13

Ce fut un repas délicieux. Il y avait un pot-au-feu entouré de radis, de céleri, d’échalotes, de noisettes, de fromage mariné, de pickles, de petits pains. Il y avait aussi du pain à l’ail tartiné de beurre tout frais. Georges s’occupait du bouillon avec des gestes majestueux et la dignité d’un maître d’hôtel, maniant une énorme louche. Quand je me suis assise, Ian a noué une gigantesque serviette autour de mon cou.

— Maintenant, tu peux manger comme une petite truie, m’a-t-il dit.

J’ai goûté le bouillon.

— C’est certain. Janet, depuis combien de temps cuit ce bouillon ? Depuis hier ?

— Faux ! s’est écrié Ian. La grand-mère de Georges lui a légué ce bouillon dans son testament.

— C’est quelque peu exagéré, a protesté Georges. Ma très chère mère, Dieu la protège, a entamé la préparation de ce potage l’année de ma naissance. Ma sœur aînée avait toujours espéré le recevoir en héritage, mais elle a épousé un Canadien britannique – une mésalliance, en quelque sorte – et c’est moi qui ai hérité. J’ai tout fait pour maintenir la tradition. Mais je pense cependant que le bouquet était bien supérieur du temps de ma mère.

— Je ne comprends absolument pas ce genre de chose, ai-je répondu. Tout ce que je sais, c’est que ce bouillon n’a jamais cuit dans une marmite.

— Je l’ai commencé la semaine dernière, a dit Janet. Mais ensuite, c’est Georges qui s’en est emparé. Il s’y connaît mieux que moi.

— Tout ce que je connais du bouillon, c’est le manger. Je pense qu’il y en a suffisamment pour tout le monde.

— Rien de neuf aux informations ? a demandé Janet.

— Et cette bonne vieille règle ? Pas question durant le repas…

— Ian, mon amour, tu devrais savoir depuis le temps que mes commandements s’appliquent aux autres et non à moi. Maintenant, réponds-moi.

— Pas de changements en général. Plus d’assassinats. S’il y a eu quelque revendication pour les troubles de ces dernières heures, notre bon vieux gouvernement paternaliste a choisi de n’en rien dire. Bon sang ! qu’est-ce que je peux détester cette attitude : « Papa sait ce qui est bien pour toi. » Mais papa ignore dans quelle merde nous nous trouvons. S’il avait une meilleure solution à nous proposer, de toute façon nous n’en serions pas là. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement utilise à plein la censure. Ce qui sous-entend que nous ne savons rien, en fait. J’ai bien envie de tirer sur quelqu’un.

— Tu ne crois pas que ça suffit comme ça ? A moins que tu ne désires rejoindre les Anges du Seigneur ?

— Quand on dit ce genre de chose, on fait un petit sourire… Janet, quelquefois tu es trop raisonnable. Ce qui me tue, vois-tu, c’est ce grand trou dans les bulletins d’informations… sans la moindre explication.

— Oui ?…

— Les multinationales. Tous les bulletins jusqu’ici concernent les États, mais il n’est pas question des sociétés. Pourtant, n’importe quel idiot sait où se trouve le pouvoir aujourd’hui. Est-ce que ces crétins assoiffés de sang le savent seulement ?

— Mon vieux, a dit doucement Georges, c’est peut-être bien pour cette raison que les sociétés n’ont pas été désignées comme cibles éventuelles.

— Mais…

Ian s’est interrompu.

— Ian, ai-je dit, le jour où nous nous sommes rencontrés, tu m’as dit qu’il n’existait aucun moyen de frapper un État corporatif. Tu m’as parlé de la Russie et d’IBM.

— Je n’ai pas vraiment dit ça, Marj. J’ai dit que la force militaire pourrait bien être sans effet contre une multinationale. D’ordinaire, quand ils se font la guerre, les géants se servent d’argent, de représentants. Ils jouent sur des manœuvres qui impliquent des banquiers, des hommes de loi, plutôt que la violence. Oh ! d’accord, il leur arrive de combattre avec des armées de mercenaires, mais ce n’est pas réellement leur style et, en tout cas, ils se refusent à l’admettre. Mais nos petits rigolos qui se déchaînent en ce moment utilisent précisément les moyens avec lesquels on peut atteindre une multinationale : assassinat et sabotage. Et c’est tellement évident que je suis très fâché de ne pas en entendre parler du tout ; Ce qui m’amène à me demander ce qui se passe réellement et que l’on nous cache…

J’ai avalé un gros morceau de pain perdu qui avait trempé dans ce bouillon des dieux et j’ai dit :

— Ian… est-il possible qu’une ou plusieurs multinationales mènent tout ce cirque… en utilisant des mannequins ?

