18

Le Skip to M’Lou était un véritable bateau style Mark Twain, plus agréable que je ne m’y étais attendue, avec trois ponts, quatre Shipstones, deux pour chacun des équipages. Mais il était chargé jusqu’au plat-bord, et j’avais l’impression qu’il pouvait couler à la moindre brise.

Il n’était pas la seule unité militaire sur le fleuve. Un autre transport de troupes nous précédait : le Myrtle T. Hanshaw, à quelques longueurs. Je pensais aussi aux éventuels écueils cachés et j’espérais que leurs sonars étaient à la hauteur.

Tous les héros d’Alamo se trouvaient à bord du Myrtle avec le colonel Rachel qui commandait les deux forces d’attaque. Et cela confirmait mes soupçons. Une brigade ne sert pas à monter la garde devant le palais. Le colonel allait au combat, et il se pouvait bien que nous ayons à débarquer sous le feu, et avant peu.

Mais nous n’avions pas encore reçu nos armes et les recrues étaient toujours en tenue civile, ce qui semblait indiquer que l’affrontement n’était pas proche. Le sergent Gumm ne m’avait sans doute pas menti en me disant que le convoi devrait atteindre Saint Louis. Si nous devions être au service du nouveau président – et si le nouveau président se trouvait vraiment dans la capitale –, cela semblait logique. Si le sergent Mary Gumm avait été réellement bien informée, et si personne d’autre ne se manifestait sur le fleuve… Non, Vendredi, cela faisait beaucoup trop de si contre bien peu d’informations vérifiées. Tout ce dont j’étais certaine, c’est que ce bateau sur lequel je me trouvais devrait couper la frontière d’un moment à l’autre. Mais j’ignorais de quel côté nous nous trouvions exactement et j’étais vraiment incapable de dire où était l’Imperium.

Mais, pour l’heure, cela n’avait pas grande importance. Je comptais bien démissionner sans façon dès que nous serions à proximité du quartier général du Patron. Je préférais abandonner Rachel et ses Raiders avant le début de l’action, vraiment. J’avais pu estimer plus ou moins l’état des forces d’attaque et, selon moi, elles ne seraient pas prêtes au combat avant six semaines d’entraînement intensif. Et encore cela exigerait-il des instructeurs particulièrement féroces. Non : trop de recrues dans l’armée de Rachel, et pas assez d’encadrement.

Ces recrues étaient toutes censées être des vétérans… mais je ne le croyais pas. La plupart ne devaient pas dépasser quinze ans et venaient de la campagne. D’accord, elles étaient plutôt bien charpentées pour leur âge, mais il faut quand même dépasser les soixante kilos pour faire un soldat efficace.

Lancer une telle armée dans la bataille équivaudrait à un massacre. Mais cela ne me concernait pas. C’était l’heure du crépuscule, j’étais assise sur un rouleau de cordage, le ventre bien plein de haricots, et je savourais l’idée que le Skip to M’Lou venait peut-être déjà, depuis quelque temps, de franchir la frontière de l’Imperium.

— Alors, soldat, on se planque ?

J’ai immédiatement reconnu la voix.

— Sergent, comment pouvez-vous dire ça ?

— Ne vous fâchez pas, Jonesie. C’était une question que je me posais un peu à moi-même. Est-ce que vous avez acheté votre passage ?

Non, je ne l’avais pas fait, tout simplement parce que aucune des possibilités offertes ne me convenait. La troupe était logée à quatre ou trois par cabine. Mais notre unité, ainsi qu’une autre, était cantonnée dans la salle à manger du bord et je ne voyais aucun avantage particulier à me retrouver à la table du commandant.

Le sergent Gumm a hoché la tête quand je lui ai fait part de mes considérations.

— D’accord, Jonesie. A bâbord avant, juste devant l’office, tu trouveras la cabine du steward. C’est là que je suis. Elle n’est pas immense mais la couchette est suffisamment large. Amène ta couverture. Tu verras que c’est quand même plus confortable que le pont.

— C’est très gentil, sergent !

