20

En me réveillant, très longtemps plus tard, je me suis aperçue que le sol était vraiment froid et dur. Mais je ne me sentais plus fatiguée. Je me sentais même presque bien. J’avais seulement faim, très faim. Je me suis massée consciencieusement avant de constater que le tunnel, devant moi, était illuminé.

L’inscription était toujours là, mais le tunnel était aussi clair qu’un living-room. Je me suis demandé d’où cette lumière pouvait bien provenir.

Mon cerveau s’est remis à fonctionner. L’inscription PROPRIETE PRIVEE était la seule source de lumière. Mes yeux s’étaient adaptés, c’est tout. Ça s’était, produit pendant mon sommeil. Et le phénomène, chez moi, était plus sensible que chez les humains.

J’ai commencé aussitôt à chercher la commande de neutralisation des pièges. Il fallait faire marcher mon cerveau à fond. Et c’est plus difficile que pour les muscles. Mais cela brûle quand même moins de calories. C’est la seule chose qui nous sépare nettement du singe, enfin presque. Si j’avais eu à cacher une commande ou un simple contact dans un endroit pareil, où l’aurais-je mis ?

La chose devait être suffisamment cachée pour que les intrus ne la trouvent pas aisément, mais il fallait aussi que Janet et ses époux protègent leur vie. Avec ce genre de facteurs, que pouvais-je faire ?

Ça ne devait pas être trop haut pour Janet. Donc, je pouvais l’atteindre aussi. Donc, cela se trouvait à ma portée sans que j’aie besoin de dénicher un tabouret.

Les lettres lumineuses de l’inscription se trouvaient à trois mètres environ de la porte. La commande ne devait pas se trouver très loin puisque Janet m’avait dit que le deuxième panneau, qui annonçait : DANGER DE MORT, se déclenchait tout près de là. « A quelques mètres. » Quelques, ça fait rarement plus de dix…

Je me suis avancée dans le tunnel jusqu’à me trouver immédiatement sous le panneau lumineux. Juste au-dessus, le haut du tunnel était indiscernable. Même pour mon regard. Alors, j’ai levé la main. Mes doigts ont aussitôt rencontré quelque chose qui pouvait être un bouton. J’ai appuyé.

Les lettres ont clignoté, puis se sont éteintes. Le plafond est devenu lumineux, tout au long du tunnel.

Des aliments surgelés et les moyens de les faire cuire, de grandes serviettes et de l’eau chaude, un terminal qui pouvait me donner les dernières informations, des Shipstones, de la musique, de l’argent liquide en cas d’alerte, des piles, des armes, des munitions, des vêtements de toutes sortes qui étaient à ma taille puisqu’ils étaient à Janet, une horloge-calendrier qui m’indiqua que j’avais dormi treize heures d’affilée, un lit bien douillet qui était une invite à finir la nuit après avoir mangé et pris un bain et dévoré toutes les nouvelles du jour et de la veille… un sentiment de sécurité absolue qui me rasséréna jusqu’à ce que je n’aie plus à me servir de mon contrôle psychique…

J’appris donc que le Canada britannique était revenu à l’état d’alerte premier degré. La frontière avec l’Imperium restait cependant fermée. Celle du Québec était toujours sous contrôle mais on commençait à accorder des passe-droits pour certains voyages d’affaires. Le problème le plus brûlant semblait être le montant des dédommagements que le Québec devrait verser pour ce que l’on considérait maintenant comme une attaque militaire due à une erreur ou à une faute stupide. Les mesures d’internement étaient encore appliquées mais on estimait qu’au moins quatre-vingt-dix pour cent des prisonniers québécois avaient été relâchés sur parole… Et vingt pour cent des citoyens de l’Imperium. J’avais bien fait malgré tout de ne pas me faire remarquer.

Mais, apparemment, Georges pourrait maintenant rentrer quand bon lui semblerait. Ou bien y avait-il des problèmes qui ne m’apparaissaient pas encore ?…

Le Conseil pour la Survie annonçait une troisième vague d’exécutions « exemplaires » dans dix jours… Les Stimulateurs semblaient s’aligner sur eux avec un jour de décalage, tout en condamnant nettement le Conseil pour la Survie. Cette fois-ci, les Anges du Seigneur n’avaient fait aucune déclaration, du moins aucune qui ait pu filtrer sur le réseau canadien.

Une fois encore, j’aboutis à diverses conclusions hasardeuses et excitantes : les Stimulateurs étaient une organisation bidon qui ne fonctionnait que par la propagande et ne disposait d’aucun moyen réel d’action. Les Anges du Seigneur étaient soit morts soit en fuite. Quant au Conseil pour la Survie, il devait disposer de fonds importants pour payer autant de crétins sacrifiés d’avance. Mais ce n’étaient que des suppositions que je devrais peut-être revoir après la troisième vague d’attentats si les cibles étaient atteintes et si le travail semblait exécuté par des professionnels dignes de ce nom. Ça me semblait improbable, mais j’avais une certaine expérience des estimations et des erreurs derrière moi.