Ian s’est assis si brusquement qu’il a renversé son assiette.

— Marj, franchement, tu me stupéfies. Si je t’ai remarquée, tu sais, c’est essentiellement pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ton esprit et ton intelligence…

— Je m’en serais doutée.

— Mais quand même, tu as un cerveau. Par exemple, tu as mis immédiatement le doigt sur les vices de contrat de la compagnie pour l’emploi des pilotes artificiels… Et je compte bien me servir de tes arguments quand je serai à Vancouver. Et voilà maintenant que tu trouves ce qui ne va pas dans tout cet imbroglio dément… En fait, tu as découvert la seule pièce du puzzle qui donne un sens à l’ensemble…

— Je n’en suis pas certaine. Mais, si j’en crois les bulletins d’informations, il y a eu des assassinats, des sabotages et des attentats sur toute la planète aussi bien que sur la Lune et Cérès… Ce qui implique des centaines ou même des milliers de personnes, plus probablement. L’assassinat et le sabotage sont des boulots de spécialistes qui exigent une certaine formation. Les amateurs, lorsqu’ils sont recrutés, ont tendance à gâcher le travail, la plupart du temps. Donc, tout cela signifie une importante somme d’argent. Beaucoup, beaucoup d’argent. Ce qui exclut un groupe de dissidents politiques plus ou moins fêlés ou une organisation religieuse. Qui peut disposer de suffisamment d’argent pour une démonstration de force à l’échelle planétaire ? Je n’ai pas le moindre nom sur la langue, mais j’attends vos suggestions…

— Oui, je crois que tu as trouvé la solution. A défaut de savoir exactement « qui ». Marj, qu’est-ce que tu fais exactement dans la vie quand tu ne te trouves pas avec ta famille de South Island, en Nouvelle-Zélande ?

— Je n’ai pas de famille à South Island, Ian. J’ai divorcé d’avec mes époux et mes sœurs de groupe.

(En disant cela, je me sentis aussi choquée qu’il le semblait.)

Le silence s’installa autour de nous. Puis Ian me déclara avec beaucoup de calme :

— Je suis vraiment désolé, Marjorie.

— Mais il n’y a pas de raison, Ian. C’était une simple correction d’erreur. Je ne retournerai pas en Nouvelle-Zélande. Mais j’aimerais bien aller jusqu’à Sydney pour rendre visite à Betty et Freddie, cependant.

— Oui, je suis sûr que ça leur ferait plaisir.

— Ils m’ont invitée tous les deux. Ian, Freddie enseigne quoi exactement ? Nous n’en avons jamais parlé…

— Federico est un bon collègue à moi, intervint Georges. Ma chère Marjorie, c’est grâce à cet heureux tour du destin que je me trouve ici aujourd’hui.

— C’est exact, dit Janet. Chubbie et Georges ont découpé des gènes en tranches tous les deux à McGill et c’est comme ça que Georges a fait la connaissance de Betty. Betty me l’a envoyé et je l’ai recueilli, pauvre petit chat…

— Georges et moi avons fait un marché, dit Ian. Nous n’avions ni l’un ni l’autre le droit de diriger Janet… Exact, Georges ?

— Tu as mille fois raison, mon frère. A supposer que nous puissions l’un ou l’autre diriger Janet un jour.

— Et moi, j’ai bien du mal à vous diriger, a conclu Janet. Je ferais mieux d’engager Marj pour m’aider. Marj, qu’en dis-tu ?

Je ne l’ai pas prise au sérieux car j’étais persuadée qu’elle ne l’était pas. En fait, tout le monde bavardait pour essayer d’oublier la petite bombe que je venais sournoisement de leur glisser. Nous le savions tous. Mais étais-je donc la seule à m’apercevoir qu’on ne faisait plus allusion à ma profession ? Je savais ce qui s’était passé. Mais pour quelle raison ce niveau profond de mon cerveau venait-il de décider d’accorder une telle importance à ce sujet ? Pour rien au monde je n’étais prête à révéler les secrets du Patron !