(Comment allais-je me tirer de ce genre de piège ? A moins de me résoudre à l’inéluctable ?…)

— Quand nous sommes seules, appelez-moi Mary. C’est comment votre prénom, déjà ?

— Vendredi.

— Vendredi. C’est plutôt mignon, à bien réfléchir.

L’ultime faucille rouge du soleil disparaissait à la proue.

Le bateau allait maintenant cap à l’est, suivant les méandres du fleuve.

— On croirait qu’il va s’éteindre dans un grand jet de vapeur, dit Mary.

— Sergent, vous avez l’âme d’un poète.

— Je l’ai souvent pensé, sans plaisanter. Je veux dire que je pouvais écrire… Est-ce qu’on vous a dit que le couvre-feu était établi ?

— Oui… Pas de lumière, on ne fume pas sur le pont… Tous les stores tirés, les volets fermés… Les contrevenants seront fusillés au lever du soleil. Ça ne me fait pas grand-chose, sergent, si vous voulez savoir. D’abord, je ne fume pas.

— Ce n’est pas tout à fait exact, Vendredi. Je veux dire que les contrevenants ne seront pas fusillés. Ils souhaiteront l’avoir été. Mais vous ne fumez vraiment pas, chérie ? Même avec une gentille amie ?…

(Allez, Vendredi, abandonne.)

— Eh bien… s’il s’agit d’amitié…

— C’est comme ça que je le vois. De temps en temps, comme ça, avec une amie, c’est tellement agréable. Et tu es si douce.

Elle s’est assise près de moi et a passé un bras autour de mon cou.

— Sergent… je veux dire Mary… je vous en prie. Il ne fait pas encore vraiment nuit. Quelqu’un pourrait nous voir.

— Et quelle importance ?

— C’est important pour moi. Question d’ambiance…

— Avec nous, tu changeras d’idée, tu verras. Tu es vierge, chérie ?… Je veux dire, pour ce qui est des filles ?

— Euh… Mary, je vous en prie, ne me posez pas de question. Laissez-moi. Je me sens nerveuse. Après tout, n’importe qui pourrait surgir.

Elle a esquissé un geste vague, puis a fait mine de se lever.

— C’est tellement mignon que tu sois si timide. Écoute, il me reste un peu d’Omaha Noir. Je le gardais pour une occasion et…

Un éclair immense a zébré le ciel. Une explosion énorme a suivi. On aurait dit que le soleil se levait. Une colonne de débris s’élevait à l’endroit précis où le Myrtle s’était trouvé l’instant d’avant.

— Nom de Dieu !

— Mary, est-ce que vous savez nager ?

— Moi, non ! Pourquoi ?

— Sautez avec moi et je vous tiendrai.

J’ai sauté depuis bâbord et j’ai fait une bonne dizaine de mètres avant de me retourner sur le dos. J’ai vaguement aperçu la tête de Mary Gumm sur le fond sombre du ciel.

Ce fut ma dernière vision avant que le Skip to M’Lou ne s’embrase.


Sur cette partie du cours du Mississippi, les berges sont plutôt escarpées sur la rive est. A l’ouest, il existe des terres hautes aux contours confus. Le dessin du fleuve devient imprécis et il n’est plus fait que de chenaux, de bras morts et de bayous. Il semble en fait couler dans toutes les directions à la fois et il est bien difficile de croire qu’il continue tant bien que mal de rouler vers le sud. A l’heure du crépuscule, il m’avait paru s’orienter nettement à l’ouest. Nous remontions son cours et le Skip se silhouettait sur fond de soleil couchant. Mais, un peu plus tard, j’avais noté que nous allions vers le nord, laissant les derniers feux du soleil sur bâbord.

