17

Nous avons fait les deux. Et nous avons fini à Vicksburg.

La frontière entre le Texas et Chicago était bouclée des deux côtés et j’ai décidé d’abord de tenter de passer par le fleuve. Bien sûr, Vicksburg, c’est encore le Texas, mais ce qui comptait pour moi, c’est que la ville était située à quelques kilomètres de l’Imperium, que c’était un port fluvial de première importance et que la contrebande y régnait.

La ville est divisée en trois parties. Il y a la ville basse, le port, au niveau du fleuve, parfois inondée, et la ville haute, bâtie sur une éminence à quelques centaines de mètres de hauteur, divisée elle-même en ville ancienne et ville nouvelle. La ville ancienne est entourée de ce qui subsiste des champs de bataille d’une guerre depuis longtemps oubliée. Ils sont presque sacrés et il est absolument interdit d’y construire quoi que ce soit. Donc, la ville nouvelle a été érigée au large. Elle est reliée aux vieux quartiers par un ensemble de tunnels et de passages souterrains. Et toute la ville haute est reliée à la ville basse par un réseau complexe d’escalators et de funiculaires qui vont jusqu’aux limites de la cité.

Mais j’avais seulement l’intention de dormir dans la ville haute. Nous nous sommes inscrits au Hilton (qui ressemblait tout à fait au Hilton de Bellingham, jusqu’au Breakfast Bar qui était une copie conforme). Mais le devoir m’appelait dans la zone du port. Georges était un peu triste parce qu’il savait très bien que je ne lui permettrais pas d’aller plus loin avec moi et que nous n’en discuterions plus. En fait, je lui avais même interdit de m’accompagner jusqu’à la ville basse. Je l’avais également averti que je pouvais disparaître à tout moment, sans même avoir le temps de lui laisser un message sur l’ordinateur de l’hôtel. Quand le moment viendrait pour moi, je ferais le bond, sans perdre une seconde.

La ville basse de Vicksburg est un lieu de crimes et de débauche où toute la racaille de la planète semble s’être donné rendez-vous. Le jour, les patrouilles de police sont doublées, et il n’y en a aucune la nuit. La population est constituée de voleurs, d’escrocs, de prostituées, de drogués, de revendeurs, de maquereaux, de tueurs professionnels, de mercenaires, de recruteurs de diverses armées, de pédérastes, de mendiants, de maîtres chanteurs, faux chirurgiens, évadés, lesbiennes… On trouve tout à Vicksburg. Un endroit merveilleux. N’oubliez pas de faire une analyse sanguine en repartant.

C’est en tout cas le seul coin de ce monde où un artefact vivant (même s’il a quatre bras, pas de jambes, des yeux derrière la tête) peut entrer (ou ramper) dans un bar et boire tranquillement une bière sans entendre un murmure, et sans que quelqu’un lui prête la moindre attention. Pour moi, le fait d’être d’origine artificielle ne représente rien dans la ville basse de Vicksburg, où quatre-vingt-quinze pour cent des habitants n’osent même pas prendre un des escalators qui conduisent à la ville haute.

J’avais bien envie de demeurer là. Il y avait quelque chose d’amical, de chaleureux chez tous ces bannis, ces hors-la-loi de tous bords. Ils ignoraient le mépris, la différence. S’il n’y avait pas eu le Patron, Georges, ainsi que le souvenir de lieux plus propres, moins malodorants, je crois que j’aurais fini par rester dans la ville basse de Vicksburg et trouvé un job correspondant à mes talents.

Mais il me reste tant de promesses à tenir.

Et tant de miles à couvrir avant de dormir.

Le grand Robert Frost savait pourquoi un être humain continue de marcher plutôt que de s’arrêter. Je m’étais habillée comme un soldat au chômage et j’allais en quête de recrutement. Je fréquentais assidûment les bords du fleuve où j’avais quelques chances de trouver un skipper pour un passage clandestin. J’avais été déçue d’apprendre que les traversées étaient devenues rares. Aucune nouvelle ne filtrait de l’Imperium, aucun bateau n’arrivait de là-bas et les commandants des quelques unités restantes n’avaient pas la moindre envie de remonter le fleuve.

Je faisais donc régulièrement la tournée des bars, buvant des bières en prenant soin de faire connaître que j’étais prête à mettre le prix pour un passage.