Tout à coup, j’avais une envie fébrile de l’entendre. Quel rôle jouait-il dans ces événements étranges, pour autant qu’il jouât un rôle ?… Et si oui, de quel côté se trouvait-il ?

— Un peu de potage, chère jeune fille ?

— Interdit de lui en donner jusqu’à ce qu’elle me le demande.

— Mais enfin, Janet, tu n’étais pas sérieuse. Georges, si je reprends encore du bouillon, je vais reprendre également du pain à l’ail, et du poids par la même occasion. Non, ne me tente pas.

— Encore un peu cependant ?

— D’accord… mais rien qu’un petit peu.

— Je suis très sérieuse, insista Janet. Je n’essaie pas de te séduire parce que tu ne dois pas être très chaude pour le régime matrimonial en ce moment. Mais tu devrais y réfléchir et, dans un an, nous en reparlerons. Si tu le veux bien. En attendant, tu seras ma petite biche familière… et ces deux vieux boucs seront autorisés à se trouver dans la même pièce que toi seulement si je les en juge dignes.

— Un instant ! lança Ian. Qui l’a amenée ici ? C’est moi. Marj est ma petite amie.

— Si j’en crois Betty, ce serait plutôt la petite amie de Freddie. De toute façon, c’était hier, et à présent, elle est à moi. Si l’un ou l’autre d’entre vous désire lui parler, il faudra venir me voir et présenter votre ticket. N’est-ce pas, Marjorie ?

— C’est comme tu veux, Janet. Mais tout cela est théorique, puisqu’il faudra bien que je parte. Est-ce que vous avez une carte à grande échelle de la frontière ? De la frontière sud, j’entends…

— Demande à l’ordinateur. Si tu veux une copie, utilise le terminal de mon bureau… juste à côté de ma chambre.

— Je ne voudrais pas interférer avec les informations.

— Aucun risque. Nous pouvons isoler n’importe quel terminal des autres. Ce qui est nécessaire dans une maison où ne vivent que des individualistes purs et durs.

— C’est surtout valable pour Janet, insista Ian. Marj, est-ce que tu veux une grande carte de la frontière avec l’Imperium ?

— Je préférerais rentrer en métro. Mais c’est impossible apparemment. Donc, je dois bien trouver un autre moyen.

— C’est bien ce que je pensais. Chérie, il va falloir que je cache tes chaussures. Est-ce que tu comprends seulement que tu peux être abattue à tout moment en essayant de passer la frontière ? Des deux côtés, les gardes ont le doigt sur la détente…

— D’accord… mais je peux quand même jeter un coup d’œil sur la carte, non ?

— Certainement… si tu promets de ne pas essayer de traverser la frontière.

— Mon frère, intervint Georges d’un ton très doux, nul ne devrait induire son prochain en tentation de mensonge…

— Georges a parfaitement raison, dit Janet. Il n’est pas question de promesse forcée. Vas-y, Marj. Fais ce que tu veux. Ian, tu m’as proposé de m’aider.

J’ai passé les deux heures suivantes dans ma chambre, à mémoriser la frontière devant le terminal. Puis je suis passée à divers points de détail au grossissement maximal. J’ai appris certains détails par cœur. Il n’existe pas de frontière vraiment infranchissable, pas même celles des Etats totalitaires cernés de murailles. D’ordinaire, les meilleures voies d’accès passent à proximité des ports. Souvent, les itinéraires des contrebandiers sont plus sûrs et plus anciens. Mais il était hors de question que je suive un itinéraire connu.

Il existait plusieurs ports non loin de nous : Emerson Junction, Pine Creek, South Junction, Gretna, Maida, etc. Je me suis aussi intéressée un instant à Roseau River, mais elle se jetait au nord dans la Red River, ce qui ne m’arrangeait pas. De toute façon, la carte n’était pas très précise.

