CHAPITRE XVI

Schneider se trouvait dans son bureau aux stores baissés, une cigarette à la bouche. Il avait examiné minutieusement les procès-verbaux de constatations et avec Guiraud, ils avaient écouté pour la trentième fois les appels du tireur. Ils s’étaient consultés du regard :

— Vous les passez quand ? avait demandé le policier.

— Au journal, à dix-neuf heures trente. Vannier pense qu’il est nécessaire de les rediffuser à vingt-deux heures. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Que c’est le taulier…

— Vous êtes contre ?

Schneider secoua les épaules : qu’il fût pour ou contre ne changeait rien à l’affaire. Vannier avait emporté la décision. Schneider savait ce qui allait en résulter. Le policier avait les traits exagérément tirés. Il venait de se passer un coup de rasoir à piles, pendant que Guiraud parcourait rapidement les pièces du dossier. Il fallait que la police fasse quelque chose et Vannier avait décidé d’ouvrir le parapluie.

— C’est moche, conclut Guiraud.

— Tout est moche, murmura Schneider.

Il leva les yeux : Guiraud était un jeune type plein de vie et d’allant. Il était un peu désemparé devant certains aspects de l’existence. Schneider avait vu assez de saloperies pour ne plus s’étonner de rien. À bien des égards, il se considérait comme une manière de spectateur désabusé d’un show qui avait fini de l’intéresser. Cheroquee l’attendait — ou pas. Ils prendraient un verre ou deux sur la terrasse, il tondrait la pelouse, ils feraient des grillades dehors et écouteraient du Duke Ellington, ils feraient l’amour — ou pas.

— Quel moyen vous avez de détecter votre client ? demanda Guiraud.

— Attendre qu’il fasse une connerie…

— Vous ne croyez pas que quelqu’un va reconnaître la voix ?

— Et vous ?

— Non. Et s’il ne fait pas de connerie ?

Schneider esquissa un sourire.

À travers les cloisons, on entendait crépiter des machines à écrire. Dumont et Catala avaient entrepris d’entendre Vincent Morell et Yves Schmitt, dit « Santi ». Les deux jeunes gens seraient ensuite confrontés avec « Dago » et tout serait dit, ils seraient présentés au parquet et écroués. Le dossier Soledad irait rejoindre d’autres dossiers aux archives, et il y en aurait encore d’autres après, des centaines d’autres, qui seraient rangés également côte à côte dans les classeurs basculants des armoires d’archives — toute la mémoire de la ville.

Berthier avait téléphoné à Schneider depuis le SAMU : Soledad était en train de passer sur le dos, elle avait elle aussi attaqué la bretelle de sortie, elle leur échappait doucement. Les deux opérations chirurgicales qu’elle avait dû subir s’étaient déroulées de manière satisfaisante et pourtant elle était en train de dégager, comme un avion de chasse qui quitte le groupe et commence à piquer vers le sol, sur une trajectoire douce et réfléchie. Tout s’était bien passé, mais peut-être simplement n’avait-elle pas l’intention de continuer plus avant et trouvé là l’occasion de se tirer sur la pointe des pieds, sans faire chier personne.

Elle était sortie quelques instants, puis retournée dans le coma.

D’une certaine façon, Schneider ne pouvait pas lui donner tort.

Soledad avait manqué tous les trains, depuis le début.

Schneider n’avait pas soufflé mot de la conversation à Charles. Il serait bien temps que le jeune homme l’apprît lorsque Berthier appellerait la permanence pour dire que tout était fini, qu’ils avaient débranché. Lorsque les appareils de la réanimation auraient affiché « Game over ».

— C’est vous qu’il appelle, remarqua Guiraud. On dirait un appel au secours…

— Oui, fit Schneider. Un appel au secours.

— Vous et personne d’autre. C’est frappant.

— Tout le monde appelle au secours, murmura Schneider.

— … Et personne ne répond.

— Personne ne répond ce qu’il faudrait.

— Quelqu’un que vous connaissez.

— Oui, dit Schneider.

— Et vous ne voyez pas qui.

— Non…

Le téléphone sonna. Schneider décrocha, sans que sa face maigre s’anime.

