elle non plus, mais je vais la tuer. Je vais utiliser la même carabine automatique US M1. J’essaierai d’être plus ponctuel que la dernière fois… Je vais la tuer. Prévenez-le, voulez-vous ?

Il coupa l’enregistrement, revint en arrière.

La voix s’éleva dans la pièce et il l’écouta avec attention.

Une voix parfaitement méconnaissable.

La voix d’une ombre.

Après le message, il en enregistra deux autres, l’un bref qui était destiné à faire savoir à Schneider que c’était fait, le second, un peu plus long et circonstancié mais n’excédant pas quarante secondes, à l’adresse de la station de radio locale.

L’homme les contrôla tous les trois, s’assura que leur espacement était suffisant, puis il débrancha le micro et glissa le magnéto-cassette dans une poche de la saharienne.

Il était sept heures pile.

Si les flics voulaient étouffer l’affaire, ils en seraient pour leurs frais. Ombres parmi les ombres. Dans le soleil aveuglant et compact de l’été, il n’y avait pas de place pour les ombres.

Sept heures…

* * *

Le téléphone sonna.

La jeune femme dormait et ne bougea pas dans son sommeil. Schneider dégagea le bras qu’il avait passé sous son cou, se leva et alla décrocher.

— Schneider ? J’ai Dago…

— Où êtes-vous, Charles ?

— La cabine, au niveau du 30, rue des Fleurs.

— J’arrive, dit Schneider.

La jeune femme s’était réveillée et le policier lui sourit.

— Tu n’as pas beaucoup dormi, Claude.

— Pas beaucoup…

— Dimanche matin, on prend la route du Sud. (Elle rassembla les cheveux sur sa nuque, observa le policier qui s’habillait rapidement, bouclait la ceinture sur ses hanches et vérifiait le contenu du .45.) Quinze jours, rien que nous deux…

— Vingt jours.

— Vingt jours. C’était Charles ?

— Oui, dit Schneider. Il a coxé un des trois connards. J’espère qu’il ne l’a pas trop esquinté.

— Charles ?

Schneider esquissa un sourire laborieux, tout en allumant une cigarette.

— Je ne me fais pas de souci pour Charles, Honey.

— Qu’est-ce qu’il y a entre Soledad et lui ?

— Rien, fit Schneider.

Il déposa un baiser rapide sur les lèvres tendues de la jeune femme.

— Alors ? fit-elle.

— Alors rien…

Elle le regarda quitter la pièce, de son pas qui prenait naissance à la taille, le dos et les épaules presque immobiles. Peu après, elle s’était rendormie.


Catala entendit arriver la voiture bien avant qu’il ne la vît. Schneider n’avait pas mis plus d’un quart d’heure à arriver, certainement avec du Duke dans l’habitacle. Dago était assis par terre, adossé à la paroi de verre de la cabine, du sang sur la chemise, le menton contre la poitrine.

Schneider descendit de la Porsche.

Catala secoua un peu Dago, du bout de sa chaussure. Dago leva les yeux et entrevit la silhouette en complet d’alpaga bleu poudre qui s’approchait. Les deux flics restèrent un instant silencieux, puis Charles passa à Schneider le croc emmanché et le revolver .38 dont le barillet contenait six cartouches percutées.

— Heure d’interpellation ? s’enquit Schneider.

— Six heures trente.

Schneider se pencha à peine.

— Dago, tu es en position de garde à vue, à compter de six heures trente, moment de ton interpellation par nos soins. (Il lui présenta le crochet et le revolver.) C’est à toi ?

Dago fit oui de la tête.

Il se plaignit :

— Il m’a cogné.

Charles secoua les épaules, vaguement. Il dit :

— Rébellion… Il y a des balles partout dans les murs.

Schneider tira sur sa cigarette. Le jour était levé, il était déjà poisseux et lourd, la rue inanimée. Il retourna à la voiture, s’assit dans le siège du passager et appela la salle de commandement, commanda un fourgon de Police-Secours pour ramener leur prise et demanda qu’on avise l’Identité Judiciaire.

— Bien reçu, Quatorze… Un P.S. et l’I.J., niveau 30, rue des Fleurs. Vous êtes en place, Quatorze ?

— Affirmatif, déclara Schneider.

La radio grésilla.

Schneider regarda l’étroite bande de ciel entre les bâtiments, à travers le pare-brise de la voiture. Le voyant rouge d’émission était éteint. Devant la cabine, Charles était debout et regardait la rue, Dago contemplait ses pieds, les mains dans le dos. La radio grésilla de nouveau. D’une voix légèrement surexcitée, le permanent de la salle de commandement annonça :

— Unité à Quatorze, Unité à Quatorze…

— Quatorze écoute, débita Schneider d’un trait.

— Quatorze : votre type a rappelé.

Schneider grimaça, la cigarette à la bouche, actionna la pédale d’émission.

— Bien reçu, Unité.

Il reposa le combiné sur la fourche, sortit de la voiture. Catala l’interrogea du regard lorsqu’il se trouva à proximité. Schneider balaya du regard Dago par terre, le crochet et le .38 dans les mains de Charles et secoua légèrement les épaules :

— Il a rappelé…

— Merde, fit Charles.

Schneider fumait, les yeux dans le vague. Il n’était pas rasé et portait le complet de la veille, plutôt fripé et sans cravate. Son visage était creux et dur. Dimanche matin, il prendrait la route du Sud. Au préalable, il aurait déposé son pistolet à l’armurerie, et abandonné les munitions, son court bâton de défense et les menottes dans son tiroir, avec la ceinture. Il serait redevenu un citoyen comme les autres. Dimanche matin : autant dire dans un siècle. Le fourgon remontait la rue à toute allure, gyro allumé.

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