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Un astronef – un hyperastronef – est un endroit formidablement passionnant. Bien sûr, pour comprendre comment une telle masse peut se propulser, il faut une certaine connaissance en géométrie multidimensionnelle et en mécanique ondulatoire. Ce qui me faisait défaut, quoique l’envie ne me manquât pas de m’y mettre et de rattraper ce grave retard dans mon savoir.

Les fusées : ce n’était pas compliqué, ainsi que Newton nous l’avait démontré. L’antigravité était longtemps restée un mystère jusqu’à ce que le Dr Forward nous l’explique et que nous appliquions ses principes. Aujourd’hui, l’antigrav est partout. Mais comment expliquer qu’un vaisseau de plus de cent mille tonnes (si j’en croyais le commandant) pût atteindre une vitesse mille huit cents fois supérieure à celle de la lumière ?

Impossible à savoir. Ce vaisseau est doté des Shipstones les plus importantes que j’aie jamais vues… mais Tim Flaherty (deuxième ingénieur-assistant du bord) me dit qu’elles ne sont utilisées que jusqu’à mi-course pour chaque bond, et qu’elles n’utilisent ensuite que l’énergie « parasitaire », c’est-à-dire la chaleur résiduelle du vaisseau, des services auxiliaires, des cuisines, etc.

Cela me semble une violation de la Loi de conservation de l’énergie. Mais Tim me dit que ça fonctionne un peu comme un funiculaire : on rapporte toujours ce que l’on amène.

Le principe de navigation est encore plus opaque. Il n’est d’ailleurs pas question de navigation, mais de cosmonautique. Mais j’ai l’impression que l’on se moque un peu de moi : les officiers de passerelle m’ont dit que les spécialistes en cosmonautique n’étaient là que pour la figuration humaine et que c’était l’ordinateur qui faisait tout. Mr. Lopez, l’officier en second, va plus loin encore : les officiers ne sont là que pour des raisons syndicales.

Mais je ne possède pas assez de maths pour comprendre vraiment les problèmes.

En tout cas, j’ai appris une chose : à Las Vegas, je pensais encore que le Grand Tour était le circuit inévitable : Terre, Proxima, Outpost, Fiddler’s Green, Forest, Botany Bay, Halcyon, Midway, le Royaume et retour. Je croyais aveuglément aux affiches de recrutement. Faux. Archifaux. Chaque voyage est redéfini. Généralement, chacune des neuf planètes est visitée, mais le seul facteur fixe de chaque croisière, c’est que la Terre se trouve au point de départ et le Royaume à près de cent années-lumière de distance. Quant aux étapes, elles sont sélectionnées à chaque fois à l’aller comme au retour. Il existe cependant une règle à respecter : quand on s’éloigne de la Terre, la distance doit croître régulièrement à chaque escale, et au contraire elle doit diminuer lorsque l’on revient vers la Terre. Cela n’est pas aussi compliqué qu’il semble. Et ça laisse une certaine marge de flexibilité. Ces neuf systèmes stellaires sont plus ou moins alignés selon une ligne droite. Prenez par exemple la disposition du Centaure et du Loup par rapport à la Terre, quoique je n’aie jamais vu un vrai centaure, et encore moins un loup… Mais c’est ainsi que les étoiles se regroupent dans le ciel de la Terre. Il faut aller jusqu’en Floride pour les voir, celles-là. Et encore, à l’œil nu, vous risquez de ne distinguer qu’Alpha du Centaure.


Constellations du Centaure et du Loup
dans le ciel de la Terre

Mais Alpha Centauri (Rigil Kentaurus) est la troisième étoile la plus brillante dans le ciel de la Terre. Elle se compose en fait de trois étoiles : une primaire, très chaude, sœur du Soleil, couplée avec une étoile plus timide, le troisième élément tournant autour des deux premiers à un quinzième d’année-lumière environ. Des années auparavant, Alpha du Centaure avait été baptisée Proxima. Puis quelqu’un s’était avisé de mesurer avec précision la distance par rapport à la Terre de ce troisième « cousin », et c’était à lui seul qu’était désormais réservée l’appellation de « Proxima ».