Cependant, je n’arrivais pas à me faire la moindre idée de l’identité du responsable de ce stupide règne de la terreur. J’étais certaine que ce ne pouvait pas être une nation territoriale. Ça devait être une multinationale, un consortium, mais je ne voyais pas non plus pourquoi exactement. A moins qu’il n’y eût derrière tout ça plusieurs individus particulièrement riches, avec un trou dans la cervelle…

J’ai composé « Imperium », « Mississippi », puis « Vicksburg ». Négatif. J’ai ajouté les noms des deux bateaux et essayé toutes les combinaisons. Toujours rien. Apparemment, ce qui m’était arrivé ainsi qu’à plusieurs centaines d’autres personnes avait été supprimé. Ou bien le sujet était-il considéré comme peu important ?


Avant de repartir, j’ai rédigé un petit mot à l’intention de Janet pour lui dire quels vêtements j’avais emportés, combien de dollars j’avais pris, en la priant d’ajouter tout ça à l’addition en cours. Je lui ai également donné le détail de ce que j’avais mis sur sa carte Visa : un trajet capsule de Winnipeg à Vancouver, une navette de Vancouver à Bellingham. Je ne me souvenais de rien d’autre. Avais-je payé le voyage jusqu’à San José avec ma carte, ou bien Georges avait-il déjà pris le relais ? Mes récépissés étaient au fond du Mississippi.

J’avais suffisamment de liquide pour quitter le Canada britannique (du moins je l’espérais !) et la tentation me vint de laisser la carte Visa avec mon petit mot. Mais une carte de crédit est une chose bien étrange et attirante. Avec ce petit rectangle de plastique, on peut faire des tas de choses. Non, c’était un devoir personnel que de protéger cette carte jusqu’à ce que je puisse la remettre en main propre à Janet. A n’importe quel prix. C’était en fait l’attitude la plus honnête.

Mais une carte de crédit, c’est une laisse, un élastique à la patte. Dans un univers de cartes de crédit, vous n’avez plus vraiment de vie privée. Ou, en tout cas, il faut beaucoup d’habileté et d’efforts pour la protéger. On ne sait jamais vraiment ce que fait un ordinateur à la seconde où vous glissez votre carte dans la fente. En tout cas, je préfère l’ignorer. Généralement, je me sens beaucoup mieux avec de l’argent liquide. De l’argent vrai. On a peu de chances d’avoir raison avec un ordinateur de banque. En fait, les cartes de crédit sont une sorte de malédiction qui s’est abattue sur le genre humain. Mais vous me direz que je ne suis pas vraiment humaine et que je ne peux pas juger sainement. De cela ainsi que de pas mal d’autres choses…


Le lendemain matin, j’étais prête à partir, habillée d’un magnifique ensemble pantalon trois-pièces bleu poudre. J’étais persuadée que Janet devait être absolument ravissante là-dedans et j’avais presque l’impression de l’être moi aussi malgré l’absence de miroir… J’avais eu l’intention de louer un équipage à Stonewall, mais je m’aperçus qu’il existait un omnibus à chevaux et un VEA de la Canadian Railways, l’un et l’autre allant à la station de métro Perimeter & McPhillips, là où Georges et moi, précisément, nous avions abandonné notre lune de miel si bizarre. Je préfère les chevaux mais, cette fois, je choisis le moyen de locomotion le plus rapide.

Mes bagages étaient encore en transit au port, mais était-il possible que je les récupère sans que cela me désigne automatiquement comme une étrangère venue de l’Imperium ? J’ai pris la décision de demander leur réexpédition dès que je serais à l’extérieur du Canada britannique. En plus, ils avaient fait tout le chemin depuis la Nouvelle-Zélande. Si je pouvais me passer d’eux à présent, je le pourrais indéfiniment. Combien de gens sont-ils morts stupidement parce qu’ils ne voulaient pas se séparer de leurs bagages ?

J’ai toujours avec moi cet ange gardien à peu près efficace, perché sur mon épaule. Quelques jours seulement auparavant, Georges et moi avions utilisé les cartes de crédit de Ian et de Janet sans un haussement de sourcils pour filer vers Vancouver.

Cette fois, bien qu’une capsule fût en attente, je me suis dirigée vers le bureau de tourisme canadien. L’endroit était bourré à craquer et il n’y avait guère de risques que quelqu’un me surprenne, mais j’ai cependant attendu de trouver une console dans un coin. Dès que cela a été possible, j’ai composé le code de la capsule de Vancouver avant d’introduire la carte de Janet dans la fente.

Ce jour-là, apparemment, mon ange gardien était un peu plus éveillé que d’ordinaire. J’ai réussi à récupérer la carte et à m’éclipser en espérant que personne n’avait surpris l’odeur de plastique fondu. J’ai marché d’un pas rapide, le nez au vent.

Aux portillons d’accès, j’ai demandé un billet pour Vancouver. L’employé était plongé dans la lecture des pages sportives duWinnipeg Free Press et il m’a coulé un regard soupçonneux.

— Pourquoi vous ne vous servez pas de votre carte comme tout le monde ?

