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En quittant le saint des saints, j’ai rencontré Goldie qui arrivait. J’étais encore sous le coup de la colère et je lui ai juste adressé un signe de tête. Ce n’est pas que j’avais quoi que ce soit contre Goldie. Le Patron ! Qu’il aille au diable ! Sale voyeur arrogant et dominateur ! J’ai regagné ma chambre et je me suis remise au travail, juste pour essayer de me calmer.

J’ai composé les noms et les adresses de toutes les sociétés Shipstone. Pendant qu’ils passaient en imprimante, j’ai demandé les histoires existant sur le complexe. L’ordinateur m’en a donné deux, une histoire officielle de la société combinée avec une biographie de Daniel Shipstone, et une histoire non officielle qualifiée de « scandaleuse ».

Puis il m’a suggéré d’autres sources d’information.

J’ai demandé au terminal de m’imprimer les deux ouvrages ainsi que les textes émanant d’autres sources s’ils ne dépassaient pas quatre mille mots, qu’ils soient ou non résumés. Puis j’ai consulté la liste des sociétés :


Daniel Shipstone Estate, Inc. Shipstone Never-Never

Muriel Shipstone Memorial Shipstone Ell-Quatre

Research Labotories Shipstone Ell-Cinq

Shipstone Tempe Shipstone Stationnaire

Shipstone Gobi Shipstone Tycho

Shipstone Aden Shipstone Ares

Shipstone Sahara Shipstone Deep Water

Shipstone Africa Shipstone Unltd, Ltd.

Shipstone Death Valley Sears-Montgomery, Inc.

ShipstoneKarroo Fondation Prométhée

Coca-Cola Holding Co Ecole Billy Shipstone pour les enfants handicapés

Interworld Transport Corporation

Jack et le Haricot Géant, Pty[17] . Réserve naturelle de Wolf Creek Pass

Morgan Associates Refuge naturel d’Año Nuevo

Société coloniale des Systèmes extérieurs Ecole et musée Shipstone des Arts visuels


En parcourant cette liste, j’ai éprouvé un enthousiasme très mitigé. Je savais que le trust Shipstone était plus qu’important – qui ne dispose pas d’une dizaine de Shipstones à portée de la main ? Sans compter les gros éléments, dans les fondations de nos maisons ? Mais, soudain, il réapparaissait que l’étude de ce monstre pouvait me prendre la vie entière. Et les Shipstones ne me passionnaient plus particulièrement.

J’étais en train de ruminer sur tout ça quand Goldie est venue me dire en passant qu’il était temps d’aller grignoter un bout.

— Et on m’a aussi donné des instructions pour que tu ne passes pas plus de huit heures par jour devant ton terminal et que tu profites de ton week-end chaque semaine.

— Vraiment ? Quel vieux tyran !

Nous nous sommes dirigées vers le réfectoire.

— Vendredi…

— Oui, Goldie ?…

— Tu trouves que le Maître est plutôt difficile à vivre, n’est-ce pas ?

— Non. Toujours impossible. Constamment.

— Mmm… oui, sans doute. Mais tu ignores peut-être qu’il vit dans une constante souffrance. Et il ne se drogue plus.

Nous avons fait quelques pas en silence tandis que je digérais cette information.

— Goldie… qu’est-ce qui ne va pas chez lui ?

— Rien, en réalité. Je dirais même qu’il est en bonne santé. Du moins pour son âge…

— Et quel âge a-t-il ?

— Je ne le sais pas vraiment. D’après tout ce que j’ai pu rassembler, il devrait avoir dépassé la centaine. Mais je ne pourrais dire de combien d’années exactement.

— Oh non ! Goldie, quand j’ai commencé à travailler pour lui, il devait avoir à peine dépassé les soixante-dix ans. Il avait déjà des cannes pour marcher mais il était très en forme. Il se déplaçait presque aussi vite que n’importe qui.

— Ma foi… ce n’est pas très important. Mais tu ne devrais pas perdre de vue qu’il n’est pas facile. S’il te fait de la peine, c’est à cause de ce qu’il ressent. En tout cas, je dois dire qu’il a la plus haute estime pour toi…

— Qu’est-ce qui te le fait croire ?

— Ah, ça suffit ! J’ai suffisamment parlé de mon vieux malade… Mangeons un bout…


Je me suis penchée sur le complexe Shipstone en évitant d’étudier les Shipstones. Ce que je veux dire, c’est que le seul moyen de comprendre cela, c’est de retourner à l’école, de se spécialiser en physique, de se plonger dans l’étude des plasmas, de se faire engager par une des sociétés dépendant de la Shipstone et de se montrer si dévoué, si brillant, si loyal que l’on finit par se retrouver dans les plus hauts étages de la fabrication.