Il me vint à l’idée de me lancer dans une petite campagne d’affichage. Celles que j’avais vues jusque-là dans la ville basse étaient franchement plus libérales que toutes celles que j’avais rencontrées en Californie. Tout, ou presque, semblait toléré, du moment que cela était limité à la ville basse.


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Finalement, j’ai pris la décision de ne pas passer d’annonce. Une affaire aussi essentiellement clandestine que la mienne risquait de souffrir d’un tel degré de divulgation. J’ai continué de fréquenter les accastilleurs, les bars et les bouges. Mais j’étais en permanence à l’affût d’une occasion. Finalement, quelques lignes attirèrent mon attention. Cela semblait inutile mais intéressant. J’ai montré l’annonce à Georges :


W.K. – Fais ton testament.

Il ne te reste que dix jours à vivre.

A.C.B.


— Qu’en penses-tu, Georges ?

— La première que nous avons vue ne donnait qu’une semaine à W.K. Maintenant, il lui reste dix jours. Si on continue comme ça, il mourra centenaire.

— Alors, tu n’y crois pas.

— Non, mon amour. C’est un code.

— Quel genre de code, selon toi ?

— Le plus simple qui soit et donc le plus difficile à percer. La première annonce disait à la ou aux personnes concernées de surveiller le chiffre sept ou, en tout cas, tout ce qui concernait le sept. Celle-ci dit la même chose à propos du dix. Mais le sens de ces chiffres ne peut pas apparaître par simple analyse statistique car ce code peut être modifié bien avant que quiconque puisse obtenir un champ statistique significatif. En fait, c’est un code idiot, Vendredi, un code qu’on ne peut percer dès lors que celui qui l’utilise a le bon sens de ne pas s’en servir trop souvent.

— Georges, à t’entendre comme ça, on a l’impression que tu connais les codes militaires et tous les secrets du chiffrage…

— Ce n’est pas à l’armée que j’ai appris tout ça. La plus difficile de toutes les analyses de code jamais tentées, celle pour laquelle nous nous battons encore aujourd’hui, c’est l’interprétation des gènes, le code de la vie. Un code totalement idiot… mais répété tant de millions de fois qu’il peut éventuellement correspondre à des syllabes absurdes. Pardonne-moi de parler boulot maintenant…

— Non, c’est moi qui ai commencé. Impossible de deviner ce que A.C.B. peut signifier, selon toi ?

— Impossible.

Cette nuit-là, les assassins frappèrent pour la seconde fois. Cela semblait parfaitement correspondre. Mais je ne pouvais pas encore affirmer qu’il y avait un rapport entre les deux éléments.


A une heure près, ils attaquèrent dix jours après la première vague. Ce qui ne nous apprenait rien quant à la nature du groupe puisque cela correspondait aux prévisions du soi-disant Conseil pour la Survie et de ses rivaux, les Stimulateurs. Les Anges du Seigneur, quant à eux, n’avaient pas annoncé de nouvelle attaque.

Il existait des différences entre les deux vagues de terrorisme, des différences qui nous apprenaient certaines choses au fur et à mesure que Georges et moi, nous disséquions les bulletins.

a) Aucune nouvelle ne filtrait de l’Imperium de Chicago. Aucun changement ne semblait être survenu depuis les dernières informations concernant les assassinats de personnalités démocrates… Rien depuis une semaine, ce qui m’angoissait tout particulièrement.

b) Aucune nouvelle de la Confédération californienne à propos d’une deuxième vague – rien que les informations de routine. A remarquer cependant que quelques heures après la deuxième vague d’assassinats, le chef de la Confédération, John « Cri de Guerre » Tumbril, avait annoncé qu’il allait suivre un traitement médical depuis longtemps reporté et qu’il nommait trois personnalités afin d’assurer la régence. Il avait gagné sa retraite du lac Tahoe, le Nid de l’Aigle. Les prochains bulletins d’informations étaient annoncés comme devant nous parvenir de San José.

c) Georges et moi, nous étions d’accord sur le sens éventuel de cette histoire. Le prétexte médical était lamentable. Désormais, la « régence » contrôlerait toutes les informations tout en consolidant sa force de frappe.

d) Cette fois-ci, aucun rapport n’était parvenu des colonies extraterrestres.

e) Canton et la Mandchourie ne faisaient état d’aucune attaque récente. Ou, plus précisément, aucun rapport en ce sens n’était parvenu à Vicksburg, Texas.