— Est-ce que vous vendez des billets ? Mon argent est-il valable ?

— Là n’est pas la question.

— Ça l’est pour moi. Je vous en prie, vendez-moi un billet. Et donnez-moi votre nom et votre matricule, selon ce qu’indique cette notice affichée là, derrière vous.

Je lui ai tendu le montant exact.

— Voilà votre billet.

Il n’a pas tenu compte de ma demande d’identification. Mais je ne tenais pas vraiment à un entretien houleux avec son supérieur en ce moment. J’avais simplement voulu créer une diversion.

La capsule était bourrée de passagers mais je n’eus pas à rester debout. Un preux chevalier rescapé du siècle précédent se leva pour m’offrir sa place. Il était jeune, plutôt pas mal et il était évident que sa galanterie était motivée par le rapide examen qu’il avait fait de ma personne.

J’ai accepté avec un sourire. Il est resté près de moi et j’ai fait mon possible pour lui accorder une petite récompense en me penchant un peu en avant pour lui offrir un petit aperçu de ma poitrine. Cela parut le satisfaire et son intérêt ne faiblit pas durant les soixante minutes du voyage.

Comme nous débarquions à Vancouver, il me demanda si j’avais des projets pour le déjeuner. Parce qu’il connaissait un endroit vraiment épatant, le Bayshore Inn. Ou, si je n’aimais pas la cuisine japonaise…

Je lui ai dit que c’était impossible. Que je devais être à Bellingham à midi.

De façon surprenante, son visage s’est éclairé.

— Quelle coïncidence ! Moi aussi, je vais à Bellingham, mais je ne suis pas aussi pressé. Que diriez-vous de déjeuner là-bas ? D’accord ?

(Est-ce qu’il n’y a pas un article, quelque part dans les lois internationales, qui interdise de franchir les frontières dans des buts immoraux ? Mais l’invite ouverte de ce jeune homme pouvait difficilement être considérée comme « immorale ». Les êtres artificiels ne comprendront jamais vraiment le code sexuel des humains. Ils ne peuvent que le mémoriser afin d’éviter d’avoir trop d’ennuis. Et ce n’est pas facile, ledit code étant aussi embrouillé qu’un plat de spaghettis.)

Mon ultime tentative pour évincer le prince galant ayant échoué, j’étais dans l’obligation de prendre une décision rapide : ou bien je me montrais franchement cruelle, ou bien je cédais. Je me suis dit : Vendredi, à présent tu es une grande fille. Si tu avais vraiment eu l’intention de ne pas lui laisser la moindre chance de te mettre dans son lit, c’était à l’instant où il t’a donné sa place dans la capsule de Winnipeg qu’il aurait fallu te décider.

J’ai pourtant fait une dernière, une très faible tentative.

— D’accord… si je paie l’addition.

Ça, c’était plutôt hypocrite. Nous savions l’un et l’autre que s’il me laissait payer, cela annulait la dette que je pouvais avoir pour une heure de voyage assise. Mais, d’un autre côté, les règles du jeu lui interdisaient d’invoquer cela puisque tout acte chevaleresque est désintéressé et pur, n’est-ce pas ?

Cette sale petite canaille sympathique et rusée décida de choisir la politique du petit rire gentil.

— C’est d’accord.

J’ai ravalé précipitamment mon étonnement.

— Et vous ne discuterez pas le moment venu ? C’est bien moi qui vous invite ?

— Pas question de discuter. Il est évident que vous ne voulez pas m’être redevable d’un repas alors que c’est moi qui vous ai invitée. J’ignore ce que j’ai fait qui ait pu vous irriter ainsi. En arrivant à Bellingham, il y a un McDonald. Je prendrai un Big Mac et un Coca. Alors, nous serons amis.

— Je m’appelle Marjorie Baldwin. Et vous ?

— Trevor Andrews. Enchanté, Marjorie.

— Trevor. Joli prénom. Trevor, je dois vous dire que je vous trouve rusé, hypocrite, méprisable. Alors, conduisez-moi dans le meilleur restaurant de Bellingham, prenons tout ce qu’il y a de meilleur à la carte, et c’est vous qui réglerez. Je vais vous donner une chance de vous rattraper. Mais je ne crois pas que vous réussissiez à coucher avec moi, franchement. Je ne me sens pas très réceptive.

Ça, c’était un mensonge pur et simple. J’étais absolument réceptive et plutôt allumée, d’ailleurs. S’il avait eu mon superodorat, il aurait été très vite informé. Autant que moi. Un mâle humain ne peut rien cacher à une femelle artificielle aux sens améliorés. Mais ce que je perçois ne m’offense jamais. Il m’arrive évidemment parfois d’imiter le comportement des femmes humaines normales et de feindre d’être choquée, mais ce n’est pas souvent et j’essaie d’éviter ce genre de comédie car je ne suis pas du tout convaincue de mes talents d’actrice.