Au sud-sud-est de Winnipeg, il y avait une langue de terre bizarre dans le lac des Bois. Les couleurs de la carte la désignaient comme appartenant à l’Imperium et aucun signe ne montrait qu’il était interdit de franchir la frontière à cet endroit. A condition d’accepter une bonne marche de plusieurs kilomètres en terrain éminemment marécageux. Je ne suis pas vraiment Superwoman. Ces marais pouvaient très bien m’avaler à tout jamais. Mais ce secteur non gardé de la frontière était terriblement tentant. Finalement, j’y ai renoncé. Ce bout de terre faisait partie de l’Imperium, d’accord, mais il en était séparé par vingt et un kilomètres d’eau. Voler un bateau ? J’étais prête à parier avec moi-même que n’importe quelle embarcation traversant ce bras d’eau déclencherait l’alerte en coupant un faisceau ou un autre. Et ensuite, les lasers se mettraient en action et il ne serait plus tellement pratique d’avancer avec un trou dans la coque gros comme un boxer de deux ans. Pas moyen de discuter avec les lasers, ni de les acheter. Non, définitivement non : j’ai chassé cette idée de mon esprit.


Je venais juste d’achever d’étudier les cartes et je laissais mon esprit s’imprégner des images, quand la voix de Janet a résonné dans le terminal.

— Marjorie, viens dans le salon, vite !

J’ai fait aussi vite que possible.

Ian parlait avec quelqu’un sur l’écran. Georges se tenait sur le côté, hors du champ. Janet me fit signe de l’imiter et de ne pas apparaître à l’image.

— La police, me dit-elle doucement. Je te suggère de filer dans le trou sans perdre de temps. Attends et je t’appellerai quand ils seront repartis.

— Est-ce qu’ils savent que je suis ici ?

— Pas encore.

— Il faut en être sûr. S’ils savent que je suis ici et qu’ils ne me trouvent pas, vous n’êtes pas sortis des ennuis.

— Nous n’avons pas peur des ennuis.

— Merci. Mais écoute.

Ian s’adressa à son interlocuteur.

— Arrêtez, Mel. Georges n’est pas un ennemi étranger et vous le savez parfaitement. Quant à cette… comment dites-vous ? miss Baldwin… Pourquoi la chercher chez nous ?

— Elle a quitté le port en votre compagnie. Vous étiez avec votre femme. Hier soir. Si elle n’est pas avec vous, vous savez en tout cas certainement où la trouver. Quant à Georges, je dois vous dire qu’à dater de ce jour tous les Québécois sont considérés comme des ennemis, quelle que soit la durée de leur séjour ici ou leur appartenance politique. Je suis sûr que vous préférez que ce soit un vieil ami qui vienne le cueillir plutôt que la troupe. Débranchez votre protection aérienne. Je vais me poser.

— « Vieil ami » ! Tu parles ! souffla Janet. Il a essayé de me mettre dans son lit depuis le collège. Je lui ai toujours dit non. Il est répugnant.

— Mel, a soupiré Ian, vous choisissez bien mal votre moment pour parler de vieille amitié. Si Georges était ici, je suis certain que les soldats lui tomberaient dessus en toute amitié. Allez, repartez.

— C’est comme ça, hein ? Très bien. Ici le lieutenant Dickey. Je suis venu procéder à une arrestation. Annulez votre système de défense aérienne. Je vais me poser.

— Ici Ian Tormey, propriétaire de ces lieux. J’accuse réception de votre demande. Lieutenant, veuillez présenter votre ordre devant l’écran afin que je puisse vérifier sa validité et le photographier.

— Ian, vous êtes complètement fou. L’état d’urgence a été proclamé et je n’ai pas besoin de mandat.

— Je ne vous entends pas.

— Alors, vous comprendrez mieux ceci : je vais bloquer votre dispositif de défense et le détruire. Je risque de provoquer un incendie et c’est vraiment dommage.

Ian leva les mains d’un air écœuré, toucha un contact sur le clavier de commandes et dit :

— Dispositif neutralisé.

Puis il mit les communications sur « attente » avant de se tourner vers nous.

— Vous avez peut-être trois minutes pour disparaître dans le trou. Je ne peux pas le retenir très longtemps.

— Je n’ai pas l’intention de me cacher, dit calmement Georges. Je vais faire valoir mes droits. S’il ne les reconnaît pas, je poursuivrai Melvin Dickey.

Ian haussa les épaules.

— Quel fou ! Je suppose que tu es assez grand pour savoir ce que tu fais. Marj, ma chérie, vas-y. Il ne me faudra pas longtemps pour me débarrasser de lui car je suis certain qu’il ne sait pas vraiment que tu es ici.

— J’irai dans le trou si nécessaire. Mais est-ce que je ne peux pas attendre dans le bain de Janet pour le moment ? Il va peut-être repartir. Je me brancherai sur le terminal pour savoir comment ça se passe. D’accord ?

