CHAPITRE V

Le van customisé se trouvait rangé sur un emplacement retenu longtemps auparavant, entre des faux poivriers et un tamaris, qui répandaient une ombre diffuse et fraîche sur le sable fin du sol. À travers le rideau de thuyas du Canada, parvenaient des piaillements d’enfants, les bruits d’éclaboussures de la piscine proche, parfois le choc mat sur l’eau lorsqu’un plongeur malchanceux ou maladroit ramassait un plat. Un moteur de tondeuse vrombissait au loin.

Hollywood Chewing-gum procédait aux branchements sur la borne du camping.

Il était vêtu d’un bermuda clair et chaussé d’espadrilles.

Un jeune homme de son âge — une trentaine d’années —, s’approcha du van. Il arborait une barbe à la Raspoutine et des lunettes rondes à monture d’acier. Il dit en souriant à peine, comme embarrassé :

— Ce vieux Jacques…

Hollywood Chewing-gum se retourna d’un bloc.

Ses yeux étaient étrangement vides et durs. Puis il reconnut Raspoutine et son expression se modifia, il se redressa et les muscles de ses épaules et de ses bras se détendirent. Il sourit largement.

— Rafe… Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui a changé ?

— La barbe, peut-être. J’étais pas au bureau quand tu es arrivé. Après j’ai vu au tableau qu’il y avait un bahut sur ton emplacement. (Ils se serrèrent la main.) Tu as l’air en pleine forme. J’espère que tu restes un moment ?

— Il faut que je sois rentré samedi.

— Et Sylvie et le gosse ?

Hollywood Chewing-gum indiqua la direction de la piscine, du pouce, par-dessus son épaule à la peau presque noire.

— Ils sont partis se baquer.

— Tu veux un coup de main ? s’empressa Rafe.

Le ciel était d’un bleu éclatant, presque insoutenable.

* * *

Le commissaire Vannier pénétra dans le bureau auto sans frapper. Grand et mince, il portait un complet gris fer sur une chemisette blanche ouverte, des mocassins de cuir noir. Le commissaire Vannier exerçait les fonctions de chef de Sûreté, en l’absence de Jack l’Éventreur. À son double titre de commissaire et de chef de Sûreté par intérim, il n’avait ni à frapper à la porte d’un bureau avant d’y pénétrer, ni a fortiori de manifester le moindre égard à l’endroit de quiconque.

— Bogart, c’est vous qui avez la main courante Sûreté ?

— Non.

Vannier aperçut la femme qui pleurait, le visage dans les mains.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Vannier à Bogart.

— Son mari est parti. Elle a peur qu’il fasse une connerie. Ou qu’il l’ait déjà faite.

— Balancez-la à l’administrative.

Bogart soupira.

— Elle voudrait voir Schneider.

— Ça tombe bien, ricana Vannier. Moi aussi.

Il ne s’abstint pas de claquer la porte en sortant.

La femme releva la tête.

— L’administrative ?

— Oui, dit Bogart. On va lancer une R.I.F. Recherche dans l’intérêt des familles. On le trouvera ou pas, mais Matthieu est majeur et s’il ne désire pas que vous sachiez où il est, nous ne pourrons pas vous le dire…

— C’est la loi ?

— Oui, soupira le policier.

Elle se mit à parler doucement, les mains nouées sur les genoux.

— Il est parti en emportant sa voiture, toutes les clés. Il a retiré cinquante mille francs en liquide sur notre compte commun. Je ne fouille jamais dans sa chambre, mais je l’ai fait : il a emporté également son pistolet.

— Sa chambre ?

Muriel Lambert leva les yeux et son regard se plongea dans celui de Bogart. Elle déclara, comme si chaque mot lui coûtait un effort ou une souffrance infinie :

— Depuis deux ans, nous faisons chambre à part. Nous avons assez de place pour cela, vous savez. Nous avons chacun notre vie : il reçoit qui cela lui chante. Un divorce blanc, si vous voulez. Il reçoit et il paye. Nous avons également assez d’argent pour ça, dit-elle avec amertume.

— Et vous ?

La bouche de la femme se tordit.

— Moi, vous savez bien. Tout le monde sait, n’est-ce pas ?

* * *

Vannier rentra chez Schneider, sans frapper.

— Entrez, clama ce dernier comme s’il en eût été besoin.

Vannier vit de dos Maréchal effondré sur la chaise, et le visage des trois flics de la Criminelle « B ». L’équipe Schneider était un ramassis de tordus et de branques, dirigée par un ancien officier parachutiste qui avait ramassé sa Légion d’honneur dans la boue et le sang et qui continuait sa guerre personnelle, sous couvert de fonctions de police.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de tireur fou ? demanda Vannier, les pouces dans la ceinture.

— Une histoire de tireur fou, grinça Charles Catala.

Vannier le fusilla du regard et Catala lui sourit en face, posément.

Schneider fumait, le visage inexpressif. Il détailla Vannier des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Un grand type mince et élégant, qui cultivait avec habileté et non sans succès le style haut fonctionnaire et n’eût pas déparé l’antichambre de n’importe quel cabinet ministériel.