Mais, lorsque les premiers colons avaient débarqué sur la troisième planète d’Alpha Centauri (le jumeau de Solà), ils l’avaient appelée Proxima. Depuis, les astronomes vétilleux étaient morts et le nom donné par les colons à leur monde était resté.

Mais regardez seulement ce deuxième schéma :


Degré d’ascension en heures et minutes

Parmi les quelques centaines de passagers du vaisseau, je devais être la seule à ignorer que notre prochaine escale ne serait pas Proxima. Mr. Lopez (qui me faisait visiter la passerelle) me regarda comme une enfant attardée. Mais, en vérité, ce n’était pas exactement mon cerveau qui l’intéressait. Je n’ai pas osé lui expliquer que j’avais été embarquée au dernier moment. Et puis, après tout, le genre de Riche Garce que je jouais n’était pas censée être particulièrement futée.

D’habitude, le vaisseau s’arrête à Proxima à l’aller et au retour. Mr. Lopez m’expliqua patiemment que, cette fois-ci, ils n’emportaient qu’une très petite cargaison et quelques passagers à destination de Proxima, ce qui était insuffisant pour équilibrer le coût de l’escale. L’une et les autres étaient donc restés en attente. Le Maxwell, le mois prochain, les conduirait à bon port. Pour ce voyage, le Forward ne rallierait Proxima que sur le chemin du retour, probablement avec des passagers et du fret en provenance des sept autres systèmes. Mr. Lopez m’expliqua encore (mais je ne comprenais toujours pas) que toute trajectoire interstellaire était pratiquement gratuite alors qu’une escale planétaire revenait très cher.

Notre route était donc (regardez le deuxième croquis) : Outpost d’abord, puis Botany Bay, le Royaume, Midway, Halcyon, Forest, Fiddler’s Green, Proxima et retour sur Terre.

Ce qui n’était pas pour me déplaire, bien au contraire ! J’allais être soulagée de la cargaison la plus précieuse de la galaxie moins d’un mois après avoir quitté la Station Stationnaire.

Maintenant, passons au troisième croquis.

Déclinaison en abscisse et distances en années-lumière en ordonnée. Cela semble plutôt logique, mais si vous vous reportez au deuxième diagramme, vous vous apercevrez que la patte qui va de Botany Bay à Outpost, et qui semble effleurer la photosphère du soleil de Forest, passe en réalité à plusieurs années-lumière au large. Non, pour avoir un schéma à peu près exact, il faut trois dimensions. Il suffit pour cela de prendre les croquis, de les programmer dans votre terminal afin d’obtenir un hologramme. D’ailleurs, il y en a effectivement un sur la passerelle et, en l’examinant, on comprend tout beaucoup plus clairement.

C’est un peu comme le plan d’une maison.

Quand Mr. Lopez m’a donné une copie d’imprimante, il m’a prévenue : les données sont élémentaires. Bien entendu, en braquant un télescope sur telle ou telle coordonnée, vous repérerez l’étoile que vous cherchez, mais pour de véritables mesures scientifiques ou cosmonautiques, vous aurez besoin de calculs plus précis. Et c’est là qu’intervient la notion d’« époque », qui signifie en clair qu’il faut corriger en permanence les données en fonction du mouvement de l’étoile visée. Et toutes les étoiles bougent. C’est le soleil d’Outpost qui est le plus lent. Il suit à peu près le déplacement de la galaxie, du moins pour notre région stellaire. Mais l’étoile primaire de Fiddler’s Green (Nu 2 Lupi) a un vecteur de cent trente-huit kilomètres/seconde. Entre deux visites du Forward, à cinq mois d’écart, cela signifie que le soleil de Fiddler’s Green se sera déplacé d’un milliard et demi de kilomètres. Ce qui ne laisse pas de poser certains problèmes. Selon Mr. Lopez, tout repose sur le commandant et sur son habileté à sortir un vaisseau de phase hyperspatiale suffisamment près d’une planète sans entrer en collision avec un objet… une étoile, par exemple ! Cela revient vraiment pour moi à piloter un VEA les yeux bandés !

