CHAPITRE IV

La jeune femme avait une quarantaine d’années. Elle était plutôt grande et assez bronzée. Elle portait une robe de soie bleue que le gardien assis derrière la banque du hall jugea indiscrète, mais on était en juillet, pas vrai, et la ville n’avait pas connu pareille canicule depuis 1976. Elle avait également un sac en cuir blanc, genre fourre-tout et des lunettes de soleil dont les verres bleutés s’accordaient à la dominante de la robe et des escarpins à hauts talons.

La jeune femme puait le fric.

Elle hésita, se pencha sur la banque.

— Est-ce que je pourrais voir l’inspecteur principal Schneider ?

Le gardien soupira.

— Il est sorti en intervention.

— Il y a longtemps ?

— Dix minutes.

— Quand pensez-vous qu’il sera de retour ?

Le gardien haussa les épaules. Non pas que cela fût de la mauvaise volonté, mais il ne pouvait pas le dire. Il remarqua les doigts de la femme crispés sur le tissu de la robe, sous le cou.

— Aucune idée…

— Est-ce que je peux l’attendre ? Dans un de ces fauteuils.

— C’est Schneider que vous voulez ? Personne d’autre ?

— Oui, dit la femme.

Le gardien soupira, leva le bras en direction de l’ascenseur.

— Deuxième étage. Juste en face quand vous sortez de…

— Je sais, coupa la femme. (Elle exhiba un sourire pâle.) Le bureau des pleurs, n’est-ce pas ?

Le gardien rit.

Il la regarda se diriger vers l’ascenseur.

La salope portait un slip sombre mais pas de soutien-gorge.

La radio grésilla.

L’inspecteur principal Schneider passait pour un queutard de haut niveau, malgré ses yeux morts et sa dureté sarcastique — le gardien de service de permanence accueil clients estima que le ‘cipal Schneider avait beaucoup de veine de s’envoyer des pouliches pareilles.

La radio demandait un fourgon de Police-Secours, rue de la Liberté. Il y avait du monde à ramener. C’était Charles Catala qui trafiquait, avec sa décontraction habituelle. Charlie Mac Quine. Un autre baiseur de première.

La Criminelle « B » était presque exclusivement constituée de vigoureux de la défonceuse. Une autre manière de fatalité.

L’ampoule témoin de l’ascenseur palpitait.

Elle demeura allumée lorsque la cabine s’arrêta à l’étage.

Puis elle s’éteignit. Neuf heures quarante à la pendule du hall.

* * *

La cuisine était exiguë, mais moderne et propre, avec des éléments en bois ciré, une table ovale, un réfrigérateur orange et un four à micro-ondes encastré. À intervalles réguliers, le poste de radio posé sur le plan de travail passait des messages publicitaires. Il était réglé sur Luxembourg.

La femme était tombée là où la mort l’avait frappée : elle était recroquevillée en position fœtale, presque contre le mur du fond, si tant est qu’on pouvait parler de fond, sur le carrelage beige.

La balle avait provoqué un trou presque parfaitement circulaire au milieu de la vitre, puis elle lui avait traversé le crâne et s’était enfoncée dans le placo-plâtre recouvert de liège qui constituait le doublage de la cloison.

Non loin de ses doigts entrouverts, le petit garçon avait disposé un grand verre de lait-grenadine, un bol avec des corn-flakes et quelques biscuits au germe de blé dans une soucoupe, pour quand elle se lèverait.

Assis près d’elle, adossé au mur les genoux au menton, il attendait qu’elle se réveille.

C’était Karen Cheryl qui chantait.

Le petit garçon aimait beaucoup Karen Cheryl.

Il avait plein de disques de la chanteuse.

Il commençait à avoir un peu envie de faire pipi.

* * *

Muriel Lambert attendait au bureau des pleurs. Bogart passa en coup de vent, l’aperçut et vint lui serrer la main. Il était petit, malingre, maladif et c’est pourquoi on l’avait détaché de la tenue pour l’affecter à la Sûreté. Il prenait les plaintes pour vol de deux-roues ou de voitures, ce que les inspecteurs ne voulaient pas ou n’avaient pas le temps de faire. Il arrivait qu’il portât les plis ou les convocations, et plus rarement qu’il prît les permanences de nuit en doublage, lorsqu’il manquait un effectif au tableau de service.

Il sourit à la jeune femme :

— Qu’est-ce que vous faites ici, Muriel ?

Elle retira ses lunettes et il vit ses yeux aux paupières rougies.

— Il faudrait que je voie Schneider.

— Il est dehors.

— Je sais, je sais, dit la femme. (Elle détourna la tête.) Vous croyez… vous croyez qu’il va accepter de me recevoir ?

— Venez à côté, déclara Bogart en lui saisissant le coude avec beaucoup de douceur.

Elle se leva, vacilla sur les talons et ramassa son sac sous la chaise à côté. Il l’accompagna au bureau auto. La pièce puait la poussière chaude, le lino et le tabac gris. Elle ferma les yeux, une grimace amère sur le visage.