Durant le trajet de Vicksburg à Winnipeg, je n’avais pas ressenti le moindre besoin sexuel. Mais, après ma longue nuit de sommeil, un bon repas, un bain très chaud, mon corps semblait avoir retrouvé un rythme normal, et des envies normales. Pourquoi donc mentir ainsi à cet aimable étranger ? Il était inoffensif, après tout. L’était-il vraiment ? Oui, en termes rationnels… Pour l’heure, j’étais stérile, à moins de quelque intervention chirurgicale. Et je suis immunisée contre les quatre maladies vénériennes les plus courantes. A la crèche, on nous avait appris à considérer le sexe comme le sommeil, l’alimentation, le jeu, la conversation, la tendresse… Toutes choses qui font que la vie est encore supportable.

Si je lui mentais, c’était sans doute parce que les règles du ballet sentimental humain l’exigeaient. Et je comptais bien passer à ses yeux pour une humaine.

— Vous pensez que je vais perdre mon temps ? m’a-t-il demandé.

— Je le crains. Et j’en suis navrée.

— Vous vous trompez. Je n’essaie jamais de mettre une femme dans mon lit. Si elle veut par contre me mettre dans le sien, elle trouvera toujours un moyen de me le faire savoir. Et si elle ne le souhaite pas, pourquoi y prendrais-je du plaisir ? Mais il ne semble pas vous apparaître que le seul fait d’être assis avec vous et de déjeuner avec vous vaille largement le montant de l’addition et qu’il suffit de ne pas trop prêter attention aux petites stupidités qui sortent de votre adorable bouche.

— Stupidités ! Alors essayez de trouver un très bon restaurant. Maintenant, prenons la navette…

Je me suis embarquée avec la certitude que j’aurais certainement droit à un petit accrochage à l’arrivée. Mais le fonctionnaire de la DIS a longuement examiné les papiers de Trevor avant de valider sa carte de touriste, et il s’est contenté d’un vague regard sur ma MasterCard de San José avant de me la restituer. J’ai attendu un instant Trevor tout en contemplant l’enseigne clignotante du Breakfast Bar avec un doux sentiment de déjà vu.

— Si seulement j’avais vu avant cette magnifique carte en or que vous avez brandie, jamais je n’aurais proposé de vous offrir à déjeuner. Ma parole, vous êtes une riche héritière…

— Nous avons conclu un marché. Vous m’avez dit que ça valait bien le prix pour rester assis auprès de moi à écouter mes… stupidités.

— Oh ! vous devriez avoir honte !

— Arrêtez de vous plaindre. Où est ce fameux restaurant ?

— Ma foi, Marjorie… je dois vous avouer maintenant que je ne connais pas bien les restaurants de cette fascinante métropole. Est-ce que vous pourriez m’en citer un qui ait votre préférence ?

— Trevor, je dois dire que votre technique pour séduire me coupe le souffle.

— C’est ce que prétend ma femme.

— Je me disais bien que vous aviez l’air de porter un collier. Rangez sa photo. Ne me la montrez pas pour l’instant. Je vais essayer de trouver où déjeuner.

J’ai réussi à coincer l’officier de la DIS entre deux navettes et je lui ai demandé quel était le meilleur restaurant de Bellingham.

Il a pris un air songeur.

— Nous ne sommes pas à Paris, vous savez.

— OK, je l’ai remarqué.

— Ni même à La Nouvelle-Orléans. A votre place, je crois que j’irais au Hilton.

Je suis revenue rapporter la bonne nouvelle à Trevor.

— Apparemment, le restaurant du Hilton est le meilleur du coin. Au deuxième étage. C’est ça, ou bien nous envoyons des espions un peu partout pour fureter… Maintenant, voyons cette photo…

J’ai siffloté. Les blondes m’intimident toujours. Quand j’étais petite, j’étais persuadée que je pourrais avoir cette couleur de cheveux si on me frictionnait suffisamment longtemps.

— Trevor… si vous avez ça chez vous, pourquoi essayez-vous de ramasser n’importe quelle fille au hasard des rues ?

— Je vous ai ramassée au hasard, Marjorie ?

— Cessez donc d’esquiver.

— Vous n’arrivez pas à me croire, Marjorie, n’est-ce pas ? Alors, vous allez encore dire des stupidités. Nous ferions mieux de grimper là-haut avant que des oliviers ne poussent dans nos Martini.


Le repas s’est très bien passé, mais Trevor n’avait pas l’imagination de Georges, sa connaissance de la gastronomie, ni son talent pour intimider le maître d’hôtel. Tout était bon, moyennement bon, très Amérique du Nord, et Bellingham rappelait Vicksburg.

J’étais inquiète : le fait de découvrir que la carte de Janet était périmée m’avait plus troublée que le fait de ne pas la trouver chez elle en compagnie de Ian. Est-ce qu’elle avait des ennuis ? Lui était-il arrivé quelque chose ?

Quant à Trevor, il semblait avoir perdu quelque peu de l’enthousiasme dont tout jeune chasseur devrait faire preuve quand le gibier est presque aux abois. Au lieu de me couver d’un regard lascif, il semblait préoccupé, lui aussi. Pourquoi ce changement d’attitude ? Parce que je lui avais demandé de voir la photo de sa femme ? Est-ce que je l’avais culpabilisé ce faisant ? Il m’a toujours semblé qu’un homme ne devrait jamais se lancer sur la piste des autres femmes s’il ne peut pas se permettre de tout raconter en regagnant son cher foyer, jusqu’aux détails les plus intimes.

