6

Christchurch est la ville la plus adorable du globe.

Et même de l’univers connu, parce qu’il n’y a pas vraiment d’endroit agréable au large de la Terre. Luna City a été creusée dans le sous-sol. De l’extérieur, Ell-Cinq ressemble à un dépôt d’ordures et, lorsqu’on s’y trouve, on peut à la rigueur considérer qu’un arc au moins est acceptable. Les cités martiennes évoquent des ruches et les grandes agglomérations terrestres essaient malheureusement de ressembler à Los Angeles.

Christchurch n’a pas la splendeur de Paris et elle n’est pas implantée dans un site aussi admirable que ceux de San Francisco ou Rio. Mais elle possède des attraits qui en font une ville plus séduisante qu’éblouissante. L’Avon, dont les méandres tranquilles enlacent les rues du centre. La beauté pleine d’harmonie de Cathedral Square. La fontaine Ferrier, en face de Town Hall. La luxuriance de nos somptueux jardins botaniques, en plein centre.

« Le Grec loue Athènes. » Mais je ne suis pas née à Christchurch (encore qu’être « née » ne signifie pas grand-chose dans mon cas). Je ne suis même pas néo-zélandaise. J’ai rencontré Douglas en Équateur (avant la catastrophe du croque-ciel de Quito). Une liaison brûlante qui m’avait rendue heureuse, composée d’une moitié de pisco sours et d’une moitié de draps baignés de sueur. Dans un premier temps, sa proposition m’avait effrayée, mais je m’étais calmée quand il avait réussi à me faire comprendre qu’il ne cherchait pas à me faire prêter serment devant un quelconque fonctionnaire mais souhaitait simplement que je l’accompagne dans son groupe-S – juste pour voir si ça me plaisait et si je plaisais aux autres.

Ça, c’était différent. J’avais fait un saut rapide dans l’Imperium. A la suite de mon rapport, j’avais déclaré au Patron que je prenais un reliquat de congés et que, s’il n’acceptait pas, il avait ma démission. Il avait grommelé quelque chose du genre : « Foutez le camp et ne me les brisez pas. Mais revenez quand même quand vous serez en forme. »


De retour à Quito, j’avais trouvé Douglas toujours au lit.

A cette époque, il n’existait aucun moyen d’aller directement de l’Equateur à la Nouvelle-Zélande. Nous avions donc pris le métro jusqu’à Lima, puis un vol SB par-dessus le pôle Sud jusqu’à Perth, sur la côte ouest de l’Australie (en suivant une trajectoire bizarre en S à cause des courants de Coriolis[3]). Ensuite le métro jusqu’à Sydney, un saut jusqu’à Auckland, une traversée jusqu’à Christchurch. Ce qui nous avait valu vingt-quatre heures de zigzags pour traverser le Pacifique. Ne vous laissez pas tromper par la carte, demandez à votre ordinateur : vous verrez que Winnipeg et Quito sont à la même distance d’Auckland. Disons que Winnipeg est à un huitième plus loin.

Quarante minutes contre vingt-quatre heures. Mais ce long voyage ne me faisait rien : j’étais follement amoureuse et j’étais avec Douglas.

Vingt-quatre heures plus tard, j’étais follement amoureuse de sa famille.

Je ne m’étais pas attendue à ça. J’avais espéré quelques bons moments avec Douglas et il m’avait promis de m’emmener faire du ski et pas seulement l’amour. Je ne suis pas trop portée sur le ski. Je savais que son invitation impliquait que j’accepte de coucher avec ses frères de groupe si l’on venait à me le demander. Mais ce n’était pas une affaire pour moi : un être artificiel n’accorde pas autant d’importance à la copulation que les humains vrais. La plupart des femelles de ma classe de crèche ont reçu une formation de putain avant d’être engagées comme filles de compagnie sous contrat par l’une ou l’autre des multinationales de la construction. C’est la formation que j’ai suivie d’ailleurs avant que le Patron arrive pour racheter mon contrat et me faire changer d’emploi. (A la suite de quoi, j’ai envoyé fiche le contrat et disparu pendant plusieurs mois mais c’est une autre histoire.)