Mais je n’ai pas l’intention de devenir pilote de vaisseau hyperspatial avant longtemps et le commandant Van Kooten me paraît tout à fait fiable.


Shizuko n’est pas la seule garde que l’on m’ait donnée. Je crois bien en avoir identifié quatre autres et je ne suis pas certaine d’être au bout du compte. Certainement pas, en fait, quoique je n’aie repéré personne à proximité immédiate.

Je suis paranoïaque ? On le dirait bien, mais ce n’est pas le cas. Je suis une professionnelle qui a réussi à demeurer en vie. Ce vaisseau où je me trouve emporte six cent trente-deux passagers de première classe, quelque soixante officiers, un équipage important, et la population habituelle d’hôtes, d’hôtesses, de maîtres d’hôtel, de professeurs de danse, de croupiers, etc. Pour ces derniers, il est bon de noter qu’ils sont jeunes, souriants pour la plupart et qu’ils se préoccupent beaucoup du bonheur des passagers.

Les passagers… A bord du Forward, un passager de moins de soixante-six ans (moi, par exemple) est une rareté. En faisant le compte, nous obtenons deux filles de moins de vingt ans, un garçon, deux jeunes femmes et un couple d’héritiers en lune de miel… Tous les autres passagers de première classe relèvent de la gériatrie. Ils sont vieux, très vieux, très riches, très égocentriques – si l’on excepte une petite poignée de personnes sympathiques qui ont réussi à prendre de l’âge sans devenir amères.

Mais il restait quand même quelques hommes que je n’avais pas pris en compte. Dans la première classe ? Oui, puisqu’ils dînaient dans le salon Ambrosia. Des voyageurs de commerce ou, du moins, qui étaient à bord pour leurs affaires ? Peut-être… Mais, si j’en croyais le premier assistant à l’économat, les voyageurs de commerce se contentaient de la deuxième classe.

Jerry Madsen m’accompagnait au Trou Noir avec ses copains et, le lendemain matin, c’était Jimmy Lopez qui allait avec moi jusqu’à la piscine. Dans la salle de jeu, j’étais toujours censée partager une main avec Tom…

Une fois ou deux, ce n’est qu’une coïncidence, mais dès que je passe trois jours à l’extérieur de ma somptueuse cabine BB, je suis certaine que l’un de mes quatre courtisans, au moins, sera en vue dès que je sortirai.


Déclinaison Sud en degrés d’arc

Pour autant que la géométrie de l’espace que nous nous partageons le permette.

Mr. Sikmaa m’avait impressionnée en me disant que je portais en moi le bien le plus précieux de l’univers. Pourtant, je ne m’étais pas attendue à ce qu’il mette en place des gardes dans tout le vaisseau…

Est-ce qu’il pensait vraiment que quelqu’un pouvait me voler mon nombril ?

A moins que toutes ces ombres qui me suivaient ne soient pas envoyées par Mr. Sikmaa… Toute cette affaire avait-elle été montée avant mon départ de la Terre ? Mr. Sikmaa m’avait paru être un professionnel véritable… mais que devais-je penser de Mosby et de sa secrétaire si jalouse ? Non, je n’avais pas la moindre idée… et le peu que je connaissais de la politique du Royaume ne m’aidait en rien.

Plus tard : la plupart des jeunes femmes du bord me surveillent, mais elles prennent le relais des hommes quand elles sont au sauna, chez le coiffeur, la maquilleuse, etc. En vérité, elles ne me perturbent jamais mais je ressens leur présence. Déjà… j’ai hâte de livrer mon précieux colis. Et de profiter en toute liberté de ce voyage. Fort heureusement, la meilleure part commence après le Royaume. Outpost est un monde glacé, à tel point qu’aucune excursion n’y est prévue. Par opposition, Botany Bay, à ce que l’on dit, est une planète très agréable que je tiens à visiter parce qu’il est très probable que je décide d’y immigrer plus tard.