f) Pour autant que je pouvais en juger par rapport à la liste que j’avais dressée, les terroristes avaient frappé l’ensemble des autres Etats. Mais il me manquait quand même certains éléments. Certaines des « nations » groupées sous la bannière très large de l’O.N.U. ne donnent de leurs nouvelles qu’à chaque éclipse totale du soleil. J’ignorais ce qui s’était produit au pays de Galles, dans les îles de la Manche, au Swaziland, au Népal ou dans l’île du Prince-Charles, encore que je ne voie pas quelle importance cela pouvait avoir ni comment des humains peuvent vivre dans des coins pareils. Il faut compter au moins trois cents Etats prétendument souverains comme n’existant que pour les secours et l’entraide, ce qui, en termes de géopolitique, n’a qu’une importance très mineure. Mais les terroristes avaient frappé dans tous les Etats importants. Et tous les bulletins d’informations avaient rapporté cette seconde vague lorsqu’ils n’étaient pas totalement censurés.

g) Dans la plupart des cas, les actions avaient échoué. La différence évidente entre les deux vagues de tueries était là. Dix jours auparavant, la plupart des assassins avaient abattu les victimes désignées et avaient réussi à s’enfuir en majorité. Cette fois-ci, le contraire s’était apparemment produit un grand nombre de victimes avaient échappé à la mort, beaucoup d’assassins avaient été tués, quelques-uns capturés et très peu avaient réussi à disparaître.


Ce qui eut pour résultat de chasser une pensée qui m’obsédait depuis quelque temps : le Patron n’était pas derrière ces vagues de meurtres.

Comment j’en étais arrivée à cette conclusion ? En constatant que la deuxième vague avait été un désastre pour quiconque l’avait déclenchée.

Les agents de combat, même les soldats ordinaires, coûtent cher et on ne les gaspille pas comme ça. Un assassin dûment entraîné revient au moins dix fois plus cher qu’un soldat. En principe, il ne doit pas être tué. Mon Dieu, non ! On attend de moi que je tue la première et que je m’en tire sans me faire pincer.

Celui qui avait orchestré tout ça avait tout perdu en l’espace d’une nuit.

Ce n’était pas un professionnel.

Donc, ce ne pouvait être le Patron.

Mais je n’avais aucun moyen de deviner qui pouvait être à la base de ce gymkhana de mort parce que j’ignorais à qui il avait pu bénéficier. Ma première idée – l’une des nations corporatives avait payé pour toute cette opération – ne me semblait plus tellement valable. Je ne voyais pas comment Interworld, par exemple, l’une des plus importantes, aurait pu se passer des meilleurs parmi les professionnels.

Mais il était encore plus difficile d’imaginer qu’une des nations territoriales ait pu concevoir un plan de conquête mondiale aussi grotesque.

En ce qui concernait les groupements de fanatiques, tels que les Anges du Seigneur ou les Stimulateurs, l’entreprise semblait nettement au-dessus de leurs moyens. Pourtant, toute cette affaire avait un relent de fanatisme. Elle n’avait rien de rationnel ni de pragmatique.

Nulle part dans les étoiles il n’est inscrit que je doive toujours comprendre ce qui se passe, et croyez bien que cela m’ennuie profondément.


Au lendemain de cette seconde vague, la ville basse de Vicksburg bourdonnait d’excitation. Je venais à peine d’entrer dans un bar pour échanger quelques mots avec la patronne, quand un petit type est venu s’installer à côté de moi et m’a murmuré :

— Rachel a un message pour vous. Elle engage tout le monde aujourd’hui. Elle m’a chargé de vous le dire personnellement.

— De la merde ! ai-je dit avec courtoisie. Rachel ne me connaît pas et j’ignorais son existence jusqu’à cette seconde.

— Parole de scout !

— Scout mon cul !

— Ecoutez, chef. Je n’ai pas de quoi bouffer aujourd’hui. Vous n’avez qu’à me suivre. C’est juste de l’autre côté de la rue. Et vous n’êtes même pas obligée de signer.

Il était effectivement plutôt maigre, mais il avait sans doute atteint cette phase pénible de l’adolescence où les glandes commencent à vous tourmenter brusquement. De toute manière, il était rare de voir les gens mourir de faim dans la ville basse. Ils pouvaient mourir de tout plutôt que de ça.

— Fous le camp, merdeux ! a aboyé le barman. Ne viens pas casser les pieds aux clients ! Tu veux vraiment que je te brise le pouce ?