Et puis, après tout, Trevor avait été le premier à parler de son épouse, non ?… Oui, à bien y réfléchir, c’était lui qui m’avait révélé son existence.

Il s’est un peu réveillé après le déjeuner. Je venais de lui dire de me rejoindre après le rendez-vous d’affaires qu’il avait parce que j’avais décidé de m’inscrire ici, au Hilton, de façon à bénéficier de tout le confort et des facilités des lieux pour passer différents appels par satellite (ce qui était exact), et que je resterais très certainement toute la nuit (encore exact). Alors, il n’avait qu’à me rejoindre au bar. Je me sentais très seule et je pensais sincèrement que je lui demanderais de rester jusqu’au matin avec moi.

— Je vous appellerai d’abord, m’a-t-il dit, pour que vous puissiez mettre l’autre à la porte, O.K. ? Ensuite seulement je monterai. Inutile de faire le voyage deux fois. Et je ferai monter le champagne aussi.

— Eh, doucement ! Je n’ai parlé que du bar, jusque-là. Pas encore de ma chambre.

— Marjorie, vous êtes vraiment très dure.

— Non, c’est vous qui l’êtes. Je sais ce que je fais. (J’ai obéi à un réflexe soudain.) Qu’est-ce que vous pensez des êtres artificiels ? Est-ce que vous accepteriez que votre sœur en épouse un ?

— Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui le voudrait vraiment ? Ma sœur commence à ne plus être très jeune.

— N’essayez pas de vous dérober. Et vous, Trevor, est-ce que vous épouseriez un être artificiel ?

— Que diraient les voisins ? Non, écoutez, Marjorie, qu’est-ce qui vous permet de poser ce genre de question ? Vous avez vu une photo de ma femme. Les artefacts sont censés faire les meilleures épouses du monde, non ? Horizontalement ou verticalement…

— Vous voulez dire des concubines. Il est inutile de les épouser, n’est-ce pas ? Non seulement vous n’avez pas épousé un être artificiel, Trevor, mais tout ce que vous en connaissez, ce ne sont que les idées répandues, les mythes… D’ailleurs, vous ne parleriez pas d’artefacts.

— C’est ça… Je suis hypocrite, rusé, méprisable. Mais vous ne vous êtes pas doutée un instant que j’en étais un…

— Oh ! laissez tomber, Trevor… Vous n’êtes pas un être artificiel, sinon je le saurais déjà. Et s’il vous arrivait de coucher avec un « artefact », comme vous dites, vous n’accepteriez certainement jamais de l’épouser. Non, cette discussion est futile. Arrêtons-la. J’ai besoin de deux heures. Ne vous inquiétez pas si le terminal de ma chambre est constamment occupé. Laissez un message et je serai à vous dès que possible.

Je suis allée m’inscrire à la réception. J’ai demandé non pas la suite conjugale – ce qui, en l’absence de Georges, m’aurait semblé une extravagance un peu triste – mais une très bonne chambre avec un grand lit.

Je me suis mise au travail.

J’ai appelé le Vicksburg Hilton. Non, Mr et Mrs Perreault avaient quitté l’hôtel sans laisser d’adresse. Désolés !…

Moi aussi. Cette satanée voix synthétique me donnait toujours des frissons. J’ai appelé l’université McGill à Montréal et j’ai perdu vingt minutes à apprendre que, oui, le Dr Perreault était membre honoraire de l’université mais qu’il se trouvait maintenant à l’université de Manitoba. Le seul élément nouveau était que son ordinateur de Montréal synthétisait le français et l’anglais avec la même aisance tout en ne répondant jamais dans la langue qui convenait. Résultat amusant garanti. Quand même… ils étaient un peu trop malins, ces programmeurs.

J’ai ensuite essayé le code de Janet à Winnipeg et j’ai appris que son terminal était hors circuit sur demande de l’abonnée. Ce qui m’a amenée à me demander comment j’avais pu recevoir toutes ces informations dans le trou quelques heures seulement auparavant. « Hors circuit » ne s’appliquait-il qu’aux appels ?

Avec l’ANZAC, la promenade a été particulièrement longue avant qu’une voix humaine m’apprenne que le commandant Tormey était en congé à cause de l’état d’alerte et de l’interruption de tous les vols à destination de la Nouvelle-Zélande.

En composant le code de Ian à Auckland, je n’ai entendu que de la musique et l’habituelle invitation à laisser un message, ce qui n’était guère surprenant puisque les vols semi-balistiques n’avaient pas repris. Mais j’avais eu le vague espoir de pouvoir joindre Betty ou Freddie.

Comment atteindre la Nouvelle-Zélande alors qu’il n’y avait plus aucun vol semi-balistique ? Impossible de chevaucher un hippocampe. Est-ce que les cargos acceptaient encore des passagers ? En tout cas, je ne pensais pas que leur hébergement à bord était prévu. N’avais-je pas entendu dire que certains d’entre eux n’avaient même pas d’équipage ?