Le Royaume…

On le décrit comme merveilleux, riche, et j’ai très envie de le visiter. Mais pas du tout de m’y installer. Son gouvernement jouit d’une certaine réputation, mais il constitue une dictature au même titre que l’Imperium de Chicago. Et j’ai suffisamment souffert de ça. Et je n’ai pas la moindre envie de demander un visa d’immigrante.

Officiellement, Mr. Sikmaa ne m’a jamais précisé ce que je ne devais pas faire, mais je n’ai nullement l’intention de pousser trop loin ma chance.

Un autre endroit que j’aimerais visiter mais où je ne pourrais pas vivre, c’est Midway : deux soleils, c’est déjà beaucoup, mais avec le pape en exil… C’est très particulier : les messes y ont lieu en public !… Le commandant Van Kooten aussi bien que Jerry m’assurent avoir vu cela de leurs propres yeux…

J’ai presque envie de faire comme eux. Cela n’a rien de dangereux et je n’aurai sans doute plus la moindre chance de faire comme eux.

Bien sûr, je vais aussi visiter Halcyon et Fiddler’s Green. Il doit bien y avoir quelque justification pour les tarifs extravagants qui correspondent à ces planètes…

Quant à Forest… On dit que ce monde ne présente guère d’intérêt pour un touriste, mais j’aimerais bien l’explorer un peu, et même attentivement. C’est la colonie la plus récente installée par la Terre et elle est encore totalement dépendante de la planète mère et du Royaume en ce qui concerne l’outillage et l’équipement sophistiqués.

Mais n’est-ce pas précisément le moment rêvé pour s’installer dans une colonie ?…

Jerry me semble plutôt réservé à ce sujet. Il me conseille tous les jours d’apprendre à vivre dans la jungle avant de décider de mon avenir. Il prétend que le retour au stade primitif est largement surestimé…

Je ne sais pas. Il faudrait peut-être que je pose la question au commandant. Que j’en appelle au droit d’asile en cas d’alerte…


Hier soir, au Stardust Theater, il y avait une comédie musicale que je voulais voir :Un Yankee du Connecticut et la reine Guinevere. En principe, ça devait être drôle, avec de la musique ancienne, des pages et des chevaux. J’y suis allée seule. Ou presque, puisque je ne pouvais pas me passer de mes gardes du corps.

Un homme, « le Numéro Trois », ainsi que je l’appelle – bien que sur la liste des passagers il s’appelle « Howard J. Bullfinch », de San Diego –, m’a constamment suivie… ce qui est inhabituel même s’il n’est jamais à moins d’une pièce de distance. Peut-être pensait-il qu’il avait perdu ma trace quand les lumières devenaient plus diffuses. Je ne sais pas, en fait. Sa présence me distrayait. Quand la reine plantait ses crocs dans un Yankee pour ensuite le traîner dans son boudoir, plutôt que de penser à tout ce qui pouvait se passer de savoureux dans l’holotank, j’essayais d’analyser toutes les odeurs qui me parvenaient, ce qui n’est pas commode dans un théâtre bondé.

Quand le spectacle s’est achevé et que les lumières sont revenues, je me suis portée vers la travée latérale, imitée par mon suiveur. Je lui ai adressé un sourire et je me suis éclipsée par la porte du fond. Il m’a suivie. J’ai atteint un petit escalier. J’ai trébuché sur l’une des quatre marches et, quand je suis tombée, il m’a retenue.

— Merci, lui ai-je dit. Vous méritez que je vous offre un verre au Centaur Bar.

— Oh ! mais non, voyons !

— Mais si, mais si ! Et vous allez m’expliquer pourquoi vous me suivez, qui vous a demandé de le faire et pas mal d’autres choses…

Il a hésité.

— Vous faites erreur.

— Certainement pas, mon petit. Si vous préférez, nous pouvons en discuter avec le commandant…

Il a eu un petit sourire sceptique. (Ou bien cynique ?)