C’est pour cette raison que j’avais choisi de sauter à bâbord. En touchant l’eau, je n’avais qu’une pensée en tête : m’éloigner aussi vite que possible du bâtiment. Ensuite, j’avais pensé à Mary et tourné la tête pour voir si elle m’avait suivie. J’avais quelques doutes à ce propos : la plupart des humains ont généralement des réflexes beaucoup trop lents. Elle était restée à bord et elle me regardait. C’est alors que la seconde explosion s’est produite. C’était trop tard pour Mary. J’ai ressenti une brève bouffée de chagrin. Mary avait été malhonnête, rusée, mais pas vraiment mauvaise. Et puis, je l’ai chassée de mon souvenir. Parce que j’avais d’autres problèmes, plus immédiats.

D’abord, je devais absolument échapper à la pluie de débris. J’ai plongé et j’ai retenu mon souffle durant près de dix minutes. J’ai été conditionnée pour ça, mais ça ne me plaît pas pour autant, je dois le préciser. Cette fois, j’ai presque failli étouffer.

Il faisait sombre et je ne voyais plus aucun débris alentour.

Il y avait sans doute des survivants dans l’eau mais je n’ai entendu aucun appel et je ne me sentais aucune obligation d’aller à leur secours. Je n’étais d’ailleurs même pas équipée pour ça. Non, si j’avais eu à sauver quelqu’un, c’eût été Mary, mais il n’y avait plus aucun signe d’elle.

Lentement, je me suis mise à nager vers l’ultime trace de soleil couchant. Je l’ai perdue après un instant et j’ai dû me mettre sur le dos pour examiner le ciel. Pas de lune. Quelques nuages effilochés. J’ai repéré Arcturus, puis l’étoile Polaire. J’ai changé de cap pour continuer à nager vers l’ouest. Toujours sur le dos, pour ne pas trop fatiguer. Comme ça, je pourrais nager pendant deux ans. Pas de problème et, le cas échéant, vous pouvez toujours vous relaxer en vous arrêtant. Et puis, après tout, je n’étais pas pressée. Tout ce que je voulais, c’était atteindre l’Imperium du côté Arkansas.

Le plus important, c’était de ne pas être déportée vers le Texas.

Problème : comment naviguer correctement de nuit dans un fleuve large de plusieurs kilomètres afin d’atteindre une hypothétique berge côté ouest… sans dériver vers le sud ?

Impossible ? Oui, c’est vrai, le Mississippi n’arrête pas de faire des méandres fous, comme un serpent aux os brisés. Mais « impossible » n’est pas un terme qui s’applique au Mississippi. En trois portages totalisant moins de quatre-vingt-dix mètres, et en franchissant deux anses sur trente kilomètres tout au plus… on peut se retrouver à plus de cent kilomètres en amont de son point de départ. C’est ça, le Mississippi.

Je n’avais pas de carte, je n’y voyais rien, mais je savais seulement que je devais toujours aller vers l’ouest. Et c’est ce que j’ai fait. Toujours sur le dos, le regard sur les étoiles pour ne pas perdre mon cap une seule seconde. Impossible de savoir si le courant me déportait vers le sud. Ma seule certitude, c’était que le fleuve allait toujours plus ou moins vers le sud et que, tôt ou tard, je me retrouverais sur la berge Arkansas.

Et c’est bien ce qui s’est produit. Une heure plus tard – ou deux ? –, alors que Véga était haute à l’est mais pas encore au méridien, j’ai pris conscience que la berge était au-dessus de moi, juste à ma gauche. Je me suis réorientée sans cesser de nager et, après un instant, j’ai rencontré un rocher auquel je me suis agrippée avant de me redresser avec précaution. J’ai pataugé dans quelques mares entre les écueils avant de prendre pied sur la rive.

Elle ne dépassait pas cinquante centimètres, à cet endroit. Mais il y avait une bonne couche de boue et de vase.

A la clarté des étoiles, il était difficile de distinguer le noir dense de l’eau des ténèbres de la végétation. Dans quelle direction aller ? La Polaire était occultée par les nuages mais Spica, au sud, et Antarès, au sud-est, restaient de bons repères.

Pour marcher vers l’ouest, il fallait couper droit à travers les fourrés noirs.

Ou bien retourner à l’eau, me laisser porter… et me retrouver demain à Vicksburg.

Non, merci.

Je me suis avancée dans la végétation.