— Marj, tu n’es pas facile.

— Alors, persuade. Georges de descendre avec moi dans le trou. S’il reste, vous aurez besoin de moi. Pour l’aider. Et vous deux aussi.

— Mais de quoi diable parles-tu ?

Je n’étais pas sûre moi-même de ce que je disais. Mais on ne m’avait pas entraînée pour aller m’enterrer dans un trou.

— Ian, ce Melvin Dickey… je crois qu’il veut du mal à Georges. Je l’ai senti dans sa voix. Si Georges ne m’accompagne pas dans le trou, alors je le protégerai. N’importe qui entre les mains de la police a besoin d’un témoin à ses côtés.

— Mais, Marj, tu ne peux pas espérer arrêter un…

Une note de gong résonna.

— Bon sang ! il est déjà à la porte ! Disparais ! Va dans le trou !

Je me suis éclipsée. Mais je ne suis pas descendue dans le trou. Je suis allée dans le bain de Janet, je suis passée sur le terminal et j’ai observé ce qui se passait dans le living. Avec le son, c’était comme si je m’y trouvais encore.

Un vilain petit coq fit irruption.

En fait, ce n’était pas le corps de Dickey qui était petit, mais son âme. Il avait un ego immense dans une âme minuscule. Pour le reste, il était à peu près de la taille de Ian. Il repéra immédiatement Georges en entrant et s’exclama d’un ton triomphant :

— Ah ! vous voilà ! Perreault, je vous arrête pour ne pas vous être présenté de votre plein gré ainsi qu’il vous l’a été ordonné par le décret d’urgence, paragraphe six.

— Je n’ai reçu aucun ordre dans ce sens.

— Tu parles ! Ç’a été diffusé dans tout le pays.

— Je n’ai pas l’habitude de suivre les informations. Et je ne connais aucune loi qui m’y oblige. Puis-je voir une copie de ce mandat ?

— N’essayez pas de finasser avec moi, Perreault. Nous agissons conformément à l’état d’urgence national. Vous pourrez avoir connaissance de mes ordres quand je vous aurai arrêté. Ian, je vous délègue pouvoir afin de m’assister. Prenez ça (Dickey sortit une paire de menottes) et passez-les à ses poignets, les mains dans le dos.

Ian n’esquissa pas un geste.

— Mel, ne soyez pas encore plus idiot que d’habitude. Vous n’avez aucun prétexte pour passer les menottes à Georges.

— Merde, alors ! Nous manquons de personnel et je suis obligé de procéder aux arrestations sans assistant. Alors je ne peux pas courir le risque d’un sale coup de sa part pendant le vol de retour. Dépêchez-vous. Mettez-lui ça.

— Ne pointez pas ce flingue sur moi !

Je ne regardais déjà plus. J’étais sortie du bain. J’ai franchi deux portes, suivi le couloir, avec la sensation de mouvement figé que j’éprouve toujours quand je passe en overdrive.

Dickey essayait de tenir trois personnes en joue avec son arme. Il n’aurait jamais dû faire ça. J’ai foncé droit sur lui, je lui ai arraché le pistolet et je lui ai porté un revers au cou. Ses os ont fait ce bruit déplaisant que font toujours les vertèbres, qui n’a rien à voir avec le claquement du tibia fracturé.

Je l’ai laissé tomber sur le tapis et j’ai posé le pistolet à côté de lui, tout en remarquant qu’il s’agissait d’un Raytheon 505 assez puissant pour arrêter un mastodonte. Pourquoi les hommes qui ont une petite âme aiment-ils tant les gros calibres ?

— Janet, tu es blessée ? ai-je demandé.

— Non.

— Je suis venue aussi vite que j’ai pu. Ian, voilà ce que je voulais dire en parlant de mon aide. Mais j’aurais dû rester ici. Il était presque trop tard.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un courir aussi vite !

— Moi si, dit Georges d’une voix paisible.

Je l’ai regardé.

— Oui, je le suppose, ai-je dit. Georges, peux-tu m’aider à (j’ai montré le corps) bouger ça ? Et est-ce que tu es capable de conduire un véhicule de la police ?

— S’il le faut, oui.