Pour cette belle ascension, il faut compter une bonne vingtaine d’années et j’aurais dû commencer vers dix ans. J’estimais donc que le Patron n’avait certainement pas prévu ce genre d’itinéraire pour moi.

Maintenant, voyons un peu la propagande, officielle ou non :


Prométhée, un bref résumé accompagné d’une biographie concise des découvertes fondamentales de Daniel Thomas Shipstone, docteur en philosophie, diplômé de l’Académie militaire, docteur ès sciences, et de l’Association de bienfaisance qu’il fonda.

… ainsi le jeune Daniel Shipstone vit immédiatement que le problème de l’énergie ne résidait pas dans une réduction mais dans le transport. L’énergie est partout, autour de nous – dans la lumière solaire, le Vent, les torrents des montagnes, dans les gradients de température, le charbon, le pétrole, les minerais radioactifs, les plantes. Et tout particulièrement dans les profondeurs des océans et de l’espace. Là, l’énergie est disponible en quantités qui dépassent la raison humaine.

Ceux qui parlaient de « raréfaction des sources » et qui en appelaient à l’« économie d’énergie » ne comprenaient pas la situation. La manne céleste continuait de pleuvoir sur nous et nous n’avions besoin que d’un seau pour la recueillir. Encouragé par sa fidèle épouse Muriel – née Greentree – qui se remit au travail pour subvenir aux besoins de la famille, le jeune Shipstone démissionna de son poste à la Commission nucléaire pour devenir le génial inventeur que l’on connaît, le héros mythique américain par excellence. Après sept ans d’efforts et de privations, il avait mis au point, de ses seules mains, la première pile Shipstone. Il avait découvert que…


Ce qu’il avait découvert, c’était le moyen de stocker encore plus de kilowattheures dans un volume plus petit que tous ceux dont avaient pu rêver des générations d’ingénieurs avant lui. Parler de « pile améliorée », comme l’avaient fait certains journalistes de l’époque, c’était comparer une bombe H à un « superpétard ». Non, ce qu’avait réussi Shipstone, c’était la totale destruction de la plus importante industrie du monde occidental (si l’on excepte la fabrication de religions).

Pour la suite, il fallait puiser dans les histoires à scandales et les diverses sources indépendantes, car je n’avais pas la moindre confiance dans la version édifiante et sucrée de la société Shipstone. On attribuait à Muriel Shipstone les déclarations suivantes :


« Écoute, mon grand héros, tu ne vas pas déposer ce brevet. Qu’est-ce que ça te rapporterait ? Il durerait dix-sept ans tout au plus… et on n’en tiendrait même pas compte dans les trois quarts du monde. Si tu le déposais, tu peux être sûr que l’Edison, la Standard et les autres t’attaqueraient de toutes les façons possibles. Mais tu m’as dit toi-même que tu te faisais fort de leur apporter un de tes gadgets et que même avec la meilleure de leurs équipes de recherche, ils se casseraient le nez, que tout ce qu’ils pouvaient obtenir, c’est que ça leur pète à la figure. C’est bien ce que tu m’as dit, non ?

« Oui, bien sûr. S’ils ne savent pas comment insérer le…

« Chut ! Je ne veux rien savoir. Et tu sais que les murs ont des oreilles. Non, pas de déclarations fantaisistes : nous commençons à fabriquer, c’est tout. Là où l’énergie est la moins chère aujourd’hui. Où donc ?…»


L’auteur du pamphlet s’en prenait au monopole « cruel et inhumain » du complexe Shipstone sur les besoins essentiels des « pauvres gens de par le monde ». Ce qui n’était pas très évident à mes yeux. Ce que la Shipstone et toutes les sociétés qui en étaient issues avaient fait, c’était fournir en grande quantité et à bas prix ce qui avait été rare et coûteux… C’était ça, être cruel et inhumain ?

Les sociétés de la Shipstone n’ont aucun monopole sur l’énergie. Elles ne contrôlent pas le pétrole, ni l’uranium ou le charbon. Elles se contentent de louer des hectares de désert… mais il en reste encore bien assez pour le soleil. Quant à l’espace, c’est la même chose : il est techniquement impossible d’intercepter plus d’un pour cent de l’énergie solaire qui se perd dans l’orbite de la Lune. Faites le calcul vous-même, sinon vous ne me croirez pas.