— Schneider ? Yashica… J’ai terminé les agrandissements des culots d’étui. Vous venez jeter un coup d’œil ? Il s’agit de la même arme, sans aucun doute possible, les traces de percuteur sont absolument identiques.

— J’arrive, répondit Schneider. (Il se leva, fixa Guiraud.) Vous venez ?

Guiraud se leva.

Ils parcoururent les couloirs sans mot dire.

Un mur du laboratoire de l’Identité Judiciaire était couvert à moitié de clichés 30 x 40. Chacun d’eux représentait un culot, chacun d’eux était numéroté et comportait un fléchage exécuté au feutre noir et soulignant les points de similitude.

Yashica avait raison : les huit balles provenaient de la même arme.

* * *

Catala avait cessé de taper. Il avait retiré la liasse de procès-verbaux de la machine, les avait relus. Il les déposa devant Santi, sur l’angle du bureau. La lèvre supérieure du jeune homme conservait les traces d’une opération chirurgicale, certainement destinée à remédier un bec de lièvre, ou quelque ancienne blessure. Catala regarda les pinces autour des poignets maigres, le boléro de jean et la face sale et pitoyable tournée vers lui. Il alluma une Gitane et ordonna :

— Tu relis et tu signes.

— Je voulais pas…

— Tu voulais pas, mais tu l’as fait.

— Dago a dit que c’était rien que pour déconner.

— C’est pour déconner que vous l’avez violée et sodomisée. C’est pour déconner que vous lui avez cogné dessus avec du tuyau d’arrosage. C’est pour déconner que vous l’avez plantée.

— C’est Dago qui l’a plantée, c’est pas moi.

— Tu relis et tu signes.

Santi se passa la langue sur ses lèvres craquelées.

— Vous me passez une sèche ? (Il ajouta :) S’il vous plaît.

Catala regarda son paquet de Gitanes et les yeux couleur de café boueux braqués sur lui. Santi faisait partie de ce que Schneider appelait en ricanant le Blues de la Grande Ville. À vingt-deux ans, il était déjà tombé deux ou trois fois, il irait au trou, ressortirait dans une dizaine d’années ou six mois et retomberait. Catala tripota son paquet de cigarettes et son briquet.

Santi déclara :

— C’est pas à cause de vous qu’elle a ramassé une tête.

Catala le fixa.

— Ça a rien à voir avec vous, insista Santi.

Catala sourit de très loin. Avec ses boucles brunes et ses lèvres boudeuses, personne ne l’aurait pris pour un flic. Il n’en arborait pas moins un .357 dans son étui d’aisselle, par-dessus sa chemise ouverte, et savait se servir de ses poings et de ses pieds à l’occasion. Il prévint, d’une voix très cassante :

— Tu es dans la merde, mec. Alors, n’essaie pas de me bordurer.

Santi se repassa la langue sur les lèvres.

— J’essaie pas, inspecteur.

— C’est à cause de quoi ?

— Si je vous le dis, vous le marquez ?

— Pas forcément.

— Vous me passez une cigarette ?

— Tout à l’heure… Alors ?

— Soledad est macquée sur un coup, inspecteur.

— Quel genre de coup ?

— Un gros.

— Quel genre de gros coup ?

— De la dope, avoua Santi. Du marocain extra…

Charles Catala s’installa, les coudes de part et d’autre de la machine. La came ne concernait pas la Criminelle, du moins pas directement. Elle était du ressort de la brigade mineurs-stupéfiants. Santi remua vaguement sur la chaise. Pour ce qui intéressait le policier, l’affaire était bouclée, on allait confronter les trois coauteurs et Skinny et tout balancer au parquet. Il était dix-huit heures, il faisait toujours aussi étouffant et il n’avait rien à foutre des confidences d’un tordu qui allait prendre dix pains, dans le meilleur des cas. Il n’en tourna pas moins la tête vers Santi et lui ordonna, sèchement :

— Raconte.

Pour essayer de se sortir du tapin, ou seulement peut-être pour avoir une cigarette, Santi raconta. Lorsqu’il eut terminé, Charles décrocha le téléphone et appela Schneider à l’Identité Judiciaire.

Santi fumait la Gitane, aussi délicatement que s’il se fût agi d’un havane.

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