* * *

L’homme roulait dans un break Volvo gris métallisé. Il avait laissé la ville derrière lui. La mallette reposait sur la banquette arrière. Il n’avait pas envie de fumer, bien qu’il eût une cigarette à la bouche. Il roulait sans but et se mit à longer le canal.

Il y avait une écluse, à quelques kilomètres.

Il prendrait le chemin de terre en plein champ.

Les blés mûrs se dressaient immobiles.

Sur le siège du passager, il y avait un .357 Police Python avec un canon de six pouces au barillet rempli. La poignée de l’arme était dirigée vers le conducteur et il n’aurait fallu qu’une fraction de seconde pour qu’il s’en saisît.

Il aperçut l’écluse.

Le break Volvo s’engagea dans les ornières en cahotant.

Derrière, il soulevait de paresseuses volutes de poussière fine et tiède, couleur de farine bise, qui ne tardèrent pas à retomber sur le sol craquelé. Une haie de peupliers barrait l’horizon immédiat.

L’homme stoppa la voiture à la barrière, sans couper le moteur.

Sa chemise de tergal kaki était trempée aux aisselles et dans le dos.

* * *

Schneider tapait à la machine.

Il avait la carte d’identité du gosse ouverte à côté. Le jeune homme, car il s’agissait d’un jeune homme, s’appelait Ben Ahmed Celim. Il était né à Dijon, Côte-d’Or, le 27 juillet 1964. Il mesurait 1 m 67 et ne présentait aucun signe particulier. Il demeurait 17, Cité Schumann, à Z…

La carte nationale d’identité avait été délivrée moins d’un mois auparavant par la préfecture. On était le 22 juillet et Ben Ahmed Celim allait voir dix-huit ans dans cinq jours. Comme le document administratif l’attestait, il était de nationalité française, même s’il n’en n’avait pas tout à fait la tronche.

Dans la pièce contiguë, l’inspecteur Dumont prenait la plainte de la femme. Le sac contenait divers papiers personnels, un chéquier et un porte-monnaie dans lequel se trouvait une carte de circulation des bus de la ville, des tickets de caisse et la somme de deux cent vingt-trois francs et soixante-dix centimes.

Dumont tapait également. Il leva la tête.

— « Je dépose plainte contre l’auteur de ces faits », lut-il.

— C’est ça, affirma la femme.

La porte de communication était ouverte.

Le téléphone sonna sur le bureau de Schneider et Catala prit la communication. Schneider cessa de taper. Le gros homme au tablier blanc était assis, faraud, au milieu de la pièce. Charles hocha brièvement la tête, masqua le combiné avec la paume. Schneider se leva, contourna le bureau.

— SAMU, prévint le jeune homme.

Schneider prit.

— Berthier, comment il va ?

— Il est mort.

Il y eut un silence.

— L’un des coups lui a remonté l’arrête nasale, qui a atteint le cerveau. Un coup porté à la face de bas en haut. Il était déjà dans le coma lorsque l’ambulance l’a amené.

— Oui, dit Schneider. C’est fini, alors.

— C’est fini.

Le policier raccrocha, se retourna vers la fenêtre. Oh oui, il faisait chaud, très chaud. Lorsqu’il faisait trop chaud, tout le monde devenait dingue dans cette putain de ville, même les plus paisibles des garçons bouchers, à supposer qu’il y en eût. Schneider chercha les Pall Mall dans la poche de poitrine de sa chemise lavande. Il en alluma une avec le Dupont en laque de chine bleu sombre de Cheroquee, contempla les gens sur le parking.

Il se retourna.

Le gros homme le regardait, les mains sur les genoux.

— Monsieur Maréchal, annonça le policier, vous êtes placé en position de garde à vue depuis ce matin, neuf heures trente, moment de votre interpellation par mes soins.

— Garde à vue ?

— Je vous arrête, expliqua Schneider le visage vide.

— Vous m’arrêtez ?

— Pour coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner. Article 309, alinéa quatre du Code pénal.

Le gros homme regarda alternativement les deux policiers, puis Dumont qui venait d’apparaître sur le seuil du bureau, une liasse de procès-verbaux à la main. Schneider s’assit dans son fauteuil.

— J’l’ai pas tué, cria Maréchal. C’est les autres, moi je faisais rien que le tenir. (Il fit mine de se lever. Charles Catala et Dumont firent à peine mouvement. Il les regarda au visage.) C’est pas moi. Je lui ai rien que mis deux trois pains dans la gueule, histoire qu’y recommence plus…

Schneider leva la tête.

Son visage était creux et gris.

Dumont posa le procès-verbal de plainte devant lui et le policier le parcourut rapidement. Il releva les yeux, les posa sur le visage du gros homme.

— Vous pouvez être certain d’une chose, monsieur Maréchal, il ne recommencera jamais. Jamais plus.

Il saisit le téléphone, appela le standard.

— Schneider, au 406. Voulez-vous me passer le substitut Morel ?

La Pall Mall n’avait pas un goût amer : elle avait un goût dégueulasse.

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