Alors, où est donc le crime ?

a) Les sociétés Shipstone sont accusées de fournir de l’énergie à la race humaine à des prix très inférieurs à ceux de leurs concurrents.

b) Elles refusent obstinément et de façon très antidémocratique de partager leur secret sur le montage final d’une Shipstone.

Aux yeux de la population, cela constitue un crime capital. Mon terminal me fournit d’ailleurs un certain nombre d’articles à propos du « droit légitime des peuples à tout savoir », de l’« insolence des grands monopoles », et autres manifestations d’un courroux profond.

D’accord, le complexe Shipstone se présente comme un véritable dinosaure. Il fournit de l’énergie à bas prix à des milliards de gens qui en ont besoin, et de plus en plus au fil des années. Mais ce n’est pas un monopole parce qu’il ne possède en fait aucun pouvoir. Il se contente de stocker et d’expédier selon les nécessités. Les milliards de clients de la Shipstone pourraient la ruiner en l’espace d’une nuit en revenant aux sources d’énergie classiques : le charbon, le bois, le pétrole, l’uranium… Et en redistribuant cette énergie dans tous les continents par le cuivre, l’aluminium, dans des trains, des pétroliers, des containers…

Mais mon terminal me disait que personne ne souhaitait vraiment retourner aux jours anciens, quand le paysage avait été détérioré au-delà de toute limite, quand l’air avait été empoisonné, qu’il était devenu porteur d’agents cancérigènes et de poisons, quand la masse des ignorants était terrifiée par l’énergie nucléaire dont en fait elle ne savait rien, quand tout ce qui pouvait faire fonctionner les choses était rare et coûteux… Non, personne ne souhaitait sincèrement retrouver ce cher passé… Même les plus extrémistes des opposants au complexe n’avaient qu’un souci en tête : une énergie malléable et bon marché… Non, tout ce qu’ils désiraient, c’était que la Shipstone disparaisse.

« Le droit légitime des peuples à tout savoir…» A savoir quoi, bon Dieu ? Daniel Shipstone, nanti des plus hautes connaissances en physique et mathématiques, s’était mis tout seul au travail et il en avait bavé pendant sept ans pour découvrir une loi de la nature qui lui avait permis de construire sa première pile, sa première Shipstone.

N’importe qui aurait pu faire ce qu’il avait fait. Il n’avait même pas déposé un brevet. Les lois de la nature sont à la disposition de tous les hommes. C’est ce qu’avaient compris les Néanderthaliens, blottis les uns contre les autres dans le froid, dévorés par les parasites.

Non, dans ce cas précis, le « droit » des peuples évoquait le droit de quiconque à devenir pianiste de concert sans étudier le solfège.

Mais je n’ai pas réellement le droit de m’exprimer à ce propos : je ne suis pas humaine et je n’ai pas exactement les mêmes droits que les autres.


Que l’on préfère la version style saccharine de la société Shipstone ou la version vitriol de ses détracteurs, les faits essentiels concernant Daniel Shipstone restent les mêmes. Ils sont publics et indéniables. Mais ce qui me surprit vraiment (ce qui me choqua, en fait), ce fut ce que j’appris quand je me plongeai dans l’étude du management, de la direction et de la gestion.

Mon premier soupçon me vint en consultant la liste des sociétés dépendant de la Shipstone. Certaines ne portaient pas son nom… Il était même question de Coca-Cola…

Ian m’avait dit que l’Interworld avait été à la base de la destruction d’Acapulco. Est-ce que cela signifiait que les actionnaires de Daniel Shipstone avaient bel et bien décidé d’assassiner deux cent cinquante mille innocents ? Les mêmes personnes qui dirigeaient les meilleurs hôpitaux du monde pour les enfants handicapés ? Et Sears-Montgomery… Nom de Dieu, moi-même j’avais des actions de ces magasins ! Est-ce que j’étais pour autant partie prenante d’un meurtre qui avait été perpétré à Acapulco ?

J’ai demandé le display des interconnexions des différents conseils administratifs du complexe, des holdings et des filiales, des parts et des rôles. Les résultats que j’ai obtenus m’ont paru tellement stupéfiants que j’ai demandé le listing de tous les actionnaires détenant au moins un pour cent d’actions.

J’ai passé les trois jours suivants à jouer avec tout ça, à mettre les facteurs en ordre et à essayer de meilleurs moyens d’approche pour l’énorme masse d’informations qui affluait en réponse à mes deux questions.