Même sans formation, je crois que je n’aurais rien eu contre une carrière dans le sexe. Les êtres artificiels ne tolèrent pas les préjugés absurdes parce qu’on ne les leur a jamais enseignés.

Mais on ne leur enseigne non plus jamais rien à propos de la famille. Et pour ma première journée, j’avais mis tout le monde en retard à l’heure du thé tout simplement parce que j’étais en train de me rouler par terre avec sept mômes dont le plus âgé avait onze ans et le plus jeune mouillait encore ses couches, deux ou trois chiens et un jeune matou que l’on avait surnommé M. Carpette à cause de son talent exceptionnel pour occuper à lui seul toute une pièce.

Jamais je n’avais connu cela de toute ma vie. Et je n’avais vraiment pas envie d’arrêter.

C’est Brian, et non Douglas, qui m’a emmenée skier. Les bungalows du mont Hutt sont très mignons mais les chambres ne sont plus chauffées après vingt-deux heures et il faut se tenir bien serré pour avoir un peu chaud. Ensuite, c’est Vickie qui voulut me présenter le troupeau de moutons de la famille et je fis la connaissance d’un chien amélioré qui pouvait parler, un grand colley appelé lord Nelson. Lord Nelson avait une piètre opinion du bon sens des moutons, et je dois dire que cela me parut tout à fait juste.

Albert m’emmena à Milford Sound. Nous avons pris une navette pour Dunedin (l’« Edinburgh » du Sud) où nous avons passé la nuit. Dunedin est très chouette mais n’a rien à voir avec Christchurch. Ensuite, c’est un petit bateau à vapeur qui nous a conduits jusqu’aux fjords. Les cabines n’étaient prévues que pour deux et là aussi on se tenait bien serré parce que les fjords sont à la pointe sud de l’île et qu’il y fait particulièrement froid.

Aucun fjord au monde ne saurait être comparé à Milford Sound. Mais oui, j’ai fait la croisière des îles Lofoten. C’est superbe. Mais vous ne me ferez pas changer d’avis.

Si vous pensez que je me comporte à propos de South Island comme une mère avec son premier-né, c’est uniquement parce que c’est la pure vérité. North Island est une région très belle, avec ses geysers et cette merveille qu’est la grotte des Vers-Luisants. Et la baie des Iles évoque tout à fait le pays des fées. Mais, sur North Island, on ne trouve pas les Alpes australes ni Christchurch.

Douglas me fit visiter la laiterie du groupe et je vis toutes ces énormes et magnifiques mottes de beurre que l’on empaquetait. Anita me présenta à la Guilde de l’Autel. Et c’est à ce moment que je pris conscience qu’il se pouvait qu’on m’invite à rendre tout cela permanent. Je m’aperçus que mon attitude était passée de Seigneur-qu’est-ce-que-je-vais-bien-pouvoir-faire-si-on-me-le-demande à Seigneur-qu’est-ce-que-je-ferai-si-on-ne-me-le-demande-pas, puis, tout simplement, à Seigneur-qu’est-ce-que-je-vais-faire ?

Vous comprenez, je n’avais jamais dit à Douglas que je n’étais pas humaine.

J’ai entendu bien des humains se vanter de pouvoir reconnaître un être artificiel au premier coup d’œil, n’importe où. C’est idiot. Évidemment, c’est à la portée de n’importe qui d’identifier un EA dont l’apparence n’est pas réellement humaine – par exemple une créature à quatre bras ou un gnome. Mais si les concepteurs génétiques se sont volontairement limités au schéma humain (ce qui est la définition technique d’un « être artificiel » plutôt qu’« artefact vivant »), aucun humain normal ne peut distinguer la différence, pas même s’il est concepteur génétique.