J’estimais que ma connaissance des différents moyens de voyage de notre vieille planète et au-delà était supérieure à la moyenne requise pour être agent professionnel, tout simplement parce que je suis un courrier, une messagère, et que je me sers fréquemment de moyens que les touristes ne peuvent emprunter et qui sont ignorés de la plupart des voyageurs de commerce. Et c’est pour cela que la simple idée de n’avoir jamais vraiment réfléchi au problème que représentait un arrêt total des SB me vexait effroyablement. Mais il devait bien exister un moyen de pallier cela. Il en existe toujours un. Et mon petit cerveau se mit à fonctionner là-dessus en me promettant de me donner la solution plus tard.

J’ai ensuite appelé l’université de Sydney. J’ai eu d’abord un ordinateur, puis enfin une voix humaine qui me dit connaître le Pr Farnese qui était, pour le moment, en congé annuel. Non, il n’avait laissé aucune adresse ou code privé où le joindre. Désolé. Mais le service de nuit pourrait peut-être m’aider.

L’employé que j’ai eu au bout du fil semblait plutôt seul et j’eus toutes les peines du monde à arrêter son bavardage pour qu’il m’avoue enfin qu’il pouvait joindre n’importe qui sauf Federico ou Elizabeth Farnese.

Pour finir, j’ai appelé le dernier contact que j’avais espéré pouvoir laisser de côté : Christchurch. Il existait une faible chance, très faible, pour que le Patron ait transmis un message pour moi au moment où il s’était replié – pour autant que ce repli n’ait pas été un désastre absolu.

Il existait une faible chance pour que Ian, dans l’impossibilité de m’envoyer un message dans l’Imperium, ait décidé de l’adresser à mon ancien domicile avec l’espoir qu’il me soit réexpédié. Je me souvenais de lui avoir donné le code d’appel de Christchurch quand il m’avait confié celui de son appartement d’Auckland. J’ai donc appelé mon ex-domicile…

Et j’ai reçu un choc.

« Le service du terminal que vous appelez est interrompu. Les appels ne sont pas retransmis. En cas d’urgence, veuillez contacter Christchurch au code suivant :…»

Ce code, je le reconnaissais. C’était celui du bureau de Brian.

Je me suis embrouillée un instant dans les fuseaux horaires. Mais oui, il devait être un peu plus de dix heures du matin en Nouvelle-Zélande, et j’avais de grandes chances de trouver Brian à son bureau. J’ai composé le code, le satellite m’a fait attendre quelques secondes, puis j’ai vu son visage étonné se former sur l’écran.

— Marjorie !

— Oui, Marjorie. Comment vas-tu ?

— Pourquoi m’appelles-tu ?

— Brian, je t’en prie ! Nous avons été mariés durant sept ans. Est-ce que nous pourrions au moins nous parler poliment ?

— Excuse-moi. Que puis-je faire pour toi ?

— Je suis désolée de te déranger au bureau mais le terminal de ton domicile semble hors service. Brian, tu as certainement entendu les informations. Toutes les communications avec l’Imperium de Chicago sont interrompues depuis l’état d’urgence. Je veux dire les attentats. Ce que les journalistes appellent le jeudi Rouge. C’est pour ça que je me trouve en Californie. Je n’ai pas réussi à retourner chez moi. Est-ce que tu pourrais me dire si des messages ou du courrier sont arrivés pour moi ? Tu comprends, je n’ai rien reçu.

— Ça, je ne peux pas te le dire. Désolé.

— Mais tu dois bien savoir si quelque chose m’a été expédié ? Si seulement je savais qu’un message m’a été envoyé, cela pourrait m’être utile.

— Voyons voir. Il y a bien tout cet argent que tu as retiré… mais non, tu as dû emmener le récépissé avec toi.

— Quel argent ? De quoi parles-tu ?

— Mais de l’argent que tu as exigé, en menaçant de faire un scandale. Plus de soixante-dix mille dollars. Marjorie, je suis surpris que tu aies le culot de te montrer… alors que par tes mensonges, par ta froide cupidité, tu as réussi à détruire toute notre famille.

— Brian, mais de quoi parles-tu, mon Dieu ? Je n’ai rien fait de tout ça, je n’ai rien pris, pas un penny… Comment aurais-je pu détruire la famille ? C’est moi qui ai été mise à la porte. Je nageais en plein bonheur quand on m’a demandé de faire mes bagages. J’ai été virée en quelques minutes, Brian. C’est ça, « détruire la famille » ? Est-ce que tu peux me donner des explications ?

Brian s’est exécuté. Il m’a donné froidement tous les détails. Bien entendu, tout mon comportement allait de pair avec mes mensonges et cette allégation absurde selon laquelle j’étais un artefact vivant, un être artificiel, ce qui obligeait ma famille à l’annulation.