— Vous faites erreur mais vous êtes persuasive. J’insiste pourtant pour vous inviter.

— Je veux bien. En fait, vous me le devez.

J’ai choisi une table dans le fond pour éviter que nous soyons à portée d’oreille des autres consommateurs… c’est-à-dire à la merci de n’importe quelle Oreille en vadrouille. Mais, à bord d’un vaisseau, il est totalement impossible d’échapper à une Oreille…

Quand on nous eut amené les consommations, je demandai presque silencieusement :

— Est-ce que vous savez lire sur les lèvres ?

— Pas très bien, me répondit-il sur le même niveau sonore.

— Ça ira. Espérons que le bruit environnant trompera l’Oreille s’il y en a une. Dites-moi une chose avant tout : est-ce que vous avez violé une autre femelle sans défense récemment ?

C’est là qu’il a craqué. Il ne pouvait pas faire autrement parce que j’avais frappé très dur. Il a eu la courtoisie de respecter mon intelligence en me répondant :

— Miss Vendredi, comment m’avez-vous reconnu ?

— A l’odeur. Vous étiez assis trop près de moi. Ensuite, j’ai testé votre voix. Et puis, en tombant sur les marches, je vous ai obligé à me serrer contre vous. Et c’était suffisant pour vous reconnaître. Maintenant, dites-moi : est-ce qu’il y a une Oreille à proximité de nous ?

— Probablement. Mais il se peut qu’elle n’enregistre rien pour l’instant et que personne ne la contrôle…

— Ça fait quand même encore trop…

J’ai réfléchi. Nous promener bras dessus, bras dessous ? Cela pourrait déranger l’Oreille si elle n’était pas sous pilotage permanent, mais il était également possible que mon petit camarade ait une balise sur lui. Ou que je sois piégée. La piscine ? Les relais acoustiques sont toujours moins efficaces dans l’eau, d’accord, mais j’avais réellement besoin d’un peu plus d’intimité.

— Laissez tomber votre verre et venez avec moi.

Je l’ai conduit à ma cabine BB. Shizuko nous a laissés entrer sans difficulté. Pour autant que je pouvais en juger, elle montait la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle ne dormait qu’en même temps que moi. En tout cas, c’était ce que je pensais. Je lui ai demandé :

— Quelle est la suite du programme, Shizuko ?

— Une réception donnée par le commissaire de bord, mademoiselle. A dix-neuf heures…

— Je vois. Eh bien, est-ce que vous pouvez aller faire un tour quelque part et revenir d’ici à une heure ?…

— Non. Une demi-heure.

— Une heure !

— Bien, maîtresse, dit-elle humblement, mais pas sans que j’aie noté le regard qu’elle avait décoché à mon compagnon et son signe de menton presque imperceptible.

Quand elle eut disparu et que la porte fut verrouillée, j’ai demandé :

— C’est vous qui êtes le patron ou bien elle ?

— Ça peut se discuter. Peut-être vaudrait-il mieux parler de « coopération d’agents indépendants »… Cela décrit mieux la situation.

— Je vois. C’est une vraie professionnelle. Dites-moi, mon petit ami, est-ce que vous savez où se trouvent les Oreilles ici ou bien est-ce que vous allez m’indiquer comment les détruire ? Est-ce que nous allons discuter de votre lamentable passé ? L’enregistrer sur bande ? Vous comprenez : il n’y a vraiment rien qui puisse m’embarrasser à ce sujet. Après tout, je n’étais que l’innocente victime. Mais ce que je veux avant tout, c’est que vous parliez sans embarras, en toute liberté.

Il ne me dit pas un mot : il tendit simplement l’index vers ma couchette, sur le côté, au-dessus de mon oreiller, vers ma salle de bains. Puis il me montra son œil avant de me désigner l’encoignure de ma couchette.

J’acquiesçai. Puis je pris deux chaises que j’installai loin de ma couchette, hors de portée de l’Œil qu’il m’avait indiqué. Ensuite, je composai le code du chœur de Salt Lake City sur le terminal : sincèrement, je ne pensais pas qu’une Oreille pourrait supporter cela.