Les quelques heures qui suivirent furent sans doute, ou presque, les plus longues de mon existence. Les plus mornes en tout cas. Je suis certaine qu’il existe des jungles plus denses et plus redoutables que la forêt du Mississippi inférieur. Mais il n’est pas question pour moi de les affronter sans avoir au moins une machette, ou même un couteau de scout !

Je suivais un parcours aussi tourmenté que celui du fleuve. Non, non, pas par-là ! Reviens sur tes pas ! Mais comment retrouver le nord ?

Je ne devais pas couvrir plus d’un kilomètre à l’heure. J’exagère peut-être. Ou bien c’est peut-être moins. Je passais le plus clair de mon temps, si j’ose dire, à me réorienter. Tous les dix ou vingt mètres.

Je sentais ou je devinais les mouches, les moustiques, les choses rampantes, et même les serpents, les vrais, les dangereux, des mocassins d’eau qui roulèrent sous mes pieds et disparurent en sifflant. Sans parler des oiseaux qui criaient, ululaient et trompetaient autour de moi, et battaient des ailes à mon approche pour disparaître dans des bruissements de feuilles quand ils ne s’envolaient pas en m’effleurant le visage. Je marchais dans une boue épaisse mais, parfois, cela devenait une vase gluante qui m’arrivait aux hanches et même au menton.

Trois ou quatre fois, je rencontrai de l’eau. Je réussis à ne pas dévier de ma direction. Quand je le pus, je nageai. C’étaient des bayous stagnants, à l’exception d’un bras d’eau au courant faible qui était peut-être un vague affluent du Mississippi. Quelque chose de très gros me frôla la jambe. Un poisson-chat géant ? Ils étaient censés vivre dans le fond. Un alligator ? En principe, il n’y en avait pas dans cette région. Une sorte de monstre du loch Ness, alors.

Il s’était bien écoulé sept ou huit siècles depuis le naufrage du Skip et du Myrtle quand je vis poindre l’aurore.

A environ un kilomètre à l’ouest, les hautes terres de l’Arkansas étaient discernables.

Un sentiment de triomphe et de soulagement m’envahit.

Mais aussi la faim, la soif, la fatigue, le picotement de quelques centaines de piqûres d’insectes et le sentiment d’être affreusement sale.


Cinq heures plus tard, je me trouvais en compagnie de Mr. Asa Hunter, dans son fourgon Studebaker attelé à un couple de mules de bonne race. Nous approchions d’une petite bourgade du nom d’Eudora. Je n’avais pas encore pu dormir mais j’avais eu droit à tout le reste – de l’eau, de la nourriture et un bon bain. Mrs Hunter s’était occupée de moi comme une vraie mère poule. Elle m’avait même prêté un peigne avant de me composer un splendide breakfast : œufs frits avec du bacon maison épais comme la main, pain de maïs, beurre, café, lait. En ingurgitant des parts énormes, je me dis que toute la boue de l’Old Man River valait bien un tel régal !

Elle insista pour laver ma combinaison souillée et je fus prête à repartir.

Je ne proposai pas d’argent aux Hunter. Il existe des humains qui ne possèdent que peu de biens mais qui sont riches en dignité et en orgueil. Leur hospitalité n’est pas à vendre. J’ai appris lentement à reconnaître ces qualités chez certains. Et, chez les Hunter, elles étaient évidentes.

Nous avons traversé le bayou de Macon, et le chemin est devenu une route peu à peu. Mr. Hunter a fait arrêter ses mules et il est descendu.

— Mademoiselle, je vous serais reconnaissant de bien vouloir descendre ici.

J’ai accepté sa main tendue.

— Quelque chose ne va pas, Mr. Hunter ? Vous ai-je offensé de quelque façon ?

— Non, mademoiselle, pas le moins du monde. (Il hésita.) Vous nous avez dit que votre bateau de pêche avait heurté un écueil, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Ces écueils, c’est un sacré risque sur le fleuve… Hier soir, il s’est passé quelque chose. Deux explosions, du côté de Kentucky Bend. Très fortes. J’ai pu les entendre de chez nous. J’ai même vu la lueur.