Je suis immunisée contre le cancer et la plupart des maladies. Mais je ne porte aucun insigne. Mes réflexes sont supérieurs à la normale. Mais je ne risque pas de les montrer en attrapant une mouche en plein vol entre le pouce et l’index. Et jamais je ne me suis livrée à des concours de dextérité avec d’autres personnes. J’ai une mémoire exceptionnelle, un don exceptionnel pour le calcul, la spatialité et les rapports, et je suis particulièrement douée pour les langues. Mais si vous pensez que tout cela définit un Q.I. proche du génie, laissez-moi vous dire qu’à l’école où j’ai été éduquée, un test de Q.I. consiste à atteindre très précisément un score prédéterminé, et non à exhiber ses talents. Lorsque je me trouve en public, il ne faut pas que quiconque me surprenne à être plus intelligente que ceux qui m’entourent… A moins qu’il ne s’agisse d’un cas d’urgence qui fasse que je risque ma mission ou ma vie, ou bien encore les deux.

Le complexe formé par ces améliorations génétiques et quelques autres aurait, dit-on, un effet positif sur les performances sexuelles mais, heureusement, la plupart des mâles semblent considérer que toute évolution favorable dans ce domaine est le résultat logique de leurs propres performances. (A bien réfléchir, la vanité du mâle est une vertu et non un vice. Si l’on sait s’y prendre, les rapports deviennent infiniment plus agréables. Ce qui rend le Patron tellement exécrable, c’est sa totale absence de vanité. Pas moyen de jouer avec lui !)

Je n’avais aucune crainte d’être identifiée. Toutes les marques de laboratoire avaient été effacées de mon corps, y compris le tatouage de mon palais. Non, il n’existait aucun moyen de reconnaître que j’avais été construite et non conçue à partir de la roulette biologique d’un milliards de spermatozoïdes partant furieusement à l’assaut d’un unique ovule.

Mais, dans un groupe-S, toute femme se doit d’ajouter quelques marmots de plus à la ribambelle qui court partout.

Eh bien… pourquoi pas ?

A cause de tas de raisons.

J’étais un courrier combattant dans une organisation paramilitaire. Vous me voyez en train d’affronter une attaque avec un ventre de huit mois ?

Les femelles EA sont livrées sur le marché en état de stérilité réversible. Pour un être artificiel, le besoin d’avoir des enfants – de les porter dans son ventre – ne semble pas « naturel » mais ridicule. La conception in vitro paraît tellement plus logique, plus pratique, et plus propre également, qu’in vivo. J’étais aussi grande qu’aujourd’hui lorsque j’ai vu pour la première fois une femme enceinte près du terme et j’ai cru tout d’abord qu’elle était atteinte d’une maladie mortelle. Quand j’ai compris ce qui se passait vraiment, j’en ai eu la nausée. En y repensant bien plus tard, à Christchurch, j’éprouvais le même malaise. Quoi ? Faire ça comme les chats, dans le sang et la souffrance ? Grands dieux ? Pourquoi ? Et pour quelle raison exacte ? Même si nous sommes en train de nous répandre dans le ciel, ce pauvre globe dingue porte déjà beaucoup trop de monde. Pourquoi vouloir rendre les choses pires ?

J’ai décidé, avec chagrin, que j’allais éviter le mariage en leur racontant que j’étais stérile. Pas de bébés. C’était à moitié vrai, d’ailleurs.

Personne ne me demanda rien.

Aucune question concernant les bébés. Dans les jours suivants, je me mis en quatre pour profiter autant que possible de la vie de famille pendant que j’en avais encore l’occasion. Les bavardages entre femmes après l’heure du thé. La ronde endiablée des enfants et des animaux. Les conversations paisibles pendant le jardinage. A chaque minute de la journée, je savourais le plaisir profond d’appartenir à quelque chose.

Un matin, Anita me demanda de la suivre dans le jardin. Je lui dis que j’étais occupée à aider Vickie mais je me retrouvai très vite tout au fond du jardin en sa compagnie, et elle dispersa les enfants avec fermeté.

— Marjorie, ma chérie… commença-t-elle (oui, à Christchurch, je suis « Marjorie Baldwin », parce que telle était mon identité lorsque j’ai rencontré Douglas à Quito), Marjorie, nous savons tous pourquoi Douglas t’a invitée ici. Est-ce que tu es heureuse avec nous ?

— Formidablement heureuse !

— Suffisamment pour souhaiter que cela soit définitif ?

— Oui, mais…

On ne m’a pas laissé la plus petite chance de dire : Oui-mais-je-suis-stérile. Anita m’a coupé l’herbe sous le pied.