Finalement, j’ai pu écrire mes conclusions :

a) Le complexe Shipstone n’est qu’une seule et même société. Il donne simplement l’illusion d’être réparti en vingt-huit entités différentes.

b) Les administrateurs et/ou les actionnaires du complexe détiennent le contrôle de tous les rouages des principales nations territoriales existant dans le système solaire.

c) Potentiellement, la Shipstone constitue un gouvernement à l’échelle planétaire (ou même solaire ?). Impossible d’établir si elle agit en contrôlant directement les diverses sociétés qui ne sont pas censées faire partie de l’empire Shipstone ou si elle se comporte ouvertement comme un pouvoir en place.

d) Tout ça me fait peur.


J’avais noté un détail concernant une filiale de la Shipstone – Morgan Associates – et j’ai demandé une liste des sociétés et des banques dépendantes. Je n’ai pas vraiment été surprise d’apprendre que la société dont je dépendais pour mes dépenses et mon crédit (la MasterCard de Californie) appartenait en fait à celle qui garantissait mes salaires (la Cèrès and South Africa Acceptances) et qu’elle avait ses équivalents : Maple Leaf, Visa, Crédit Québec, etc. Certes ce n’était pas vraiment nouveau : les théoriciens de la fiscalité avaient toujours prévu ce type de système, aussi loin que je me souvenais. Mais, dans ces circonstances, je ne voyais qu’une chose : tous ces conseils d’administration étaient en interconnexion, de même que les actionnaires.

J’ai obéi à une impulsion et j’ai demandé : « Qui te possède, toi ? »

Et j’ai obtenu comme réponse : « Programme nul. »

J’ai reformulé ma question avec les plus grandes précautions. L’ordinateur qui correspondait à ce terminal était particulièrement sophistiqué et, d’ordinaire, il s’arrangeait des formulations non orthodoxes. Mais il existe des limites à ce que l’on peut espérer des machines dans le domaine de la compréhension verbale. Une question comme celle-là exigeait une exactitude sémantique absolue.

Mais, de nouveau, j’ai eu droit à : « Programme nul. »

J’ai décidé de continuer à creuser cette idée. En posant la nouvelle question, j’ai suivi point par point la grammaire, le langage de l’ordinateur ainsi que son protocole :

« Qui est le propriétaire du traitement d’information dont tous les terminaux se trouvent au Canada britannique ? »

La réponse s’est affichée et a clignoté plusieurs fois avant de s’effacer – sans que je l’aie ordonné :

« Les informations requises ne se trouvent pas dans mes banques de mémoire. »

Cela m’a fait peur. J’ai laissé tomber, je suis allée nager et me mettre en quête d’un compagnon pour la nuit sans attendre qu’on vienne me le demander. J’étais surexcitée, je me sentais superseule et j’avais absolument besoin d’un corps chaud et vibrant contre le mien. Pour me « protéger » d’une machine intelligente qui refusait de me dire qui elle était vraiment.


Pendant le breakfast, le lendemain matin, le Patron me fit savoir que je devais le rejoindre à dix heures. J’ai obéi, quelque peu intriguée, pourtant, parce que je n’avais pas eu le temps d’accomplir mes deux missions : la Shipstone et les signes d’un déclin de la société.

Lorsque je suis arrivée, il m’a simplement tendu une lettre à l’ancienne, sous enveloppe, qui avait été transmise par des moyens matériels. Et je l’ai reconnue car c’était moi qui l’avais expédiée – à Janet et Ian. Le plus surprenant, cependant, c’est qu’elle se trouvait entre les mains du Patron, puisque j’avais utilisé une fausse adresse d’expéditeur. En l’examinant, je me suis aperçue qu’elle avait été réexpédiée à San José, au cabinet d’avocats qui m’avait servi de contact avec le Patron.

— Si vous voulez bien me la rendre, je l’enverrai au capitaine Tormey… quand je saurai où il se trouve.

— Eh bien… quand vous saurez où sont les Tormey, je pense que je leur écrirai une autre lettre. Celle-là ne veut pas dire grand-chose.

— C’est tout à votre honneur.

— Vous l’avez lue, Patron ? (Va au diable !)

— Je lis tout ce qui a été adressé au capitaine et à Mrs Tormey, ainsi qu’au Dr Perreault. Et ce, à leur demande.

— Je vois… (On ne me dit jamais rien, à moi !) Si j’ai écrit ça, avec cette fausse adresse et tout, c’est à cause de la police de Winnipeg. Elle aurait pu l’intercepter.