Il s’est interrompu et je n’ai rien dit. Je savais que mon histoire avait été pour le moins faiblarde.

— Ma femme et moi, a repris Mr. Hunter, nous n’avons jamais eu d’ennuis avec la police impériale. Et nous n’en cherchons pas. Si vous marchez un petit peu en suivant cette route, vous arriverez à Eudora. Moi, je vais faire demi-tour pour retourner à la maison.

— Je comprends. Mr. Hunter, j’aimerais tant vous dédommager.

— Vous le pouvez.

— Vraiment ?

(Il n’allait pas me demander de l’argent ? Oh, non !)

— Si un jour vous trouvez quelqu’un dans l’ennui, pensez à nous et venez-lui en aide.

— Oh, mais bien sûr ! Bien sûr !

— Mais ne vous donnez pas la peine de nous écrire. Les gens qui reçoivent du courrier se font remarquer. Et nous ne voulons pas qu’on nous remarque.

— Je vois. Mais je ferai ce que vous m’avez demandé et je penserai à vous. Plutôt deux fois qu’une.

— C’est bien. Un bienfait n’est jamais perdu, mademoiselle. Mrs Hunter priera pour vous.

Des larmes me vinrent aux yeux.

— Dites-lui que moi non plus, je ne l’oublierai pas dans mes prières.

(Que m’arrivait-il ? Jamais je n’avais prié de ma vie. Mais… oui, j’étais décidée à le faire, rien que pour eux.)

— Merci, mademoiselle. Est-ce que je peux me permettre de vous donner un petit conseil ?

— J’en ai besoin. Je vous en prie.

— Vous n’avez pas l’intention de vous arrêter à Eudora ?

— Non. Je dois continuer vers le nord.

— C’est ce que vous nous avez dit, oui. Eudora, vous savez, ce n’est qu’un poste de police et quelques magasins. Plus loin, il y a Lake Village. Les Greyhounds s’y arrêtent. C’est à environ douze kilomètres. Si vous y arrivez avant midi, vous avez une chance d’attraper le bus. Mais il fait très chaud.

— J’y arriverai. Comptez sur moi.

— Alors, vous pourrez aller jusqu’à Pine Bluff, et même jusqu’à Little Rock. Mais ça va vous coûter cher.

— Mr. Hunter, vous avez été plus que gentil. Mais j’ai une carte de crédit. Avec ça, je peux payer.

Mes papiers et mon argent avaient été parfaitement protégés dans la ceinture étanche de Janet, celle qu’elle m’avait offerte des siècles auparavant. Quand je la reverrais, je la féliciterais.

— Parfait. Mais j’aimais mieux vous le dire. Une chose encore. Les gens par ici ne s’occupent que de ce qui les regarde. Si on vous pose des questions dans le bus, ne répondez pas. Ça sera mieux. Bonne chance.

Il s’est éloigné. J’aurais bien aimé l’embrasser mais les filles bizarres dans mon genre n’embrassent jamais les Mr. Hunter.


J’ai réussi à avoir le bus de midi et je me suis retrouvée à Little Rock à douze heures cinquante-deux très exactement. Une capsule pour le Nord était en partance à la station de métro et j’ai atteint Saint Louis vingt minutes après. J’ai appelé le Patron selon le code de contact.

— Le numéro de code que vous avez demandé n’est pas en service actuellement, a dit une voix. Ne quittez pas. Une opératrice va vous…

J’ai raccroché et je me suis éloignée très vite.

J’ai erré au hasard pendant plusieurs minutes, sans quitter le sous-sol, faisant semblant de m’intéresser aux vitrines des magasins.

J’ai finalement découvert un terminal dans un petit centre commercial et j’ai composé le code d’urgence.

— Votre appel codé n’est pas…

J’ai appuyé sur la touche d’annulation mais la voix a continué de débiter son message. J’ai quitté la cabine en courant pour éviter d’être photographiée, ce qui pouvait être catastrophique.