— J’aimerais être tenu au courant de ce qui se passe dans ce boxon, dit Vannier. Au courant de tout ce qui se passe… Vous avez une seconde, Schneider ?

Ce dernier se leva sans hâte.

Il avait tombé la veste et l’autre remarqua la ceinture qui ceignait la taille mince du policier, l’angle de la crosse du .45 dans l’étui de tir rapide sur la hanche droite, l’étui à cartouches à gauche. Un attirail de cow-boy. Vannier avait horreur des cow-boys.

Schneider contourna son bureau et lui dit :

— Je vais pisser un coup. Vous venez ?

* * *

La carabine .30 M1 est une arme individuelle à tir tendu. Son principe de fonctionnement en fait une arme à chargement automatique, à culasse calée, fonctionnant par emprunt des gaz en un point du canon. Son alimentation s’effectue au moyen d’un chargeur de quinze cartouches, dont le calibre, converti en données européennes, est de 7,62 mm.

Pourvue de son chargeur, la carabine .30 pèse 2,4 kg.

La vitesse initiale de la balle est de 580 mètres par seconde, la vitesse pratique de tir étant quant à elle de 15 à 20 coups par minute.

Sa portée efficace est de 250 mètres.

L’homme avait tiré les tentures de lourd velours parme.

Entre les murs épais de la vieille maison basse, l’atmosphère était délicieusement fraîche. L’homme ouvrit la mallette, s’attarda à contempler son contenu. Il n’avait pas vu la femme mourir : l’instant d’avant elle se trouvait de profil dans le réticule de tir de la lunette, si proche qu’il lui avait semblé l’entendre parler, ses lèvres bougeaient, parler à mi-voix d’un ton doux et rassurant, l’instant d’après, alors même qu’il était seulement en train de relâcher la pression de son index sur la queue de détente, elle n’était plus là.

C’était exactement comme si l’impact de la balle l’avait effacée de la surface de la terre — comme s’il avait effacé une ombre.

Mais qu’était-elle d’autre qu’une ombre ?

C’était ça. Il n’avait pas épousé une ombre.

Il avait tué une ombre.

Et il en tuerait d’autres.

* * *

Soledad était assise sur une vieille chaise de cuisine en formica. On lui avait attaché les chevilles aux pieds en tube et lié les poignets dans le dos, derrière le dossier. Elle avait une large bande d’albuplast sur le bas du visage et le haut de sa robe blanche était déchiré. Les trois jeunes gens l’entouraient.

Celui qui se trouvait devant elle fumait un cigarillo nauséabond, la figure tordue de travers. Il avait un morceau de tuyau d’arrosage d’une quarantaine de centimètres à la main, qu’il tenait négligemment au bout d’une dragonne en cuir.

Dans la cour de l’entrepôt, assis sur une caisse, Skinny Jim faisait le chouffe. Il avait un harmonica dans la poche de poitrine. Il le sortit, le tapota dans sa paume gauche pour en extraire les brins de tabac entre les lamelles et porta l’instrument à ses lèvres.

Il faisait une chaleur étouffante entre les hauts murs de brique sale.

Skinny Jim était dingue de Sugar Blue.

Une chaleur à crever.

Ça serait comme ça tant que l’orage ne craquerait pas, noyant la ville sous ses rafales de pluie lourde et miséricordieuse. Skinny Jim souhaitait l’orage, de toutes les fibres de son corps maigre, il était tendu comme un dingue à l’attendre, que ça finisse par casser. Il émit quelques notes plaintives, examina l’instrument puis le ciel immobile.

Malgré la distance, il avait l’impression de percevoir les coups mats qui s’abattaient sur le corps, en haut, d’abord lents et réguliers, puis de plus en plus rapides et précipités, et qui n’épargnaient rien.

Il ne devait pas être loin de midi.

Mal à l’aise, Skinny Jim se leva, déplia sa silhouette squelettique, chaussée de gros brodequins de l’armée. Avant qu’il devienne Skinny Jim, avant le rock et qu’il se soit fait faire ses épis de cheveux verts, rouges et jaune paille, avant qu’il soit punk, les autres l’appelaient Double-mètre ou Fil-d’haricot. Avant… Quand il crevait la dalle.

Il crevait toujours la dalle, avec le peu de merde qu’il dealait.

Quand il entendit la fille qui criait, il comprit qu’ils lui avaient arraché l’albuplast qu’elle avait sur la figure. Elle criait sans arrêt.

C’est à cause de ça, de ces cris qui s’enfonçaient comme des échardes dans le ciel vide, que Skinny se tira, traversa la cour à toutes jambes, prit entre d’autres entrepôts abandonnés et se faufila dans la rue par une porte en fer rouillée qui grinçait sur ses gonds. Il faisait aussi brûlant dans la rue, et encore plus étouffant dans la cabine téléphonique dans laquelle il s’engouffra, les côtes prises dans un étau d’acier.

Le combiné pendait sous l’appareil, au bout du flexible aux fils arrachés. Skinny regarda l’harmonica oublié entre ses doigts aux ongles noirs de cambouis. Il fallait qu’il appelle pourtant.

Il le fallait, de toute urgence…

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