J’ai bien tenté de lui rappeler que je lui avais prouvé que j’avais été physiquement améliorée, que je lui avais montré mes pouvoirs, mais il n’a pas voulu m’écouter. Apparemment, mes souvenirs ne cadraient pas avec les siens. Quant à cette question d’argent, je mentais. Il avait bel et bien vu le récépissé avec ma signature au bas.

Je l’ai interrompu pour lui hurler que cette signature était un faux et que je n’avais pas touché un seul dollar de la famille.

— Donc, tu accuses Anita d’avoir fait des faux. C’est encore mieux que le plus gros de tes mensonges.

— Je ne l’accuse de rien. Mais je n’ai pas reçu le moindre argent de la famille, c’est tout ce que j’ai à dire.

Mais j’accusais bel et bien Anita et nous le savions, lui et moi. Et j’accusais peut-être Brian du même coup. Je me rappelais que Vickie m’avait dit une fois qu’Anita ne mouillait que pour les comptes bancaires bien pleins… Je lui avais dit de se taire et de ne pas être aussi médisante. Mais, par la suite, j’avais entendu d’autres échos sur la frigidité d’Anita. Ce qui était insupportable pour un EA. A bien y repenser, il semblait possible qu’elle ait mis toute sa passion dans la famille, dans sa réussite financière, son prestige, son pouvoir au sein de la communauté.

Si tel était le cas, elle devait me haïr. Je n’avais pas détruit sa famille, mais en me chassant, elle avait mis en déséquilibre tout le jeu de dominos. Tout s’était sans doute écroulé peu après mon départ… Vickie était allée à Nukualofa et elle avait commencé une procédure de divorce et de règlement financier. Ensuite, Douglas et Lispeth avaient quitté Christchurch, ils s’étaient mariés chacun de leur côté et avaient suivi le même genre de procédure.

Faible réconfort : Brian m’apprit que j’avais eu non pas six mais sept voix contre moi lors du vote. Était-ce mieux ? Oui. Car Anita avait décidé que les voix seraient réparties selon les parts d’actions. Brian, Bertie et elle avaient voté en premier, ce qui avait suffi à provoquer mon éviction, mais Doug, Vickie et Lispeth s’étaient abstenus.

C’était vraiment un réconfort infime. Ils n’avaient pas tenté de contrer Anita, et ils ne m’avaient même pas prévenue de ce qui était en train de se tramer. Ils s’étaient abstenus et ils avaient attendu tranquillement que la sentence soit exécutée.

J’ai demandé à Brian comment allaient les enfants et il m’a dit d’un ton tranchant que ça ne me concernait plus. Puis il a ajouté qu’il était occupé et qu’il allait me quitter. Mais les chats ? lui ai-je encore demandé.

Il a explosé.

— Marjorie, est-ce que tu n’as vraiment pas de cœur ? Tu as fait tellement de chagrin à tout le monde, et voilà que tu me demandes ce que sont devenus les chats…

— Brian, je veux savoir, c’est tout, ai-je lancé en essayant de dominer ma fureur.

— Je crois qu’ils ont été envoyés à la S.P.A. Ou à l’institut médical. Allez, au revoir. Et ne me rappelle plus !

Comment ? L’institut médical ? M. Carpette ligoté sur un billard et un carabin penché sur lui avec un scalpel à la main ? Je ne suis pas végétarienne et je n’ai jamais protesté contre la vivisection, mais si cela doit être, ô mon Dieu, si vous existez, faites qu’on ne se serve pas d’animaux qui étaient persuadés d’être des gens ! S.P.A. ou institut médical… M. Carpette et les chatons étaient sans doute tous morts à présent. Si les vols SB avaient encore été possibles, je crois bien que j’aurais pris le risque de regagner le Canada et de prendre une navette jusqu’à la Nouvelle-Zélande avec le vague espoir de sauver mon vieux copain le chat. Mais Auckland, par les moyens traditionnels, était aussi loin que Luna City. Non, je n’avais pas l’ombre d’une chance…

Je me suis mise sous contrôle mental intense afin de rejeter les problèmes que je ne pouvais résoudre, de libérer mon esprit… Mais M. Carpette ronronnait toujours en se frottant contre ma jambe.


Un voyant rouge clignotait sur le terminal. J’ai regardé l’heure. Les deux heures s’étaient écoulées et ce devait certainement être Trevor.

Allons, Vendredi, décide-toi. Mets un peu d’eau froide sur tes yeux, descends et laisse-le essayer de te convaincre. Ou bien dis-lui de monter, emmène-le au lit et pleure sur sa poitrine. Commence par ça, parce que en ce moment tu n’as pas vraiment envie d’amour. Tu veux seulement l’épaule accueillante d’un homme. Laisse-toi aller, et très vite l’envie reviendra. Tu le sais. Les larmes des femmes sont un aphrodisiaque puissant pour la plupart des hommes, ton expérience te l’a appris. (Cryptosadisme ? Machisme pur ? Peu importe.)

Dis-lui de monter. Prépare-lui un verre. Essaie peut-être de te mettre un peu de rouge à lèvres, d’être sexy. Non ! au diable le rouge à lèvres ! De toute façon, il ne tiendrait pas longtemps. Non, accepte-le dans ton lit, c’est tout. Donne-lui tout ce que tu as à donner.

