CHAPITRE IX

Dumont coinça Schneider dans son bureau, le temps que Charles Catala descende Skinny Jim dans la cage. Schneider était en train de glisser le .45 de son étui. Dumont était adossé au classeur métallique « Instances », une allumette à la bouche.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Les trouver, dit Schneider.

— Il faut sortir Charlie, Claude.

Schneider releva la tête et son regard engourdissant balaya la face de son collègue. Dumont avait un physique de prof’ de lycée, mince et un peu hésitant avec des lunettes à montures dorées. Il était ceinture noire deuxième dan d’aïkido et comme les flics n’en avaient pas voulu, il entraînait les gendarmes du coin.

— Je n’en vois pas la nécessité, remarqua Schneider.

— Tu as eu Berthier, au S.A.M.U. ?

— Oui, dit Schneider.

— Alors ?

— Elle est en réa… (Il eut un sourire étalé, glacé.) Diagnostic réservé.

— Charlie se sent responsable, insista Dumont. C’est jamais bon qu’un flic soit trop impliqué dans une affaire. En plus, ça fait un moment que le Chat marche à côté de ses pompes.

— Responsable, ricana Schneider.

— Diagnostic réservé, ça veut dire qu’ils ne savent pas encore si elle va calancher ou pas, c’est ça ? ricana Dumont, qui n’en avait pas l’habitude.

— C’est ça, acquiesça Schneider.

— Et tu veux quand même pas le sortir ?

— Pourquoi je le sortirais ?

— Il a eu la main lourde, ces temps-ci.

Schneider alluma une Pall Mall et toussa dans son poing.

Quelle semaine à la con : pour les équipiers de la Criminelle « B », ça avait commencé par des heures de bronzette au lac, Schneider expédiait la merdouille en retard. C’est vrai qu’il faisait vraiment trop chaud. Schneider avait la chemise trempée, du col à la ceinture. Elle adhérait à son torse musclé. Ça serait le bordel tant que l’orage ne consentirait pas à éclater et à noyer la ville sous des trombes d’eau qui auraient au moins pour fonctions de nettoyer les feuilles des marronniers et des platanes allées du Parc et d’apaiser un peu les esprits.

La Criminelle « B » était célèbre dans toute la circonscription et même alentour pour ses semaines de permanence de merde, avec des conneries pas possibles.

Outre l’orage qui tardait à venir, Schneider en arrivait à souhaiter le moment où vendredi, à vingt-quatre heures, ou samedi zéro heure, il passerait enfin les commandes au patron de la Criminelle « A ».

Il enfila sa veste. Dumont dit, sans que ce fût à proprement parler une question :

— Pas de nouvelles du dingue à la carabine U.S. ?

— Aucune.

— Pas de nouvelles, bonnes nouvelles…

Charlie Catala fit son entrée.

Schneider lui lança des clés de voiture.

— Vous prenez le manche.

Le jeune homme pivota sur les talons.

À aucun moment il n’avait participé à l’interrogatoire de Skinny Jim. À aucun moment il n’avait adressé la parole à quelqu’un depuis le moment où il avait vu Soledad sur la chaise et encore pas longtemps parce que Schneider l’avait pris aux épaules et foutu dehors en lui commandant de prendre la permanence radio, en bas dans la 4L.

Il avait seulement dit : « Alors, lieutenant… » à Schneider.

Plus tard. Dans la 4L.

Charles Catala s’assura de la présence de son revolver sous l’aisselle gauche. L’étui de cuir était trempé. Charles appela l’ascenseur. Il allait être dix-sept heures et de lourds nuages gris s’amoncelaient dans le ciel, tandis qu’un vent balayait les rues en soulevant des tourbillons de poussière et de vieux papiers, un vent incolore et brûlant.

Ça ne voulait pas dire obligatoirement pour autant que les écluses du ciel allaient s’ouvrir : c’était le même cinéma depuis huit jours. Trois quatre gouttes larges comme des pièces de dix francs mais beaucoup plus dentelées, quelques éclairs de chaleur. Au matin, la ville replongeait dans la fournaise.

La 4L attaqua la rampe de sortie en cahotant.

À l’intérieur, penché en avant, Schneider trafiquait avec la salle de commandement.

La routine, pensa Dumont. Ils faisaient un boulot de cons, constitué de répétitions et de routines, de cafouillages et de redites, un boulot à l’image de la vie et comme tel sans cesse recommencé.

Charles Catala, qui était la hantise et la bête noire du chef de garage du Central pour la consternante régularité avec laquelle il pliait les caisses de la boîte, roulait pour une fois de façon anormalement lente.