— Chérie, je pense que je devrais commencer par te parler de certaines choses. Par exemple, nous devrions discuter de la dot. Si j’avais laissé ce détail aux hommes, ils n’auraient même pas fait allusion aux problèmes d’argent. Albert et Brian sont aussi piqués de toi que Douglas, et je comprends parfaitement ça. Mais ce groupe constitue une société familiale au même titre qu’un couple marié et il faut bien que quelqu’un se charge de la comptabilité… C’est pour ça que je suis la présidente en même temps que l’agent exécutif. Je ne me laisse jamais dominer par l’émotion quand il s’agit de nos intérêts. (Elle m’a souri dans un cliquetis d’aiguilles à tricoter.) Demande à Brian : il m’a surnommée tante Picsou – mais il ne s’est jamais proposé pour me remplacer.

» Tu peux rester avec nous aussi longtemps que tu le souhaites, tu sais. Avec une table comme la nôtre, une bouche de plus à nourrir, ce n’est rien. Mais si tu désires faire partie de nous dans les règles, alors, tante Picsou doit jouer son rôle afin de savoir quel contrat nous devons prévoir. Car je n’ai pas l’intention de laisser ruiner la famille. Brian détient trois parts et trois voix. Albert et moi, nous avons chacun deux parts. Douglas, Victoria et Lispeth ont chacun une voix et une part. Comme tu peux le calculer, cela ne me fait, avec Albert, que deux voix sur dix mais, durant ces dernières années, chaque fois que j’ai menacé de démissionner, on m’a voté la confiance. Un jour viendra bien pourtant où je serai mise en minorité et je pourrai prendre ma place au coin du feu. Ensuite, on ne tardera guère à m’enterrer. En attendant, je me débrouille. Chacun des enfants possède une part sans droit de vote… Elle lui est payée lorsqu’il décide de quitter le foyer sous forme de dot ou de capital, en liquide, à moins qu’il ne décide de la dépenser, quoique je préfère ne pas y penser.

» Il faut prévoir de telles réductions de notre capital. Si trois de nos filles venaient à se marier dans la même année et que cela n’ait pas été pris en compte, notre situation risquerait de devenir pénible.

Je dis à Anita que cela me semblait tout à fait raisonnable et équitable. Il me semblait que la plupart des enfants n’avaient pas droit à un tel statut. (En fait, je ne connaissais rien à ce genre de chose.)

— Nous faisons notre possible pour être justes, me dit Anita. Après tout, les enfants sont la finalité d’une famille. Je suis donc persuadée que tu comprends que tout adulte qui se joint à notre groupe doit acquérir une part, sinon le système ne peut fonctionner. C’est au ciel que les mariages se font, mais c’est sur Terre que les factures se règlent.

— Amen !

(J’ai compris alors que mes problèmes s’étaient résolus d’eux-mêmes. Négativement. J’étais incapable d’estimer la richesse du groupe Davidson. Elle était plutôt importante, cela ne faisait pas de doute, même s’ils vivaient sans serviteurs dans une vieille maison non automatisée. Mais, quoi qu’il en soit, je ne pouvais pas me permettre d’acquérir une part.)

— Douglas nous a dit qu’il n’avait pas la moindre idée de ta fortune, si toutefois tu en as une. En argent, je veux dire.

— Je n’en ai pas.

Elle ne laissa pas glisser une maille.

— Moi non plus, je n’avais rien à ton âge. Tu as un emploi, n’est-ce pas ? Est-ce que tu ne pourrais pas travailler à Christchurch et prendre ta part sur ton salaire ? Je sais bien que trouver du travail dans une ville étrangère peut poser quelques problèmes… mais j’ai une ou deux relations, tu sais. Que fais-tu exactement ? Tu ne nous en as jamais parlé.

(Et je n’étais pas près de le faire.)