— Laisse tomber, Fred, ai-je dit. A plus tard ! (J’ai posé un billet sur le bar et j’ai ajouté, sans attendre la monnaie :) Viens, petit !

Le bureau de recrutement de Rachel n’était pas exactement de l’autre côté de la rue mais à plusieurs centaines de mètres de flaques de boue, et j’ai dû repousser les assauts de deux autres recruteurs avant d’arriver. Je n’avais pas l’intention de faire perdre son pourboire au petit.

Le sergent recruteur me rappela la vieille chèvre des toilettes du palais de San José. Elle me toisa et déclara :

— Pas de gousses ici, pétasse. Mais je peux t’offrir un verre quand même.

— Payez plutôt votre coursier.

— Pourquoi ? Léonard, je te l’ai dit combien de fois ? J’ai horreur des flemmards. Alors, casse-toi et fais ton boulot.

Je lui ai bloqué le poignet gauche. Le couteau est apparu tout doucement dans sa main droite. Je l’ai pris et je l’ai planté dans le bureau, devant elle, tout en assurant un peu plus fort ma prise sur son poignet.

— Et maintenant, vous le payez ou je vous casse ce doigt-là ?

— Doucement. (Elle ne faisait pas un mouvement pour se défendre.) Tiens, Léonard.

Elle prit deux unités texanes dans un tiroir. Il s’en empara et disparut.

J’ai relâché ma pression.

— C’est tout ce que vous lui donnez ? Avec tous les recruteurs qu’il y a aujourd’hui ?

— Quand vous aurez signé. Parce que moi, je ne suis pas payée avant la livraison. Et on peut me rabattre ma part comme ça… Maintenant, ça ne vous ferait rien de me lâcher le doigt ? Il faut que je remplisse vos papiers.

J’ai bien voulu lui rendre ce service, mais aussitôt la lame s’est retrouvée dans sa main, pointée droit sur moi. Je l’ai cassée avant de la lui rendre.

— Ne recommencez pas ça. Je vous en prie. Et changez de matériel. Ça n’est pas du Solingen pur.

— Ma chérie, je vais déduire le prix de ce couteau de votre solde, a-t-elle déclaré, imperturbable. Depuis la seconde où vous avez passé ce seuil, un rayon est braqué sur vous. Vous voulez qu’on le déclenche ? Ou bien est-ce que nous cessons ce petit jeu ?

Je ne l’ai pas crue un instant mais elle m’intéressait.

— D’accord, on arrête de jouer, sergent. Quelle proposition avez-vous donc à me faire ? Votre coursier ne m’a rien dit.

— Le tarif de la guilde. Les primes. Nourrie, logée. Quatre-vingt-dix jours plus une option pour redoubler. Garantie cinquante-cinquante entre vous et la société.

— Les recruteurs dans toute cette ville offrent le tarif de la guilde plus cinquante.

(Je disais ça à tout hasard pour détendre un peu l’atmosphère.)

Elle a haussé les épaules.

— Si c’est le cas, nous nous alignerons sur eux. Quelles sont les armes que vous connaissez ? Nous ne passons pas de contrat avec les novices. Pas cette fois, en tout cas.

— Je crois bien que je pourrais vous donner des leçons sur toutes celles qui existent. Mais ça va se passer où ? Et avec qui, d’abord ?

— Plutôt dure en affaires, hein ? Vous voulez être engagée comme agent de renseignements ? Pas question en ce moment.

— Est-ce que nous allons remonter le fleuve ? L’action va avoir lieu en amont ?

— Vous n’avez même pas encore signé et vous voulez me soutirer des informations confidentielles !

— Je suis prête à payer pour ça. (J’ai sorti cinquante étoiles en coupures de dix.) Alors, sergent, cette petite bataille, elle va avoir lieu où ? Je vous achèterai en plus un bon couteau pour remplacer votre lame au carbone…

— Vous êtes un être artificiel, n’est-ce pas ?

— Ne tournons pas autour du pot. Je veux seulement savoir où ça va se passer. En amont ? Disons du côté de Saint Louis ?

— Ah ! c’est ça ! Vous voulez être sergent instructeur !

— Seigneur, non ! Seulement officier d’état-major.