— Moi aussi. Débarrassons-nous du corps. Janet m’a vaguement parlé d’un endroit où elle jette les cadavres. C’est un trou quelque part dans le tunnel, n’est-ce pas ? Allons-y, Ian, quand nous en aurons fini, Georges et moi, nous pourrons partir. A moins que Georges ne tienne à rester pour en baver. Mais une fois que le cadavre et le flotteur auront disparu, toi et Janet, vous pourrez toujours faire les idiots. Pas de preuve. Vous ne nous avez jamais vus. Mais il ne faut pas perdre une seconde. Il ne va pas tarder à être porté manquant.

Janet s’était agenouillée près du lieutenant de police.

— Marj, tu l’as vraiment tué.

— Oui. Il ne m’a pas laissé le choix. Pourtant, je dois avouer que je l’ai tué volontairement. Quand on a affaire à un policier, il vaut mieux tuer que faire souffrir. Janet, il n’aurait pas dû braquer son brûleur sur toi. J’aurais pu le désarmer, tout simplement. Je ne l’aurais tué que si vous aviez décidé que c’était la meilleure solution.

— Tu n’étais pas là et tout à coup tu as surgi comme ça, et Mel est tombé… « La meilleure solution »… Je ne sais pas mais je ne vais pas pleurer sur lui. C’est un rat. Non, c’était un rat.

— Marj, dit doucement Ian, tu ne sembles pas comprendre que le meurtre d’un officier de police est une affaire grave. C’est le seul crime capital qui figure encore sur les livres de loi du Canada britannique.

Quand les gens parlent ainsi, je ne les comprends plus. Un policier n’est pas quelqu’un de spécial.

— Ian, ce qui est grave pour moi, c’est de pointer une arme sur des amis. La pointer sur Janet, par exemple, est un crime capital. Mais je suis désolée de vous contrarier. Nous avons ici un cadavre dont nous devons nous débarrasser, ainsi qu’un VEA. Je peux vous donner un coup de main. Ou bien m’éclipser. Dites ce que vous préférez mais faites vite. Nous ne savons pas quand quelqu’un viendra à sa recherche. Ou à la nôtre, d’ailleurs. Mais on viendra, c’est certain.

Tout en parlant, je fouillais le corps. Pas de bourse ni de trousse. J’ai glissé la main dans ses poches avec précaution. Comme d’habitude, à l’instant de la mort, les sphincters s’étaient relâchés. Mais pas trop, Dieu merci ! Il avait juste mouillé un peu son pantalon. Dans les poches de son blouson, j’ai trouvé le plus important : son portefeuille, son buzzer, ses papiers d’identité, ses cartes de crédit, enfin tout le bazar qui atteste l’existence de l’homme moderne. J’ai pris le portefeuille et le brûleur Raytheon, et j’ai décidé de virer tout le reste. Puis j’ai fait danser ces ridicules menottes au bout de mes doigts en demandant :

— Vous avez une solution spéciale pour le métal ou bien est-ce que je dois mettre ce truc avec le cadavre ?

Ian réfléchissait toujours.

— Ian, a dit doucement Georges, je crois que tu devrais accepter l’aide de Marj. Il est évident qu’elle est experte.

— D’accord, Georges : prends-le par les pieds.

Les deux hommes ont soulevé le corps du flic et se sont dirigés vers le bain. Je les ai précédés et j’ai jeté l’arme, le portefeuille et les menottes de ce cher Dickey sur mon lit, dans ma chambre, et Janet y a ajouté son chapeau. Je me suis ensuite déshabillée en courant et je me suis précipitée dans le bain. Nos hommes étaient déjà arrivés.

— Marj, a dit Ian, on va s’en charger, Georges et moi. Inutile que tu te mettes toute nue.

— D’accord. Mais il faut le laver. Je sais ce que je dois faire. Et pour ça, il vaut mieux que je me déshabille. Ensuite, je prendrai une douche.

Ian a eu l’air perplexe.

— Bon sang ! il n’y a qu’à le laisser comme ça.

— Moi, je veux bien, mais vous ne voudrez plus vous servir de ce bain jusqu’à ce que l’eau ait été changée et le fond soigneusement récuré. Non, je crois que nous gagnerons du temps en nettoyant le cadavre. A moins que… (Janet venait juste de nous rejoindre.) Janet, tu m’as dit qu’il était possible de vider toute cette eau dans un réservoir de récupération. Ça prend combien de temps ? Pour le cycle complet, je veux dire.

— Une heure. C’est une petite pompe.

