CHAPITRE XIV

Le fourgon de Police-Secours répondant au doux indicatif radio de Topaze quatre — chef de mission, brigadier Serge Vaillant, accompagné des gardiens François et Marchand —, était englué dans la circulation de midi et Vaillant tapotait du plat de la main la tôle brûlante, dehors. Les trois hommes étaient assommés de chaleur et d’oxyde de carbone que dégageaient les files de voitures. Le fourgon roulait au pas, docilement.

— On n’est pas sortis de la merde, prophétisa le conducteur.

— Fous le deux-tons, qu’on s’arrache, ordonna Vaillant.

Ils n’en eurent pas le temps : la radio grésillait. À tous les mobiles sur le terrain, la salle de commandement annonçait qu’un vol à main armée avait eu lieu au bar-tabac-P.M.U. Les Acacias. Les deux agresseurs avaient le visage revêtu de passe-montagne et avaient ouvert le feu à l’aide de fusils à pompe.

Les Acacias, c’est derrière, observa Marchand.

Le gardien François alluma le deux-tons et les gyrophares.

Il était midi six.

* * *

Schneider avait pris le message à la radio, tout en roulant vers la bretelle d’autoroute où la fille avait été abattue. Catala avait accusé réception, mais ils avaient continué tout droit. Schneider roulait pied dedans et le gyromagnétique palpitait sur le pavillon de la voiture.

— C’est là, fit Catala.

Il y avait deux fourgons, le panier à viande et — à tout hasard — une ambulance du S.A.M.U. Yashica et Vannier étaient déjà sur les lieux. Le soleil voilé tapait droit sur les gardiens affairés à disposer les panneaux sur la chaussée et à canaliser les véhicules.

— Putain de nécrophages, murmura Charles. Dès qu’il y a un pet, il y a un maximum de connards pour jeter un coup d’œil.

Schneider s’arrêta derrière le premier fourgon, descendit.

À travers les semelles de ses chaussures, il ressentit la brûlure du macadam et le tissu de la chemise lui colla aux flancs. Il se pencha dans l’habitacle. Une balle avait percé le pare-brise qui n’avait pas éclaté et se trouvait maculé de sang. Il y avait des éclaboussures sur le volant, le compteur central, dans le vide-poches, la robe de la fille avait un aspect goudronneux. Un mélange d’odeurs douceâtres et précises assaillit le policier. Elle s’était vidée. Elle était morte.

Schneider se redressa.

Les voitures défilaient au pas, dans son dos.

Il se retourna, fouillant le talus du regard. S’il avait été à la place du tireur, il aurait choisi un emplacement dans les hautes herbes, non loin du pied de l’échangeur Nord, de l’autre côté de l’autoroute, ou dans la haie de peupliers. Les coups de feu provenaient de l’avant-gauche. Schneider examina les impacts sur le pavillon : avant-gauche et de haut en bas, sous un angle de tir de trente degrés. Il ordonna :

— Récupérez un portable, Catala, on va jeter un coup d’œil en face…

Un gardien le héla depuis la portière coulissante d’un fourgon. Il lui fit signe avec le combiné radio et Schneider s’approcha. Il avait le visage vide, les traits tirés. La fille était morte. Bien qu’elle fît partie de son métier, Schneider n’aimait pas la mort — surtout pas ce genre de mort, délivrée au hasard, à la va-vite.

Il saisit le combiné.

— Quatorze écoute, Unité.

— Il a rappelé, Quatorze.

— Okay. Vous avez le message ?

— Il a dit : « C’est fait », Quatorze.

— Rien d’autre ?

— Négatif. Seulement : « C’est fait »…

— Bien reçu, Unité.

Il rendit le combiné au gardien, qui remarqua les yeux injectés de sang du policier, la barbe grise sur ses joues maigres et l’absence de cravate. Le principal Schneider tournait comme un dingue. Il avait la spécialité des permanences de merde.

C’était une permanence de merde.

Charles Catala revenait avec un portable et ils montèrent dans la voiture.

Ils ne mirent pas plus de cinq minutes à découvrir d’où l’homme avait ouvert le feu : il s’était étendu dans les grandes herbes, à l’ombre des peupliers, avait ménagé une lucarne de tir et abandonné les étuis en tas à l’endroit où avait dû reposer un de ses coudes.

Il y avait sept étuis de cuivre, soigneusement rassemblés.

Bien en évidence.

Ils n’eurent aucune difficulté à détecter le chemin que l’homme avait dévalé pour regagner l’endroit où il avait dû laisser sa voiture, à l’ombre d’un bosquet de sureaux très ternes mais passablement fournis. Tout était fort net. Schneider alluma une cigarette et dit :

— Passez à Yashica de nous rejoindre dès qu’il aura terminé les constats sur la voiture.

Il remonta le remblai en évitant soigneusement de mélanger les pistes. En dépit de la chaleur, le policier avait froid dans les os. Il se mouvait très lentement, les sens en éveil. Prévenez l’inspecteur Schneider… Qu’il le veuille ou non, l’affaire reposait sur son dos. Un homme s’adressait à un autre homme, par-delà les rôles et les fonctions. Schneider regarda défiler les voitures en contrebas, observa les fourgons et les flics sur la bretelle ; on avait entrepris de sortir le cadavre que les infirmiers manipulaient avec une singulière douceur, un flic s’époumonait à faire la circulation à grands moulinets de bras, ponctués de coups de sifflet stridents.