Je n’aurais pas dû dire ça. Du moins pas aussi vite. Dans notre organisation, la hiérarchie reste floue. Mais, pour autant que j’ai pu en juger, je dois faire partie des officiers supérieurs. Je n’ai de comptes à rendre qu’au Patron en personne. Et pour tout le monde en dehors de lui, je suis miss Vendredi. Même le Dr Krasny ne m’a tutoyée que le jour où je lui en ai donné la permission. Mais, justement, je n’avais jamais accordé trop d’importance à mon grade puisque je n’avais pas d’autre supérieur que le Patron lui-même. Et je n’avais jamais eu affaire à un subalterne. Dans n’importe quel organigramme (mais je n’en avais jamais vu un seul), j’aurais sans doute figuré dans un petit carré au même niveau que le commandant, et j’aurais été… disons spécialiste déléguée auprès de l’état-major, pour parler en termes bureaucratiques.

— Bon, n’en parlons plus. Si vous n’avez pas de preuves ni de documents, vous aurez affaire au colonel Rachel en personne, non plus à moi… Elle devrait être là avant treize heures.

D’un air presque absent, elle a tendu la main vers les billets. Je les ai ramassés, j’ai rassemblé la liasse, et je l’ai reposée devant elle, mais plus près de moi cette fois.

— Et si nous bavardions encore un peu avant qu’elle arrive ? Tout le monde signe, aujourd’hui. Il doit exister des raisons de choisir un contrat plutôt qu’un autre, non ? Est-ce que ça va avoir lieu plus haut sur le fleuve ? Et à quelle distance ? Est-ce que nous affronterons des pros ? Ou des ploucs du coin ? Ou bien encore des loubards de la ville ? Une bataille en règle ou bien juste une attaque éclair ? Ou les deux à la fois ? Allons, sergent, parlez-moi.

Elle n’a pas dit un mot, n’a pas fait un geste. Elle avait le regard fixé sur les billets.

J’ai sorti une autre coupure de dix et je l’ai placée sur la liasse, très proprement. J’ai attendu.

Elle avait maintenant les narines dilatées mais elle ne faisait plus mine de prendre l’argent. Après un autre instant, j’ai ajouté un septième billet de dix.

— Planquez ça ou donnez-le-moi, a-t-elle dit d’une voix rauque. N’importe qui pourrait entrer.

J’ai ramassé la liasse et je la lui ai donnée. Elle l’a fait disparaître rapidement.

— Merci. Oui, nous allons remonter jusqu’à Saint Louis.

— Et vous allez vous battre contre qui ?

— Eh bien… si jamais vous le répétez, non seulement je nierai avoir dit quoi que ce soit, mais je vous arracherai le cœur et je le jetterai aux poissons-chats. Nous n’aurons peut-être pas à nous battre. Nous ne participerons peut-être même pas à un conflit. Nous allons tous servir de gardes du corps au nouveau président. Le tout dernier, je devrais dire. Il vient à peine d’être nommé.

(Le jackpot !)

— Ça, c’est intéressant… Mais pourquoi tous les autres bureaux font-ils la même chose ? Je veux dire, on recrute tout le monde ? Rien que pour la garde du nouveau président ?

— Ça, j’aimerais le savoir. Sincèrement.

— Je ferais peut-être bien d’essayer de le découvrir. Combien de temps reste-t-il ? Pour quand est l’appareillage ? A moins que nous ne naviguions pas… Il se pourrait que votre colonel Rachel dispose de VEA, après tout…

— Bon Dieu ! Vous voulez connaître combien de secrets pour quelques foutues malheureuses étoiles ?

J’ai réfléchi sérieusement. Ça ne me faisait rien de dépenser de l’argent, mais je voulais être certaine de ce que j’achetais. Si des troupes remontaient le fleuve, il n’y aurait aucun passage de contrebande cette semaine. Donc, il fallait bien que je profite de l’occasion.

Mais pas en tant qu’officier ! J’avais parlé trop vite. J’ai sorti deux autres billets et j’ai demandé :

— Sergent, est-ce que vous allez faire partie de l’expédition ?

— Je ne voudrais pas manquer ça, ma jolie. Quand je ne suis pas ici, je suis sergent-chef, en fait.

Elle a ramassé prestement les deux billets.

— Sergent, si j’attends et si je réussis à parler à votre colonel, si je signe, ce sera en tant qu’adjudant d’intendance ou de matériel. Quelque chose d’aussi minable que ça. Je n’ai pas besoin de cet argent, mais je ne veux pas m’en faire non plus. Tout ce que je veux, c’est des vacances. Est-ce que vous auriez besoin d’un bon soldat bien entraîné ? Quelqu’un qui pourrait faire office de caporal ou même de sergent quand vos recrues commenceront à laisser des trous ?…

— Belle affaire ! Une millionnaire dans ma compagnie !