— Mon cher petit camarade, est-ce que vous avez une bonne raison à invoquer pour que je ne vous liquide pas dans la minute qui suit ?

— Parce que vous le feriez ? Comme ça ? Sans même m’avoir écouté ?

— Pourquoi pas ? Vous m’avez violée. Vous le savez aussi bien que moi. Mais je vous donne quand même une chance. Est-ce que vous avez une seule bonne raison à invoquer pour éviter que je ne vous exécute sur-le-champ ?

— Si vous posez la question comme ça… Non, vraiment, je n’en vois aucune…

Vraiment, on peut dire que les hommes me tuent…

— Ecoute, mon joli, tu es vraiment impossible ! Est-ce que tu es incapable de comprendre que je ne veux pas te tuer et que je me cherche désespérément une excuse ? Mais il faut que tu m’aides. Comment est-ce que tu t’es retrouvé dans ce genre d’histoire ? A violer une fille bâillonnée ?

Je l’ai laissé ruminer un moment.

— Tout ce que je peux dire, c’est qu’on m’aurait sûrement descendu si je ne vous avais pas violée.

— Vraiment ? (Je ne ressentais que du mépris pour lui.)

— Ce n’est pas exactement ça. Écoutez, je vous ai violée parce que j’en avais vraiment envie. D’accord ? Et maintenant, vous voulez que je vous aide ? Vous préféreriez que ça ressemble à un suicide ?

— Ce n’est pas nécessaire.

— Vous ne pourrez jamais vous enfuir, vous le savez bien. Et un cadavre, à bord, c’est vraiment très embarrassant.

— Non, je ne crois pas : Pas vraiment… On vous a engagé pour me surveiller. Est-ce que vous pensiez qu’on pourrait me faire quoi que ce soit ? En tout cas, vous saviez que je vous laisserais filer. Mais je veux d’abord certaines explications. Comment avez-vous pu échapper à l’incendie ? Dès que je vous ai repéré à l’odeur, j’ai été stupéfaite. Je vous croyais vraiment mort.

— Je ne me suis pas retrouvé dans l’incendie. Je me suis enfui avant.

— Vraiment ? Et pourquoi ?

— Pour deux raisons. J’avais prévu de m’éclipser dès que j’aurais appris ce que je devais apprendre. Mais c’est surtout à cause de vous…

— Mon joli, ne compte pas sur moi pour écouter ce genre de bobard. Qu’est-ce que tu comptais apprendre ?

— J’ai échoué. Je n’ai rien appris. Je voulais savoir la même chose qu’eux : pourquoi vous étiez allée à Ell-Cinq. Je les ai entendus vous interroger et j’ai compris que vous ne saviez rien. Alors, je me suis enfui, et vite…

— Oui, c’est vrai… Je n’étais qu’une espèce de pigeon voyageur. Et un pigeon voyageur ne sait jamais à quelle guerre il participe, non ? Ils ont perdu leur temps en me torturant…

Il a paru bouleversé.

— Ils vous ont torturée ?…

— Vous essayez de jouer à l’innocent ?

— Mais non ! Je sais que je suis coupable. Je vous ai violée et je ne le nie pas. Mais je ne savais pas qu’ils vous avaient torturée. C’est stupide et démodé. Tout ce que je sais, c’est qu’ils vous ont administré de la drogue de vérité, mais vous avez continué à rabâcher la même histoire. J’ai donc compris que vous ne faisiez que leur dire la vérité et que j’avais tout intérêt à ficher le camp. C’est ce que j’ai fait. Et en vitesse.

— Plus vous me parlez, plus cela soulève de questions… Pour qui vous travailliez, pourquoi, et pour quelle raison vous ont-ils laissé filer… Qui était le Major ? Et pour quelle raison particulière voulaient-ils tous savoir ce que je transportais ? Pourquoi sont-ils allés jusqu’à lancer une opération militaire et à me couper le sein ? Pourquoi ?