— Ian, je peux nettoyer notre cadavre en dix minutes si vous vous chargez de le déshabiller et de le mettre sous la douche. Et ses vêtements ? Est-ce que vous disposez d’un moyen pour les détruire ou bien allons-nous les mettre aux oubliettes avec le corps ?

A partir de là, tout est allé assez vite. Ian m’a aidée efficacement et ils m’ont laissée conduire les opérations. Janet s’est déshabillée, elle aussi, et elle a voulu m’aider pour la toilette du cadavre, tandis que Georges emportait les vêtements dans leur buanderie et que Ian s’enfonçait sous l’eau, en direction du tunnel, afin de procéder aux préparatifs nécessaires.

Au début, je n’avais pas voulu que Janet m’aide, tout simplement parce que j’avais reçu une formation de contrôle psychique, ce qui n’était pas son cas. Mais elle se montra très solide. Elle pinça seulement le nez une ou deux fois, mais elle ne tourna pas de l’œil. A deux, tout se passa plus vite.

Georges revint bientôt avec les vêtements du mort encore humides. Janet les mit dans un sac en plastique et aspira l’air. Ian réapparut dans le bassin, brandissant une corde solide. Les deux hommes la passèrent sous les aisselles de notre policier qui disparut dans les secondes suivantes.

Vingt minutes après, nous étions propres et secs, et il ne restait pas la moindre trace du lieutenant Dickey dans la maison. Janet était allée dans « ma » chambre pendant que je transférais ce que j’avais pris dans le portefeuille de Dickey dans la ceinture de plastique qu’elle m’avait donnée. Il y avait de l’argent et deux cartes de crédit de l’American Express et de Maple Leaf.

Janet ne me fit pas la moindre remarque à propos de « détrousseurs de cadavres ». De toute façon, je n’en aurais tenu aucun compte. Dans la crise que nous vivions, il était peut-être encore plus difficile de vivre sans argent ni carte de crédit. Presque impossible. Janet est d’ailleurs venue me rejoindre un instant après avec une somme en liquide deux fois supérieure à celle que je venais de récupérer sur Dickey.

— Tu sais que je n’ai pas la moindre idée de la manière dont je vais te rembourser, lui ai-je dit. Ni quand, d’ailleurs.

— Je m’en doute. Marj, je suis riche, tu sais. Je n’ai jamais connu que l’argent. Écoute, chérie : un homme pointait son arme sur moi… et tu l’as attaqué à mains nues. Est-ce que tu crois que je peux te rembourser ça ? Mes deux époux étaient présents, mais c’est toi qui l’as neutralisé.

— Il ne faut pas prendre les choses comme ça à propos de tes hommes, Janet. Ils n’ont pas été conditionnés comme moi.

— Ça, c’est évident. J’aimerais bien que tu m’en parles plus longuement un de ces jours. Tu crois que tu as des chances de passer au Québec ?

— Suffisamment, si Georges décide de partir.

— C’est ce que je pensais. (Elle me tendit encore un peu plus d’argent.) Je n’ai pas beaucoup de francs québécois ici. Mais voilà…

Les hommes sont revenus à cet instant. J’ai regardé mon doigt, puis le mur.

— Il y a quarante-sept minutes que je l’ai tué. Il n’est plus en contact avec son quartier général depuis une heure, plus ou moins. Georges, je crois que je vais essayer de piloter le flotteur de la police. A moins que tu ne viennes avec moi. Est-ce que tu t’es décidé ? Ou bien vas-tu attendre ici qu’ils viennent t’arrêter de nouveau ? De toute façon, je dois partir maintenant.

— Partons tous ! lança soudain Janet.

— Super ! ai-je dit avec un grand sourire.

— Janet… tu veux vraiment partir ? a demandé Ian.

— Je… (Elle s’est interrompue.) Non, je ne peux pas. Il y a Maman Chat et ses chatons. Black Beauty, Démon, Star et Red. Bien sûr, on pourrait fermer la maison. Elle est à l’épreuve de l’hiver et elle peut fonctionner sur un seul faisceau d’énergie. Mais il faudrait au moins un jour ou deux pour prendre les dispositions nécessaires. Je ne peux quand même pas tous les abandonner !

Il n’y avait rien à répondre à ça. Alors je n’ai rien dit. Le tréfonds de l’enfer est réservé à ceux qui abandonnent les chats. Le Patron dit à ce propos que je suis ridiculement sentimentale, et je pense qu’il a raison.