— C’est ce qui s’est passé sans aucun doute. Non, je pense que vous avez fait le nécessaire pour brouiller les pistes, Vendredi. Je regrette de ne pas vous avoir, dit que tout ce qui leur était adressé me parvenait immanquablement. Du moins ce que la police réexpédie. Vendredi, j’ignore où sont les Tormey, mais il me reste une ressource, une méthode de contact que je peux utiliser une fois seulement. Pour cela, il faut que la police abandonne toutes les charges retenues contre eux. Cela fait des semaines que j’attends. Et rien ne vient. J’en conclus donc que la police de Winnipeg tient à les inculper pour la disparition de ce lieutenant Dickey. Alors, je vous pose de nouveau la question : est-ce qu’il est possible que l’on retrouve le cadavre ?

J’ai réfléchi, en me basant sur les hypothèses les plus pessimistes. Si la police pénétrait dans la maison, que risquait-elle de trouver ?

— Patron, est-ce que la police est déjà entrée dans les lieux ?

— Évidemment. Le lendemain du départ des Tormey.

— Dans ce cas, ils n’ont pas retrouvé le corps. S’ils l’avaient fait depuis mon retour ici, est-ce que vous le sauriez ?

— Probablement. Mes contacts avec le quartier général de Winnipeg sont imparfaits, mais je paie très cher pour des informations de première valeur.

— Savez-vous ce qu’ils ont fait des animaux ? Il y avait quatre chevaux, un chat avec cinq chatons, un cochon et sans doute quelques autres bestioles.

— Vendredi… vous vous laissez guider par votre intuition. Mais où allez-vous exactement ?

— Patron, je ne sais pas précisément comment ce cadavre est caché. Mais Janet Tormey est architecte. Et elle est spécialiste de la défense des immeubles et des doubles niveaux. Si je sais ce qu’elle a fait de ces animaux, j’aurai peut-être une idée… à propos des risques qu’il y a de voir ce cadavre retrouvé…

— Nous en discuterons plus tard. Bon, dites-moi quels sont les signes d’une maladie de société ?

— Pour l’amour de Dieu ! Je suis encore en train d’apprendre l’étendue du complexe Shipstone et vous me demandez ça !

— Vous ne la connaîtrez jamais vraiment. Si je vous ai confié deux missions, en même temps, c’est afin de vous changer les idées. Mais ne me dites pas que vous n’avez même pas réfléchi une seconde à ma deuxième question.

— J’y ai pensé un peu, c’est tout. J’ai lu Gibbon et j’ai étudié la Révolution française. J’ai lu aussi Smith : From Yalu to Precipice.

— Passablement doctrinaire. Il faudrait aussi que vous consultiez Penn : les Derniers Jours du pays de la liberté.

— Oui, monsieur. J’ai également fait quelques recoupements. C’est un mauvais signe que les citoyens d’un pays cessent de s’identifier à ce pays pour se porter vers un groupe. Un groupe ethnique. Ou une religion. Ou un langage. N’importe quoi.

— Un très mauvais signe, Vendredi. C’est du particularisme. Jadis, on considérait que c’était un vice réservé à l’Espagne mais, de nos jours, il frappe toutes les nations.

— Je ne connais pas assez bien l’Espagne. La domination des mâles sur les femelles semble constituer l’un des symptômes. Je suppose que l’inverse pourrait se révéler identique mais je n’ai pas encore rencontré de cas semblables dans ce que j’ai étudié jusqu’alors. Mais pourquoi pas, Patron ?

— Ça, c’est à vous de me le dire. Continuez.

— Pour autant que j’aie appris, avant qu’une révolution éclate, la population doit perdre toute foi dans la police et la justice.

— Élémentaire.

— Et puis… Le taux des impôts est important, ainsi que celui de l’inflation et de la productivité. Mais ce sont des facteurs archiconnus. Tout le monde sait qu’un pays est sur la mauvaise pente dès que la balance de ses paiements est déséquilibrée. Mais je me suis aussi intéressée aux petits signes, aux symptômes de folie, comme on dit parfois. Par exemple, saviez-vous qu’il est illégal d’être nu quand vous n’êtes pas à votre domicile ? Et même à votre domicile pour autant que quelqu’un ait la possibilité de vous voir ?

— C’est le type de loi plutôt difficile à appliquer, non ? Et quel sens lui voyez-vous ?