— Ils vous ont fait ça ? (Il avait vraiment l’air bouleversé.) Que quelqu’un m’explique les hommes. Avec des diagrammes et des tas de légendes…

— Oh, j’ai eu droit à la régénération totale. Je vous montrerai ça plus tard, si vous répondez à toutes mes questions. Parce que maintenant, il faut que nous parlions.

Il m’a dit qu’il était agent double. Il avait d’abord été officier de renseignements au sein d’une organisation paramilitaire dirigée par les laboratoires de Muriel Shipstone. C’est ainsi qu’il avait réussi à s’infiltrer dans l’organisation du Major…

— Eh ! Une minute ! Est-ce qu’il est vraiment mort dans l’incendie ? Ce type que tout le monde appelait le Major ?

— J’en suis à peu près certain. Mais Mosby doit vraiment être le seul à savoir.

— Mosby ? Franklin Mosby ? Des Découvreurs ?

— Oui. J’espère qu’il n’a pas de frère. Ça suffit d’un comme ça. Mais son organisation n’est qu’une façade. Il travaille en réalité pour la Shipstone.

— Mais vous m’avez dit que vous travailliez vous aussi pour eux. Pour les labos de la Shipstone…

Il a eu l’air franchement surpris.

— Mais toute cette histoire du jeudi Rouge n’était qu’une bagarre de palais. Tout le monde sait ça. Les types au pouvoir se battaient entre eux.

— On dirait bien que je n’étais pas dans le coup, ai-je dit en soupirant. D’accord : vous travaillez pour la Shipstone. Mais pourquoi s’en prendre à moi ?

— Est-ce que je peux vous dire que je l’ignore, miss Vendredi ? Je ne sais d’ailleurs pas ce que je devais trouver à votre propos. Vous êtes censée être un agent de Kettle Belly Bald…

— Taisez-vous ! Si vous voulez parler du Dr Baldwin, n’utilisez pas son surnom…

— Navré. Mais vous étiez censée être un agent de System Enterprises, non ? Vous dépendiez du Dr Baldwin, et nous en avons eu la confirmation quand vous vous êtes rendue à son quartier général.

— Là, je vous arrête encore. Est-ce que vous faisiez partie de la bande qui m’a sauté dessus ?

— Non, et je suis heureux de vous le dire. Vous avez tué deux types et un autre est mort plus tard. Vendredi, vous faites une sacrée bagarreuse…

— Ça va. Continuez.

— Ecoutez-moi… Le Dr Baldwin ne faisait pas vraiment partie de l’organisation, du système… Quand on a monté le jeudi Rouge…

— Le jeudi Rouge ? Qu’est-ce que cela a à voir avec notre affaire ?

— Eh bien, tout… Ce que vous portiez devait modifier le programme. Au minimum… Je crois que le Conseil pour la Survie – c’est pour lui que les sbires de Mosby travaillaient – avait tout compris. Ils ont d’ailleurs décampé avant d’être prêts. C’est d’ailleurs peut-être pour ça que rien ne s’est produit depuis. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de voir une analyse.

(Moi non plus. Et je n’en aurais sans doute jamais la chance. Je me remémorai brusquement avec nostalgie les quelques moments auxquels j’avais eu droit devant le terminal du Pajaro Sands. Quels étaient exactement les présidents qui avaient été tués pendant le Jeudi Rouge ? Et quelles avaient été les conséquences sur les cours de la Bourse ? Je crois que les réponses les plus importantes ne figurent jamais dans les livres d’histoire. Le Patron m’avait demandé d’apprendre ce genre de choses, d’essayer de me frayer un chemin vers les réponses utiles. Mais, avec sa mort, mon éducation s’était brusquement arrêtée…)

— Est-ce que Mosby vous a engagé pour ce boulot ? Pour rester collé derrière moi ?

— Non, pas du tout… Je n’avais qu’un contact avec lui. J’ai été engagé par un agent recruteur qui travaillait pour un attaché culturel de l’ambassade du Royaume à Genève. Mais ça n’a rien de honteux, vraiment… Nous veillons sur vous. Du mieux que nous pouvons.

