CHAPITRE VIII

Schneider avait la veste ouverte, les mains glissées à plat sous la ceinture, dans le dos. La chemise trempée lui collait aux flancs et il avait une cigarette à la bouche. Un interne et deux infirmiers s’activaient autour de la fille, sans geste ni parole inutiles. Ils faisaient leur boulot : ils avaient récupéré un tas de barbaque pas encore tout à fait foutu et leur boulot, c’était de l’évacuer et de faire en sorte qu’il survécût.

L’un des deux infirmiers brandissait un bocal de perfusion à bout de bras.

Schneider s’effaça devant le brancard.

Le dos tourné, Müller regardait par la fenêtre.

Soudain, à part les deux flics, la pièce fut vide.

— Aucune idée des types ? demanda Schneider.

— Aucune. Ils ont filé par-derrière. Ils connaissaient le coin comme leur poche. (Müller se retourna d’un bloc, dévisagea le policier maigre.) Qu’est-ce qu’il fallait faire ? Attendre de bloquer toutes les issues ?

— Je ne vous fais aucun reproche, Müller.

— C’était la gonzesse à Charles ?

— Oui, dit Schneider.

— Sale coup, opina Müller. Ces ordures l’ont drôlement esquintée.

Il se passa la manche de la vareuse sur le front.

Schneider était immobile. Son regard gris balayait le plancher sans s’attarder à rien. Charles Catala était fragile : il avait une vocation de saint-bernard. Dans le métier qu’il faisait, c’était quelque chose de meurtrier. Charles se prenait parfois un peu pour un chevalier sur les remparts. Schneider bougea.

Les deux inspecteurs de l’Identité Judiciaire pénétrèrent dans le bureau. L’un d’eux portait une grosse mallette de photographe qu’il posa près de la porte, s’accroupit sur les talons et remarqua :

— Putain, qué calor…

Schneider était sorti.

Il descendit les marches. Il n’y avait plus de place nulle part pour un chevalier, plus le moindre rempart. Il sortit dans la cour. Le bahut du SAMU était en train de passer le portail, les gyrophares palpitant sur le toit. Schneider jeta sa cigarette, s’approcha de la 4L dont les portières avant étaient grandes ouvertes.

Charles Catala était assis droit au volant. Il tourna le visage.

— Alors, lieutenant ? fit-il d’une voix acerbe.

Schneider se laissa tomber sur le siège et immédiatement, la sueur l’inonda de la tête aux pieds. Il alluma une Camel, chaussa ses Ray-Ban. Au loin, une sirène plaintive décroissait pour rien.

— Il reste Skinny Jim, rappela Schneider.

Il saisit le combiné radio poisseux.

* * *

Le petit garçon ne pleurait pas : il savait où se trouvaient les craquottes et le miel, ainsi que le jus d’orange, dans le bas du frigidaire. Il n’en restait pas beaucoup. Il avait un peu faim, mais pas trop.

C’était pas souvent que maman dormait comme ça.

Surtout dans la cuisine.

Il lui toucha un peu l’épaule, doucement.

La femme ne se réveilla pas.

Dans la radio, c’était l’heure des jeux.

Le téléphone sonna dans le salon. Le petit garçon alla décrocher :

— C’est papa, Bilou. Tu peux me passer maman ?

— Elle dort.

— Encore ? (Il y eut un rire grave et tendre.) Elle est drôlement feignante, hein ? Bon, écoute, Bilou, quand elle se lèvera, tu lui diras que papa ne rentrera pas avant huit heures, qu’elle ne se fasse pas de souci. D’accord ?

— D’accord, dit le petit garçon.

— Tu lui dis que j’ai un client à voir à Avallon et que je rentrerai vers huit heures. Tu as compris ?

— Oui.

— Ça va, l’homme ?

— Oui.

— Alors, répète…

Le petit garçon répéta ce qu’il avait à dire à sa maman.

Lorsqu’elle se réveillerait.

Il restait plein de bouteilles de champagne et de verres vides sur la table basse, des assiettes en terre avec quelques frites, des cacahuètes, un ravier plein d’olives noires. Les tentures de soie grège gonflaient comme une gorge très pleine et ondoyaient doucement.

Lorsqu’elle se réveillerait…

* * *

L’homme avait graissé et remonté la carabine. Elle se trouvait devant lui, sur l’établi. Dans le râtelier d’armes fixé au mur au-dessus de l’établi, se trouvaient une autre US M1 à crosse en bois, deux M16 et un fusil à pompe Mossberg.