… L’inspecteur Schneider…

Charles Catala apparut à son côté, le portable en bandoulière, l’antenne dirigée vers le sol. Il alluma une Gitane. La silhouette de son chef de groupe avait quelque chose d’indistinct, de tremblé. Un voile s’était étendu sur la ville, sinistre et blanc, l’herbe sèche et les arbres immobiles attendaient la pluie et la pluie ne venait pas. Catala s’essuya le front. Il observa :

— Bien joué…

— Oui, fit Schneider.

— Bon tireur ?

— Convenable…

… L’inspecteur Schneider…

L’homme sans visage lui parlait comme s’il se fût trouvé tout à côté, plus proche et plus palpable même que le jeune homme. Il lui parlait d’une voix sans lèvres, d’une bouche sans corps, il lui parlait à lui et à personne d’autre dans l’étouffante moiteur qui accablait tout sous sa chape impitoyable.

La majeure partie des voitures descendaient vers le sud, les vacances, il y avait des planches à voiles, des vélos ou des amoncellements de bagages sur les pavillons, des bateaux sur les remorques, des caravanes derrière les voitures et presque toutes celles qui empruntaient la bretelle marquaient un bref ralentissement au niveau de l’Austin, avant de prendre leur essor et de filer à toute allure.

L’inspecteur Schneider ferait de même très tôt dimanche matin : il prendrait l’autoroute vers le sud. Il savait qu’il marquerait le même ralentissement au même endroit, mais pour de tout autres raisons.

… L’inspecteur…

* * *

L’équipage de Topaze quatre vit les deux énergumènes courir bien avant que les autres l’aperçoivent. Ils couraient si vite que leurs pieds ne semblaient pas frapper le trottoir. Ils avaient chacun un fusil à la main. Le fourgon accéléra. L’un des deux énergumènes portait une sacoche en parachute ventral, se retourna et fit feu au jugé.

Le conducteur du fourgon pila et ses deux collègues en jaillirent, le revolver au poing. L’énergumène tira encore, tout aussi mal, et heurta un parcmètre du flanc gauche. Le fusil voltigea. Vaillant était sur lui. Il lui colla le canon du .357 juste derrière l’oreille droite, sans enfoncer, lui ramena les bras dans le dos et le menotta d’une seule main.

L’énergumène se retourna. Vaillant dit :

— Vincent Morell…

Le gardien Marchand tenait le second énergumène en respect, à une centaine de mètres. Le jeune type était adossé au rideau de fer baissé d’un marchand de meubles en faillite, il avait encore le fusil à la main et paraissait chercher l’ouverture, malgré le canon du .357 braqué sur son front. Le fusil était parallèle aux hanches maigres et Marchand remarqua la cage thoracique qui se soulevait sous le T-shirt, se soulevait et s’abaissait, pompant l’air brûlant, la bouche grande ouverte.

— Laisse tomber, gosse, murmura le flic. Pose le fusil par terre, doucement… Doucement.

L’énergumène fit non de la tête.

Marchand remonta le chien du revolver, le barillet tourna en cliquetant.

— M’oblige pas à te descendre, gosse.

Le gardien François était descendu du fourgon. Il s’approcha sans hâte, les bras le long du corps et l’énergumène le laissa lui retirer le fusil des doigts sans cesser d’aspirer et d’expirer comme un poisson en train de crever.

— Vincent Morell et Yves Schmitt, dit « Santi », déclara Vaillant en remettant le revolver à l’étui. Les grands copains à « Dago »… Ils avaient besoin de monnaie pour aller se mettre au vert.

Il soupesa la sacoche que Morell avait trimbalée autour du cou. Elle contenait dix-sept mille francs, des coupons de tiercé et une bombe incapacitante qui n’avait servi à rien. Les flics poussèrent leurs clients dans le fourgon.

— Qui c’est qui est sur l’affaire ? s’enquit Marchand.

— Schneider, fit Vaillant.

— Ils vont pas être déçus du voyage, marmonna François en démarrant.

— Et comment ! grogna Vaillant.

Il saisit le combiné radio, tout en s’essuyant le front avec l’avant-bras.

* * *

— Ils ont coxé les deux connards, annonça Catala.

Yashica photographiait l’emplacement de tir avec son habituelle minutie.

Schneider le regardait faire, les mains dans la ceinture.

Ni l’un ni l’autre ne répondit.

Là où la jeune femme avait été abattue, il ne restait qu’un fourgon et une voiture dépanneuse dont le conducteur avait commencé à prendre l’Austin en remorque. Les gardiens ramassaient les panneaux et les enfournaient par les portières arrière béantes du Peugeot.

Il était midi quarante et pas un souffle de vent, pas le moindre mouvement d’air, n’agitait la cime des herbes où des grillons grésillaient en cadence.

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