* * *

Entre les bouteilles, derrière le comptoir, le transistor disait :

« … Rixe mortelle à Z… en début de matinée. Un jeune homme d’origine nord-africaine qui avait dérobé peu de temps auparavant le sac d’une passante a été battu à mort par trois hommes dont l’un d’eux a été interpellé peu après et est actuellement entendu dans les locaux de la Criminelle. Les deux autres agresseurs sont parvenus à prendre la fuite, mais la Police dispose de signalements précis et… »

— C’est toujours ce qu’ils disent, dans ce coup de temps-là, rigola le serveur à l’adresse de l’employé de la Régie des Transports Urbains qui buvait un demi au comptoir.

— Quoi ? fit l’homme, comme tiré brusquement d’autre chose.

— Qu’ils ont des signalements précis. En réalité, ils ont mon cul.

— Je savais pas qu’il était mort, émit l’homme d’une voix plate.

Ses doigts pétrissaient mécaniquement la casquette posée sur le zinc, à côté du demi. Ses yeux ne regardaient rien à travers l’image que lui renvoyait la glace, derrière le transistor. Ils voyaient seulement la tête du gosse, le sang rouge qui lui coulait de la bouche et du nez.

— Paul, articula-t-il d’une voix lente, horriblement morte, appelle les flics.

— Pourquoi j’appellerais les flics ?

— Appelle les flics.

Une mouche verte grésillait contre la vitre sale, elle essayait de grimper ou de se dépêtrer des rideaux de tulle jauni. L’homme contempla sa casquette, le transistor et le demi aux trois quarts vide. Il dit seulement :

— Je voulais pas le tuer.

* * *

Schneider et Charles étaient sortis de la 4L.

Ils se trouvaient derrière le campus, où ils interviewaient un type d’une vingtaine d’années. Ils lui avaient montré les clichés anthropométriques des trois lascars, que Schneider avait fait tirer d’urgence par le permanent de l’Identité Judiciaire et dont chaque équipage sur le terrain était désormais doté.

Le type ne les avait pas vus.

Bien sûr, qu’il les connaissait.

Qui ne les connaissait pas, sur la zone ?

— Ils ont bouzillé une fille et tiré sur les flics, expliquait Schneider en tirant sur sa cigarette.

— Vous avez essayé au Splendid ?

— Ils n’y sont pas, soupira Schneider.

— La salle, derrière ?

— Non. Qu’est-ce que tu vois d’autre ?

— Rien.

Dumont sortit de la 4L. Il appela :

— Schneider…

Ce dernier se retourna. Il avait le visage tiré de fatigue et de la barbe commençait à ombrer ses joues creuses. Pour bien faire, il aurait dû se raser deux fois par jour. Il s’approcha sans hâte de la voiture, de son pas élégant, ralenti et efficace, les mains dans la ceinture, derrière le dos.

— Salle de commandement, relata Dumont. Une P.S. est en intervention à la Brasserie des Halles. Un type qui déclare avoir participé à l’affaire Ben Ahmed…

Schneider saisit le combiné radio.

À l’expression de son visage, Dumont comprit que le patron de la Criminelle « B » avait décroché. Il assurait, sans plus.

Peu après, il reposa le combiné sur la fourche, appela Catala :

— Charles, on rentre…

Le jeune homme laissa filer le client, sans même lui filer son pied au cul ou la moindre baffe. Le vent balayait ses boucles brunes tandis qu’il regagnait la voiture. Schneider embrassa le campus du regard, avant de remonter dans la 4L : des cubes de béton modernes où se devinait la forme d’un amphithéâtre, parfois, des pelouses peuplées de jeunes érables et de touffes de bouleaux, le Temple du Savoir, de la Paix et de la Culture. Loué soit Dieu. Il s’y vendait plus de came qu’il y avait de bouquins dans toute la bibliothèque d’Alexandrie et les flics y étaient persona non grata.

Dans l’une des salles climatisées de l’Institut d’anglais, Cheroquee était penchée sur La Tempête et ses longues mèches balayaient la feuille de cahier d’écolier sur laquelle la jeune femme s’obstinait à prendre ses notes à l’encre violette, comme si ça pouvait conjurer quoi que ce soit.

Schneider se sentit rempli soudain d’un désir tout à la fois tendre et poignant : il allait pleuvoir et tout irait bien. On remettrait tous les compteurs à zéro…

La radio grésillait.

Schneider se laissa tomber dans le siège.

La crosse du .45 lui mordait le flanc et il l’inclina davantage.

Il regarda le ciel devenu menaçant : il était dix-sept heures cinquante cinq et il ne pleuvrait pas.

Charles lança la 4L en faisant criailler les pneus. Pour rien.

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