L’homme ouvrit le cadenas, retira la barre horizontale qui condamnait leur accès et passa les doigts sur chacun des blocs de culasse. Le métal était froid et légèrement gras. L’envie lui remonta dans la nuque et il contracta les mâchoires. C’était doux et tentant, vaguement obsédant. Et soudain, l’idée informe qui avait germé dans son esprit éclata à la lumière. Sur les étagères de la bibliothèque, rangées assises, il y avait quatre poupées de porcelaine. La dernière portait de longs cheveux châtains qui lui couvraient les épaules et les trois quarts du dos. L’homme saisit un pistolet dans le tiroir de l’établi. Tout en gagnant la bibliothèque, il fit monter une cartouche dais la chambre. L’homme n’entrouvrit pas les doubles rideaux.

Il alluma un spot.

Sous l’impact de la balle de 9 mm, la première poupée vola en éclats.

Hébété par la détonation, l’homme recula de deux pas.

Il se laissa tomber dans un fauteuil, l’arme au bout des doigts entre les cuisses.

Au bout d’un moment, le pistolet chut sans bruit sur le tapis de laine.

* * *

Schneider et Catala avaient réintégré leur bureau, au commissariat central. Ils avaient dû rappeler Dumont, qui déjeunait en ville, avec sa femme et quelques amis. Le policier n’avait guère mis qu’un quart d’heure à arriver. Les trois flics étaient silencieux.

Personne n’avait songé à remonter les stores.

Skinny Jim était assis, là ou peu d’heures plus tôt s’était trouvé Maréchal, et des centaines d’autres personnes auparavant. On ne lui avait pas passé de menottes et ses grandes mains maigres reposaient à plat sur ses genoux.

— Qui ? émit Schneider d’une voix très lasse.

— Je peux pas vous les donner. Ils vont tout de suite comprendre d’où ça vient.

— Là où tu vas aller, ils vont mettre un sacré bout de temps à te retrouver, dit Dumont d’une seule traite.

Schneider allumait une cigarette.

Il avait trouvé le temps de prévenir Cheroquee, et au ton de sa voix, il avait compris que la jeune femme était très en colère. Il aurait pu lui parler de Soledad, mais il n’en avait rien fait.

— Qui ? répéta Schneider.

Charles Catala était piqué sur l’appui de fenêtre. À contre-jour, son visage était totalement indéchiffrable. Il était plus immobile et silencieux qu’une souche.

Skinny Jim bougea un peu la tête.

— Des types de la zone.

— Pourquoi ils ont fait ça ? demanda Dumont.

— Ils sont sur un coup.

— Quel genre de coup ?

— Je ne sais pas.

— Et la fille ?

Skinny Jim releva les mains. Il regarda Charles.

— Je crois, elle aussi.

— Quel genre de coup ? répéta Dumont.

— De la came, lâcha Skinny Jim. (Il se prit la figure dans les mains.) Je savais pas qu’ils allaient faire ça. Ils m’avaient dit qu’ils avaient besoin d’un coin pour discuter peinards. Un coin…

Schneider tira sur la cigarette, observa la silhouette prostrée du jeune homme dont les épaules tressautaient par instants. De quelque manière qu’on prît les choses et même si la fille s’en tirait vivante, il s’agissait d’un crime. Le jeune homme était mouillé dans un crime.

— Raconte le coup, fit Schneider.

— Ils m’ont rien dit. Ils avaient pas confiance.

— Qui n’avait pas confiance ?

Skinny Jim leva les yeux.

Il apercevait à peine le visage de Schneider dont la cigarette brasillait à la bouche. Un visage de pierre fait de creux et de bosses polies, la face grise d’un type qui ne passe pas souvent au soleil. Lentement et d’une voix monotone qu’aucun des trois policiers ne vint interrompre, Skinny Jim balança les noms, prénoms et alias, ainsi que les adresses des trois tortionnaires. Ensuite, il se tut.

Durant les vingt heures de garde à vue qui suivirent avant qu’il soit présenté au parquet, personne ne fut capable de lui tirer un mot de plus et ce fut tout juste s’il accepta, d’un geste de la tête, de signer les procès-verbaux et les mentions en ce qui concernait les heures d’interrogatoire et de repos et le début et fin de G.A.V.

Du fait qu’elles étaient situées au sous-sol, il faisait frais dans la cage en verre, en geôles.

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