J’ai louvoyé un instant avant de lui déclarer tout net que mon boulot était confidentiel, que je ne devais pas parler de mes employeurs, qu’il m’était impossible de les quitter pour trouver du travail à Christchurch et que, par conséquent, tout ça ne pouvait marcher mais que j’avais été heureuse durant tous ces derniers jours et que j’espérais que…

— Ma chérie, a-t-elle déclaré d’un ton tranchant, on ne m’a pas chargée de négocier ce contrat pour que j’échoue. Il ne s’agit pas de savoir pourquoi c’est impossible, mais comment cela peut se faire. Brian s’est proposé pour te donner une de ses trois parts… et Douglas et Albert le soutiennent pro rata, encore qu’ils ne soient pas en mesure de la payer immédiatement. Mais j’ai mis mon veto. Cela constituerait un précédent fâcheux et c’est ce que je leur ai dit. Cependant, j’accepte la part proposée par Brian comme caution de ton contrat.

— Mais je n’ai pas de contrat !

— Tu en auras un ! A supposer que tu gardes ton emploi actuel, combien estimes-tu pouvoir payer par mois ? Il ne s’agit pas de te tordre le cou, mais il faut régler très vite parce que cela fonctionne exactement comme un investissement immobilier : une partie du paiement augmente la dette, une autre la résorbe. Plus tu paies, mieux cela vaut.

(Je n’ai jamais investi dans l’immobilier.)

— Peut-on chiffrer cela en or ? ai-je demandé. On pourrait le faire dans n’importe quelle monnaie, bien sûr, mais je suis payée en or…

— En or ?

Le visage d’Anita s’est brusquement éclairé. Plongeant la main dans son panier à tricot, elle en a ressorti un terminal portatif.

— En or, ma chérie, je peux t’offrir de bien meilleurs termes. (Elle a pianoté, puis elle a attendu avant de hocher la tête d’un air satisfait.) Oui, bien meilleurs… Mais je ne peux pas traiter sur des milliards, bien entendu. En tout cas, nous pourrons nous arranger.

— Il est possible de convertir. Mes règlements sont en grammes d’or superraffiné, sur la Cérès and South Africa Acceptances de Luna City. Mais ils peuvent être payés ici, en Nouvelle-Zélande, en monnaie courante, par virement bancaire automatique, même si je ne suis pas sur Terre. C’est la banque de Nouvelle-Zélande de Christchurch, non ?

— Euh, non… Plutôt la Canterbury Land Bank. C’est moi la directrice.

— En tout cas, que cela reste dans la famille.

Le jour suivant, nous avons signé le contrat, et à la fin de la semaine je me suis retrouvée bel et bien mariée, très légalement, dans la chapelle de la cathédrale, et en blanc, par-dessus le marché.

La semaine d’après, j’ai repris le travail. Je me sentais triste et heureuse en même temps. Dans les dix-sept années suivantes, je devrais payer un minimum de huit cent cinquante-huit dollars treize néo-zélandais par mois. Pour quoi ? Impossible de vivre à la maison jusqu’à ce que tout soit payé parce que je ne pouvais plus quitter le boulot si je voulais honorer ces versements mensuels. Alors, pour quoi d’autre ? Non, pas pour le sexe. Comme je l’avais dit au commandant Tormey, il y a du sexe partout et ce serait stupide de payer pour ça. Non, je pense que c’était pour avoir le privilège de plonger les mains dans l’eau de vaisselle. Pour pouvoir me rouler sur le sol avec tous ces chiots et ces bébés qui me pissaient joyeusement dessus.

Mais surtout pour avoir la certitude réconfortante et si douce que, où que je me trouve, il y avait sur cette planète un endroit où j’avais le droit de faire ces choses, parce que j’en faisais partie.

Ça me semblait une bonne affaire.


Dès que la navette a quitté le sol, j’ai appelé, j’ai eu Vickie et, quand elle s’est arrêtée de glapir, je lui ai donné mes coordonnées. Dans un premier temps, j’avais eu l’intention de l’appeler depuis le terminal des Kiwi Lines au port d’Auckland, mais mon gentil loup, le commandant Ian, avait dévoré tout mon temps. Ce n’était pas très grave : même si les navettes atteignent presque la vitesse du son, les deux escales à Wellington et Nelson me permettaient d’espérer que quelqu’un m’attendrait.