— Sans un petit viol à la clé, ça doit être dur.

— Très.

— Quelles sont les instructions que vous avez reçues à mon propos ? Vous êtes combien à bord ? C’est vous qui dirigez ?

Il a hésité.

— Mademoiselle, vous me demandez de trahir mes employeurs. Je pense que vous savez comme moi que ça ne se fait pas dans notre métier.

— Tu parles, Charles. Vous savez parfaitement que votre vie dépend de vos réponses. Essayez seulement de vous rappeler ce qui est arrivé à la bande qui m’a sauté dessus à la ferme du Dr Baldwin.

— Je m’en souviens. J’y ai souvent repensé. Oui, c’est moi qui dirige l’opération. Il n’y a que Tilly qui ne dépende pas de moi.

— Qui est-ce ?

— Désolé. Je veux dire Shizuko. A l’université de Californie, elle s’appelait Matilda. Matilda Jackson. Il y avait deux mois que nous attendions au Sky High Hotel…

— Nous. Qui, nous ? Et n’essayez pas de m’apprendre le code du mercenaire. Shizuko sera là d’un instant à l’autre.

Il m’a débité rapidement la liste. Pas de surprise. Je les avais tous repérés. Quelle bande d’amateurs ! Le Patron n’aurait pas toléré ça.

— Continuez.

— On nous a prévenus que nous embarquions à bord du Forward vingt-quatre heures avant. On m’a donné des holos de vous. Quand je vous ai reconnue, j’ai failli m’évanouir.

— Pourquoi ? Les photos étaient si mauvaises que ça ?

— Non, non, elles étaient parfaites. Mais je croyais que vous étiez morte. Je veux dire, dans l’incendie. Et… oui, je dois dire que j’en ai eu de la peine.

— Merci beaucoup… Donc, vous êtes sept et c’est vous qui dirigez. Mais pourquoi ai-je besoin de sept chaperons ?

— Ça, je pensais que vous pourriez me le dire. Mais je ne peux que vous rapporter mes instructions. Il faut que vous atteigniez le Royaume en parfait état de santé. Sans une égratignure. Dès notre arrivée, un officier mandaté par le palais viendra à bord et vous lui serez confiée. A partir de là, ce sera son problème. Mais nous ne toucherons notre prime qu’après l’examen physiologique auquel vous serez soumise.

J’ai réfléchi un moment. Cela semblait correspondre tout à fait avec les préoccupations de Mr. Sikmaa. Pourtant… quelque part, ça sonnait faux… Tout cadrait mais… Sept personnes, employées à plein temps, rien que pour m’éviter de tomber dans un escalier ? Non…

— Bon, ai-je dit, je ne vois vraiment pas d’autre question à vous poser pour le moment, mon vieux. Du moins jusqu’à ce que Shizuko revienne. Je veux dire, « Tilly ».

— D’accord. Pourquoi ne m’appelez-vous jamais par mon prénom, Vendredi ?

— Ça vous fait quelque chose ? Vous ne voulez quand même pas que je vous appelle « Howard J. Bullfinch », non ?

— En règle générale, on m’appelle Pete…

— Parce que votre prénom est Peter ?

— Non, pas du tout… C’est Percival.

J’ai eu beaucoup de mal à me retenir de rire.

— Ah ! Percival… Toute la légende… L’homme brave… Mais je crois bien que Tilly doit attendre à la porte. Il est l’heure de mon bain. Un dernier mot, cependant : est-ce que vous savez pourquoi vous respirez encore ?

— Non.

— Parce que vous m’avez laissée pisser. Avant de m’attacher sur ce lit…

— Oui… Et je me suis fait engueuler pour ça…

— Pourquoi ?

— Le Major voulait que vous pissiez sur vous. Il disait que cela vous ferait craquer plus vite.

— Quel crétin ! Pete, mon vieux, c’est en fait à ce moment-là que j’ai décidé que votre cas n’était pas désespéré…

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