Pendant quelques minutes, je me suis mêlée à la foule. Quand j’ai été à peu près certaine que personne ne m’avait suivie, je suis descendue d’un niveau et j’ai pris le métro régional pour Saint Louis Est.

Je disposais d’un troisième code d’urgence, mais je n’avais pas l’intention de m’en servir dans l’immédiat, du moins sans préparation.

Je savais que le quartier général du Patron était à une heure de voyage, mais j’ignorais totalement sa situation. Je veux dire par là que je n’avais qu’une certitude : quand j’avais quitté l’infirmerie après mon traitement, il m’avait fallu très exactement soixante minutes en VEA. Et soixante minutes pour le voyage retour. Et quand j’avais été expédiée à Kansas City, il s’était également écoulé soixante minutes.

Donc, si je me fiais à la géographie, à la géométrie et au simple bon sens, ainsi qu’à ma connaissance des possibilités des VEA, le quartier général du Patron devait se situer aux alentours de Des Moines, plus ou moins. Mais « plus ou moins », dans ce cas précis, équivalait à une bonne centaine de kilomètres. Inutile de me livrer à des conjectures.

Dans Saint Louis Est, j’ai acheté une cape légère avec un capuchon et, un peu plus loin, un masque en latex, le moins ridicule possible. Ensuite, je me suis évertuée à brouiller les pistes avant de choisir un autre terminal. Mon idée était que le Patron avait été attaqué et, cette fois, durement touché. Mais je ne paniquais pas. Parce que j’avais été entraînée pour ne pas paniquer en état de crise.

Affublée de mon masque, le capuchon rabattu sur le front, je me suis donc présentée devant un terminal et j’ai composé le dernier code dont je disposais. Avec le même résultat. Et, une fois encore, la voix a refusé de se taire. J’ai battu en retraite en ôtant mon masque que j’ai laissé tomber quelques mètres plus loin, très lentement. J’ai tourné l’angle d’une ruelle, je me suis débarrassée de ma cape que j’ai jetée dans une poubelle. Puis je suis retournée à Saint Louis…

Et là, sans me laisser abattre, je me suis servie de ma carte de l’Impérial Bank de Saint Louis pour payer mon passage jusqu’à Kansas City. Une heure auparavant, à Little Rock, je n’avais pas eu la moindre crainte, mais depuis je savais qu’il était arrivé quelque chose au Patron. Et je me rendais compte que j’avais toujours eu la conviction presque religieuse que rien ne pouvait lui arriver, jamais.

A présent, j’étais bien obligée d’agir comme s’il avait été victime d’un attentat ou de je ne sais quoi. Ce qui signifiait que ma carte de crédit de Saint Louis (qui dépendait de son compte et non du mien) pouvait être périmée d’un moment à l’autre.

Quatre cents kilomètres plus loin, quinze minutes plus tard, j’étais à Kansas City. Je n’ai pas quitté le métro. En appelant le service de renseignements, j’ai appris que toutes les capsules étaient en circulation entre Kansas City, Omaha, Sioux Falls, Fargo et Winnipeg. Au-delà de Pembina, passé la frontière, cependant, tout était interrompu. Cinquante-six minutes plus tard exactement, je me suis retrouvée à la frontière du Canada britannique, au sud de Winnipeg. L’après-midi n’était pas encore trop avancé. Dix heures auparavant à peine je sortais de la vase du Mississippi pour me demander si j’étais dans l’Imperium ou le Texas.

A présent, j’avais une envie particulièrement pressante de quitter l’Imperium. Jusque-là, j’avais réussi à maintenir un écart d’un saut de puce entre moi et la police impériale, mais je n’avais plus le moindre doute : ils voulaient me parler. Et je n’avais pas du tout envie de leur dire quoi que ce soit parce que j’avais entendu pas mal de rumeurs sur la façon qu’ils avaient de conduire un interrogatoire. Les petits malins qui s’étaient occupés de moi des mois auparavant n’étaient que de doux amants comparés aux spécialistes de la police impériale qui vous grillaient définitivement le cerveau…

Загрузка...