Ils étaient tous là, en fait. En fait, pas vraiment tous. Nous avons le droit de posséder un VEA parce que nous élevons du bétail. Mais, en principe, il nous est interdit d’utiliser notre véhicule en ville. Pourtant Brian avait décidé de passer outre et une bonne partie de notre grande famille se déversa de notre grand fourgon rural.

Il y avait plus d’un an que je n’étais venue : une absence deux fois plus longue qu’auparavant. Ce n’était pas bien. Un tel intervalle de temps peut suffire à éloigner de vous les enfants. J’avais pris grand soin de n’oublier aucun de leurs noms. Ils étaient tous là, excepté Ellen, qui n’était plus vraiment une enfant. Elle avait onze ans quand j’avais épousé la famille et elle devait être à présent à l’université. Anita et Lispeth étaient restées à la maison pour préparer le grand dîner en mon honneur. Une fois encore, elles allaient me gronder gentiment pour ne pas les avoir prévenues et une fois encore j’essaierais de leur expliquer que, dans mon métier, dès qu’on avait l’occasion de fuir, il valait mieux attraper le premier SB disponible. Et d’abord, est-ce que j’avais besoin de prendre rendez-vous pour rentrer chez moi ?

Je me suis très vite retrouvée sur le tapis, submergée par les gamins. M. Carpette n’était plus le jeune chat que j’avais connu et il prit son temps pour venir me saluer avec la lenteur et la dignité qui convenaient à un matou plus vieux et plus gras. Il m’observa durant quelques secondes avec attention, vint frotter son museau sur moi et se mit à ronronner. J’étais acceptée chez moi.


Après un long moment, j’ai demandé :

— Où est Ellen ? Elle est encore à Auckland ? Je croyais que l’université était en congé.

J’avais regardé Anita droit dans les yeux en disant cela mais elle ne parut pas m’avoir entendue. Sourde, elle ? Certainement pas.

— Marjie…

C’était la voix de Brian. J’ai tourné la tête. Il s’était interrompu et ne semblait pas vouloir ajouter quelque chose. Il se contenta de hocher la tête.

(Comment ? Ellen était devenue un sujet tabou ? Que se passe-t-il donc, Brian ? Je décidai de laisser tomber jusqu’à ce que je puisse en discuter avec lui en privé. Anita avait toujours prétendu qu’elle aimait uniformément tous nos enfants, bio ou non. Mais, évidemment, elle était plus particulièrement attachée à Ellen. N’importe qui avait pu s’en rendre compte simplement à l’entendre parler.)

Plus tard ce même soir, Albert et moi nous apprêtions à aller au lit ensemble (et ce obéissant à une espèce de loterie qui voulait que le perdant, poussé par mes chers amants, passe la nuit avec moi) quand Brian a frappé à la porte.

— Ça va, tu ne nous déranges pas, a dit Albert. Tu peux partir. Je sais souffrir en homme…

— Arrête un peu, Bert. Est-ce que tu as parlé d’Ellen à Marj ?

— Pas encore.

— Alors, raconte-lui. Ecoute, chérie, Ellen s’est mariée sans le consentement d’Anita… et Anita est furieuse. Alors il vaut mieux ne pas lui en parler. Tu comprends ? Bon, maintenant, il faut que j’y aille, sinon elle va me chercher.

— Tu n’as pas la permission de venir me faire un petit baiser ? Ou de rester un moment ? Tu es mon mari, après tout, non ?

— Mais oui, bien sûr, chérie. Mais Anita est très susceptible en ce moment et c’est inutile de l’exciter.

Sur ce, Brian nous embrassa et se retira.

— Que se passe-t-il, Bertie ? ai-je demandé. Pour quelle raison Ellen ne pourrait pas épouser qui bon lui semble ? Elle est assez grande pour décider par elle-même.

— Oui, c’est vrai. Mais elle n’a pas fait preuve de beaucoup de jugement. Elle a épousé un Tongan et elle est partie vivre à Nukualofa.

— Anita estimait qu’elle devait habiter ici ? A Christchurch ?

— Oh, non ! C’est après ce mariage qu’elle en a.

— A cause de l’homme ?

— Marjorie, est-ce que tu n’as pas compris ? Il est tongan !