J’ai laissé un sourire flotter sur mon visage et j’ai appuyé sur la touche de réponse du terminal. Et j’ai entendu la voix du robot de l’hôtel.

— Nous avons une gerbe de fleurs pour vous. Puis-je vous la faire monter ?

— Certainement.

(Une gerbe de fleurs ? C’était mieux qu’une paire de claques, après tout.)

Quand j’ai ouvert la porte, je me suis trouvée nez à nez avec une gerbe grande comme un berceau. Le garçon d’étage l’a déposée au milieu de la chambre. Des roses ! De grandes roses rouges ! J’ai décidé instantanément que Trevor avait droit à un traitement que Cléopâtre elle-même ne réservait qu’à ses intimes.

J’ai ouvert l’enveloppe jointe. Je m’attendais à trouver une simple carte avec quelques mots pour me demander d’appeler le salon. Mais c’était une lettre.


Ma chère Marjorie,

J’espère que ces roses seront au moins aussi bien accueillies que je l’aurais peut-être été.


(Vraiment ? Mais qu’est-ce qu’il voulait dire ?)


Je dois vous avouer que je me suis enfui. J’ai compris que je ne devais pas insister pour m’imposer à vous.

Je ne suis pas marié et je ne l’ai jamais été. J’ignore qui est cette jolie femme dont je vous ai montré la photo. Ainsi que vous me l’avez fait comprendre, les gens de ma sorte ne sont pas aptes au mariage. Oui, chère jeune dame, je suis un être artificiel. « Ma mère était une éprouvette et mon père un bistouri. » Je ne devrais donc pas essayer de séduire les femmes vraiment humaines. Oui, je trompe mon monde et je passe généralement pour un être humain, mais je préfère vous dire la vérité avant que vous ne l’appreniez vous-même.

Oui, je préfère que vous sachiez maintenant plutôt que de vous blesser plus tard.

Bien entendu, mon nom de famille n’est pas Andrews, puisque les gens comme moi n’ont pas de famille.

Je ne peux m’empêcher de rêver que vous soyez vous-même un être artificiel. Vous êtes si jolie, tout autant que sexy, et ce n’est probablement pas votre faute si vous ne cessez de bavarder à propos de questions comme les êtres artificiels, que vous ne comprenez pas vraiment. Vous me rappelez une petite femelle fox-terrier que j’ai eue autrefois. Elle était mignonne et très affectueuse, mais elle avait toujours l’air prête à dévorer le monde entier. Je dois avouer que je préfère les chats et les chiens à la plupart des gens parce que jamais ils ne me reprochent de n’être pas totalement humain.


J’espère que ces roses vous apporteront du plaisir.

Trevor.


Je me suis essuyé les yeux, je me suis mouchée et j’ai gagné le bar aussi vite que j’ai pu, puis le terminal de la navette… Et j’ai guetté, j’ai attendu, et j’ai attendu encore et encore. Finalement, un policier m’a remarquée et s’est approché de moi. Il m’a demandé si j’avais besoin de quelque chose.

Je lui ai dit la vérité, en partie du moins, et il m’a laissée tranquille. J’ai attendu encore. Très longtemps. Le policier est revenu auprès de moi.

— Ecoutez… si vous insistez, je vais vous demander votre identité et votre certificat médical. Mais je n’en ai vraiment pas envie. J’ai une fille qui a à peu près votre âge, et si elle se trouvait dans votre situation, je crois que j’aurais de la reconnaissance pour le flic qui la laisserait partir. En tout cas, laissez-moi vous dire que vous ne devriez pas faire ça : rien qu’à voir votre frimousse, on se dit que vous n’avez pas assez de nerf.

Un instant, je me suis dit que j’allais lui montrer ma carte de crédit en or. Je doute qu’il se trouve une fille au monde sur n’importe quel trottoir pour trimbaler ce genre de passeport. Mais mon bon vieux flicard avait l’air convaincu d’être mon vieux père et j’avais suffisamment humilié le monde pour une journée. Alors je l’ai remercié du fond du cœur et je suis retournée à l’hôtel.

Les humains sont tellement sûrs d’eux qu’ils repèrent un EA au premier coup d’œil… Tu parles ! Même entre nous, nous sommes incapables de nous reconnaître. Trevor était le premier homme que j’aie connu avec lequel j’aurais pu me marier la conscience parfaitement claire. Et c’est moi qui l’avais repoussé.

Il était trop sensible !

Qui est trop sensible, Vendredi ? N’est-ce pas toi ?…

Bon sang ! la plupart des humains rejettent les gens de ton espèce. Si on corrige trop souvent un chien, il devient enragé. Et quand je repensais à ma chère famille néo-zélandaise, je me disais qu’Anita était probablement très fière de m’avoir persécutée. Parce que je ne suis pas humaine.

Le score de la journée était donc de neuf pour les humains, zéro pour Vendredi.

Janet me manquait terriblement.

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