— Oh ! personne ne l’applique. Mais elle n’a pas été abrogée non plus. Et la Confédération est surchargée de textes de lois de ce type. Il me semble que ces lois qui ne sont pas appliquées et qui ne le seront jamais dégradent toutes les autres. Patron, est-ce que vous saviez que la Confédération de Californie subventionnait les putains ?

— Non, je ne l’avais pas remarqué. Pour qui ? Pour les forces armées ? Pour la population pénitentiaire ? A moins qu’on ne veuille en faire un service public. Je dois avouer que cela me surprend plutôt.

— Il ne s’agit de rien de tout cela ! Le gouvernement les paie pour qu’elles se tiennent tranquilles. Pour les retirer du marché, c’est tout. Mais ça ne marche pas. Elles encaissent leur chèque… et elles retournent chasser le client. Quand elles ne font pas ça pour le plaisir, ce qui bousille le marché. C’est pour ça que le syndicat des putes, qui a soutenu le projet de loi à sa création, essaie maintenant de mettre au point un système pour attaquer la loi de subvention. Mais ça ne marchera pas non plus.

— Pourquoi, Vendredi ?

— Patron, les lois pour endiguer les grandes marées ne marchent jamais. C’est ce que disait le roi Canut. Vous le savez certainement, non ?

— Je voulais m’assurer que vous le saviez, Vendredi.

— Je me considère comme insultée… J’ai quelque chose d’excellent. Dans la Confédération californienne, il est illégal de refuser un crédit à quiconque sous prétexte qu’il a été déclaré en faillite antérieurement. Le crédit est un droit civil.

— Je suppose que ça n’est pas appliqué.

— Je n’ai pas encore fait de recherches à ce propos, Patron. Mais je pense qu’un emprunteur ne serait pas tellement en position favorable pour essayer de soudoyer un juge. Il faut cependant que je vous cite les symptômes les plus courants : violence, attentats, meurtres, vols, terrorisme sous toutes ses formes. Émeutes également, mais j’estime que de multiples incidents répétés jour après jour détériorent une société plus que ne le ferait une flambée de colère qui se calmerait après quelque temps. Je crois que c’est tout ce que j’ai à dire pour l’heure. Ah oui… je peux aussi citer la conscription arbitraire, l’esclavage et les pressions de toutes sortes, les emprisonnements sans jugement ni même tribunaux d’exception… mais toutes ces choses sont évidentes : l’histoire en est saturée.

— Vendredi, je crois bien que vous avez laissé passer le symptôme le plus alarmant.

— Vraiment ? Et quel est-il ? Ou bien devrai-je chercher à tâtons ?

— Mmm… Pour une fois, je vais vous le dire. Mais je compte sur vous pour faire les recherches nécessaires. Réfléchissez. Les sociétés malades montrent tous les symptômes que vous m’avez cités… mais une société mourante, invariablement, devient rude et grossière. Les usages se perdent. Le manque de considération pour autrui se manifeste dans tous les cas. La courtoisie s’estompe… Tout cela a plus de sens encore que les émeutes.

— Vraiment ?

— Mais oui… J’aurais dû vous obliger à explorer cela par vous-même et vous comprendriez à présent. Ce symptôme est d’autant plus significatif qu’un individu qui le présente ne le considère nullement comme un signe de déséquilibre mais comme la preuve élémentaire de sa force, de son pouvoir. Pensez-y, Vendredi. Penchez-vous sur la question. Vous verrez qu’il est trop tard pour sauver cette société-ci. Je parle de l’humanité entière, et pas seulement des clowns qui résident en Californie. Donc, nous devons prévoir des monastères pour l’Age des Ténèbres qui va s’abattre sur nous. Les enregistrements électroniques sont trop fragiles, et il faudra prévoir des livres, du papier solide, de l’encre. Mais ça ne suffira pas. La réserve en prévision de la renaissance à venir devra se situer dans l’espace. (Le Patron s’interrompit et prit une profonde inspiration.) Vendredi ?

— Oui, monsieur ?

— Veuillez mémoriser ce nom et cette adresse.

Il pianota sur la console. La réponse apparut sur le grand écran et je la mémorisai aussitôt.

— Ça y est, Vendredi ?

— Oui, monsieur.

— Faut-il les répéter ?

— Non, monsieur.

— Vous en êtes absolument certaine ?

— Vous pouvez les répéter si vous le souhaitez, monsieur.

— Mmm… Vendredi, est-ce que vous pourriez être assez gentille pour me verser une tasse de thé avant de vous retirer ? J’ai l’impression que mes mains tremblent, aujourd’hui.

— Avec plaisir, monsieur.

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