— Oui, j’avais bien entendu. Puisqu’il habite Nukualofa. Je me demande si Ellen ne va pas trouver qu’il y fait trop chaud, d’ailleurs, après avoir vécu sous l’un des rares bons climats de la planète. Mais c’est son problème. Non, je ne comprends toujours pas pourquoi cela ennuie Anita. Il y a un élément que je dois ignorer.

— Peut-être, oui… Les Tongans ne sont pas comme nous. Ils ne sont pas blancs. Et ce sont des barbares.

— Certainement pas !

Je me suis assise dans le lit, mettant ainsi un terme à ce qui n’avait pas vraiment commencé. Le sexe et les disputes, ça ne va pas ensemble. En tout cas, pas pour moi.

— Les Tongans sont les gens les plus civilisés de la Polynésie. Pourquoi donc crois-tu que les premiers explorateurs ont appelé cet archipel les « îles de la Société » ? Tu n’y es jamais allé, Bertie ?

— Non, mais…

— Moi, j’y suis allée. Si l’on excepte la chaleur, c’est un endroit merveilleux. Tu verras quand tu iras. Mais cet homme… qu’est-ce qu’il fait exactement ? Est-ce qu’il passe son temps à sculpter des bouts d’acajou pour les touristes, ou quoi ?… Je n’arrive pas à comprendre ce qui froisse Anita.

— Ce n’est pas ça. Mais je doute qu’il puisse prendre une épouse. Et Ellen ne peut pas encore s’offrir un époux. Elle n’a pas encore passé ses examens. Lui, il est biologiste marin.

— Je vois… Il n’est pas riche et Anita respecte l’argent. Mais il ne restera certainement pas pauvre. Il finira sans doute professeur à Auckland, à Sydney ou ailleurs. Même un biologiste peut devenir riche aujourd’hui. Il peut très bien concevoir une nouvelle plante ou un nouvel animal qui lui apportera une fortune fabuleuse…

— Chérie, tu ne comprends toujours pas.

— Non, pas du tout. Alors explique-moi.

— Eh bien… Ellen aurait dû trouver un mari parmi les siens.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Quelqu’un qui vivrait à Christchurch ?

— Oui, cela aurait facilité les choses.

— Et qu’il soit riche ?

— Pas nécessairement. Quoique les finances soient plus souples s’il n’y a pas qu’un seul membre d’un couple qui gagne l’argent. On est toujours méfiant à l’égard des play-boys polynésiens qui épousent des héritières blanches.

— Oh, oh ! Il n’a pas un sou et elle vient juste de reprendre ses parts, c’est ça ?

— Non, pas exactement. Mais bon sang ! pourquoi n’a-t-elle pas épousé un Blanc ? Ce n’est pas ce qu’on lui a appris ici…

— Bertie, qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait un Danois parlant d’un Suédois. Je croyais la Nouvelle-Zélande débarrassée de ce genre de problème. Je me souviens que Brian m’a affirmé que les Maoris avaient les mêmes droits sociaux et politiques que les Anglais à tous égards.

— Et c’est vrai. Mais ce n’est pas la même chose non plus.

— Je n’y comprends rien. Je crois que je suis stupide.

(Ou bien était-ce Albert qui était stupide ? Les Maoris sont polynésiens, tout comme les Tongans, et alors où est le mal ?)

J’ai laissé tomber. Je n’avais pas fait tout ce chemin depuis Winnipeg pour argumenter sur les mérites d’un beau-fils que je n’avais même pas rencontré. « Beau-fils », quelle drôle d’idée ! J’étais toujours ravie quand un des petits m’appelait Maman plutôt que Marjie – mais l’idée d’avoir un « beau-fils » ne m’était jamais venue à l’esprit.

Et pourtant, selon la loi de Nouvelle-Zélande, c’était bel et bien mon beau-fils… et je ne savais même pas son nom.

Je me suis calmée, j’ai essayé de faire le vide dans mon esprit, et j’ai laissé Albert s’ingénier à me souhaiter la bienvenue en homme. Je dois dire qu’il s’y entend plutôt bien sur ce plan-là.

Après un moment, nous avons oublié cette fâcheuse interruption et je lui ai fait comprendre que, moi aussi, j’étais heureuse de me retrouver là.

Загрузка...