Nous sommes sortis. Le jour commençait à décliner et j’ai pris brusquement conscience que j’étais arrivée là moins d’une journée auparavant. Cela m’avait paru un mois. Grands dieux, me dis-je, il y a seulement vingt-quatre heures, j’étais en Nouvelle-Zélande. Cela me semblait tout à fait incongru.

Le véhicule de la police était posé dans le potager de Janet, ce qui lui amena quelques commentaires dont je ne l’aurais pas crue capable. Il avait la forme d’une huître typique des antigravs non spatiaux, et à peu près les dimensions de notre fourgon familial de South Island. Mais cette évocation ne me rendit pas triste. Janet et ses hommes, ainsi que Betty et Freddie, avaient largement remplacé le groupe Davidson dans mon cœur.La donna è mobile… C’était mon slogan pour l’heure. Mais j’avais furieusement envie de retrouver le Patron. L’image du père ? Peut-être… Mais les théories psys ne me passionnent pas particulièrement.

— Laissez-moi jeter un coup d’œil à cette caisse avant que vous décolliez, a dit Ian. Vous pourriez vous faire très mal si elle s’écrasait. (Il a ouvert le cockpit et s’est installé aux commandes.) Bon, vous pouvez flotter avec ça si vous en avez envie. Mais je dois vous dire quelque chose. Il est équipé d’un transcepteur d’identification. Et presque certainement d’une balise active, quoique je n’arrive pas à la trouver. Sa réserve d’énergie est au tiers. Si vous envisagiez de faire route sur le Québec, laissez tomber. Et je crois aussi que vous ne pouvez pas espérer maintenir l’étanchéité de l’habitacle à plus de douze mille mètres. J’ai gardé le pire pour la fin : le terminal appelle en permanence le lieutenant Dickey.

— Nous n’avons pas à en tenir compte !

— Bien sûr, Georges. Mais depuis l’affaire Ortega, l’année dernière, ils ont installé des dispositifs d’autodestruction dans les véhicules de police. J’ai cherché. Si j’en avais trouvé un seul, crois bien que je l’aurais désamorcé. Mais rien… Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait aucun dans le flotteur.

J’ai haussé les épaules.

— Ian, ce sont des risques nécessaires. Ça ne me fait rien. C’est des autres que je me méfie. Mais il faut nous débarrasser de ce tas de quincaillerie.

— Pas si vite, Marj, a dit Ian. Ces trucs, c’est ma spécialité. Celui-ci est équipé de l’autopilote standard type militaire. On peut donc le faire décoller et l’envoyer où l’on veut. Où ? A l’est, peut-être ?… Il s’écrasera avant d’atteindre le Québec… ce qui pourrait leur faire croire que tu essayais de rentrer chez toi, Georges… alors que tu seras bien en sécurité dans le trou.

— Je m’en fous, Ian. Je n’ai pas l’intention de me planquer dans le trou. J’ai accepté de partir parce que Marjorie avait besoin de quelqu’un pour veiller sur elle.

— Je crois plutôt que c’est elle qui veillera sur toi. Tu as vu comment elle a nettoyé Soapy.

— Exact. Mais j’ai seulement dit qu’elle avait besoin de quelqu’un pour veiller sur elle.

— C’est la même chose.

— Bon, je ne discuterai pas avec toi. On fait décoller l’engin ?

Je les ai interrompus.

— Ian, est-ce qu’il dispose de suffisamment d’énergie pour voler vers l’Imperium ?

— Oui. Mais la marge de sécurité n’est pas très grande.

— Je ne parlais pas pour moi. Il faut régler sa route au sud, altitude maximale. Il sera peut-être abattu à la frontière, par les Canadiens d’ici ou les gardes de l’Imperium. A moins qu’il ne réussisse à passer et qu’il ne soit détruit à distance. Mais nous en serons débarrassés.

— D’accord, c’est fait.

Ian est retourné dans l’habitacle et, quelques instants plus tard, le flotteur a décollé.

— Ça va ? lui ai-je demandé quand il est revenu auprès de nous.

— Parfait. Regarde ça.

Le patrouilleur mettait cap au sud, à quelques mètres au-dessus de nos têtes. Il monta lentement dans le soleil couchant, scintilla brièvement, puis disparut.

Загрузка...