J’ai ressenti un élan de sympathie pour elle : un officier sans grade, c’était vraiment la dernière chose dont un sergent pouvait avoir besoin.

— Je ne vais pas jouer les millionnaires. Je veux seulement faire partie de la troupe. Et si vous n’avez pas confiance en moi, mettez-moi dans une autre section de combat.

— Je crois que je ferais bien de me faire examiner. Non, je vous prends et je ne vous quitterai pas de l’œil un instant.

Elle a ouvert un tiroir et pris un formulaire intitulé : Contrat restreint.

— Lisez ça. Signez. Ensuite, je vous ferai prêter serment. Des questions ?

J’ai jeté un vague coup d’œil sur le document. La routine : bouffe, solde, entretien, soins, primes et soldes. Plus une clause stipulant que les primes éventuelles ne seraient versées que dix jours après l’engagement. Ce qui était compréhensible. Pour moi, c’était une garantie : nous allions au combat, direct, c’est-à-dire que nous allions remonter le fleuve. Les primes, c’est le cauchemar des officiers de solde. Avec tous les recrutements qui existent de nos jours, il serait possible à un vétéran de signer cinq ou six contrats, d’empocher tout ce qu’il peut et de se réfugier dans n’importe quel État bidon, à moins qu’il n’existe une clause quelconque de restriction.

Le contrat était passé avec le colonel Rachel Danvers personnellement, ou avec son successeur légal en cas de décès ou d’indisponibilité. Le signataire s’engageait à exécuter tous ses ordres, ainsi que ceux des officiers et sous-officiers dépendant de son commandement. Je m’engageais à me battre sans merci, tout en respectant les lois internationales et les règles de la guerre.

Tout cela était si vaguement exprimé qu’il aurait fallu une belle escouade d’avocats venus de Philadelphie pour déterminer les failles… ce qui n’aurait eu en fait aucune importance, puisque le contestataire éventuel ne pouvait espérer qu’une balle dans le dos s’il insistait.

Comme me l’avait annoncé le sergent, la période était de quatre-vingt-dix jours, avec la possibilité de renouvellement sur accord du colonel et le paiement d’une nouvelle prime. Aucune clause d’extension ultérieure, ce qui m’amena à me poser une question : quel genre de contrat était-ce là ? Un garde du corps engagé pour six mois, un point c’est tout ?…

Ou bien mon sergent recruteur m’avait menti, ou bien on lui avait raconté des histoires et elle n’avait pas réussi à mettre le doigt sur ce petit détail illogique. Inutile de l’interroger. J’ai pris un stylo tout en demandant :

— Est-ce qu’il faut que je voie le médecin maintenant ?

— Vous plaisantez ou quoi ?

— Pas du tout. (J’ai soupiré et ajouté :) Je le jure, après qu’elle a eu marmonné quelque chose qui pouvait ressembler à un serment.

Elle a examiné ma signature.

— Ce V, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vendredi.

— Eh, quel drôle de nom ! Moi, je vous appellerai Jones. En opération. Autrement, ce sera Jonesie.

— Comme vous voudrez, sergent. Est-ce que je suis de service dès à présent ?

— Oui, mais vous serez libérée dans un instant. Voici vos ordres : Au bout de Shrimp Alley, vous trouverez un escalier. La pancarte indique WOO FONG ET LEVY FRERES. Soyez là à quatorze heures pour embarquer. Empruntez la porte du fond. Jusque-là, vous avez le temps de vous occuper de vos affaires privées. Vous êtes libre de parler de votre engagement à des tiers mais vous encourrez des mesures disciplinaires si jamais vous venez à vous livrer en public à des spéculations quant à la nature de votre mission. (Elle avait débité ces derniers mots très vite, comme si elle les avait appris par cœur.) Avez-vous besoin d’argent pour votre repas ? Non, je suis certaine que non. Eh bien, ce sera tout, Jonesie. Heureuse de vous avoir parmi nous. Tout se passera bien.

Elle m’a tendu les bras.

Je me suis approchée. Elle a posé un bras sur mes hanches et elle m’a souri. Je me suis dit que le moment était mal choisi pour déplaire à mon sergent et j’ai répondu à son sourire avant de l’embrasser. Ce n’était pas si désagréable que ça. Sa bouche était parfumée.

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