3

Quelqu’un est venu et m’a fait une autre injection hypodermique. Alors la douleur a reflué et j’ai dormi.

Je pense que j’ai dormi longtemps. Avec des rêves confus, ou des périodes de semi-éveil, ou bien encore les deux. En tout cas, il devait y avoir une bonne partie de rêve – les chiens parlent, du moins un grand nombre d’entre eux, mais ils ne donnent pas des conférences sur les droits civils des artefacts vivants, n’est-ce pas ? Les bruits de course et les brouhahas que je percevais étaient sans doute réels. Mais c’était comme un cauchemar parce que je m’aperçus que j’étais incapable de lever la tête, encore moins de quitter le lit pour me joindre aux réjouissances.

Puis vint un moment où je décidai que j’étais vraiment éveillée. Je n’avais plus de menottes aux poignets ni de ruban adhésif sur les yeux. Mais je n’ai pas sauté du lit ni ouvert les paupières. Je savais que les premières secondes qui suivraient celle où j’ouvrirais les yeux seraient sans doute les meilleures et que je pourrais tenir l’unique chance de m’enfuir.

J’ai fait fonctionner mes muscles sans esquisser un mouvement. Tout me paraissait fonctionner, encore que je fusse plutôt meurtrie çà et là, et en pas mal d’autres endroits aussi. Des vêtements ? Laisse tomber. Non seulement je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où ils pouvaient être, mais quand on fuit pour sauver sa peau, on n’a vraiment pas une seconde à perdre pour s’habiller.

Maintenant, un plan. Il me semblait bien qu’il n’y avait personne dans la pièce. Quelqu’un sur le sol ? Reste bien tranquille et écoute. Quand je serai sûre qu’il n’y a personne, je me lèverai sans faire de bruit, je grimperai l’escalier comme une petite souris, j’irai au-dessus du troisième étage, dans le grenier, et je m’y cacherai. J’attendrai qu’il fasse sombre. Ensuite je passerai par la lucarne jusque sur le toit, puis le mur de derrière et les bois. Si je parvenais à atteindre les bois derrière la maison, ils ne m’y retrouveraient jamais. Mais jusque-là, je serais une cible facile.

Quelles chances j’avais ? Disons une sur dix. Mettons une sur sept si je me débrouillais vraiment bien. Le point faible de ce pauvre plan, c’était que je risquais très probablement d’être repérée avant d’avoir réussi à prendre le large… parce que si j’étais repérée… non, quand je serais repérée, il faudrait que je tue, et aussi silencieusement que possible. Parce que la seule alternative était d’attendre ici jusqu’à ce qu’ils me liquident, c’est-à-dire juste après que le Major aurait décidé qu’ils n’avaient plus rien à tirer de moi. Ces clowns étaient peut-être maladroits mais pas stupides à ce point – du moins le Major – et ils ne laisseraient certainement pas en vie un témoin qui avait été torturé et violé.

J’ai tendu mes oreilles dans toutes les directions et j’ai écouté.

On aurait pu entendre voler une mouche. Inutile d’attendre, donc. A chaque seconde qui passait quelqu’un risquait d’intervenir. J’ai ouvert les yeux.

— Enfin réveillée, à ce que je vois. Bien.

— Patron ! Où suis-je ?

— Quel vieux cliché ! Ça n’est pas digne de vous, Vendredi. Allez ! Trouvez mieux.

J’ai regardé tout autour de moi. J’étais dans une chambre, peut-être une chambre d’hôpital. Pas de fenêtres. Un éclairage diffus. Un silence de tombe caractéristique que renforçait encore le souffle soyeux de la ventilation.

Mes yeux sont revenus sur le Patron. Ça me faisait plaisir de le voir. Toujours avec son vieux couvre-œil. Pourquoi n’avait-il jamais pris le temps de faire régénérer cet œil ? Il avait posé ses cannes contre une table, à portée de la main. Il portait comme d’habitude son complet de soie écrue trop large qui faisait penser à une espèce de pyjama mal taillé. Mais j’étais tellement heureuse qu’il soit là.

— Ça ne me donne pas la réponse. Je veux toujours savoir où je suis. Et comment j’y suis venue. Et pourquoi. Dans le sous-sol, c’est certain. Mais où, exactement ?

— Nous sommes sous terre, bien sûr, à quelques mètres de profondeur. Où exactement, vous le saurez quand ce sera nécessaire, ou du moins on vous dira comment aller à tel ou tel endroit. C’était le point faible de notre ferme. Un refuge agréable mais dont trop de gens connaissaient l’emplacement exact. Comment vous êtes parvenue ici, cela peut attendre. Quant à savoir pourquoi : la réponse est évidente. Maintenant, au rapport.

— Patron, vous êtes l’homme le plus odieux que j’aie jamais rencontré.

— Je me suis beaucoup entraîné. Au rapport.

— Et votre père a rencontré votre mère dans une porcherie et il n’a même pas baissé son pantalon.

— Ils se sont connus dans un pique-nique de l’école baptiste et ils croyaient tous les deux à la petite souris qui vous rapporte un sou quand on perd une dent. Allez, au rapport.

— Et vous avez les oreilles sales. Et le nez morveux. Le voyage jusqu’à Ell-Cinq s’est passé sans incident. J’ai trouvé Mr. Mortenson et je lui ai livré le contenu de mon nombril trafiqué. Mais un facteur inattendu est venu perturber la routine : une épidémie venait de frapper la cité spatiale. Une maladie des voies respiratoires dont l’étiologie était inconnue et que j’ai contractée. Mr. Mortenson a été très bon avec moi. Il m’a gardée chez lui et ses femmes m’ont soignée très efficacement et avec beaucoup de tendresse. Patron, j’aimerais qu’ils soient récompensés.

— C’est noté. Poursuivez.

— Je n’avais pas ma tête durant presque tout ce temps. C’est pour ça que j’ai pris une semaine de retard sur le plan. Dès que je me suis sentie en état de voyager, j’ai voulu repartir, et Mr. Mortenson m’a dit alors que j’avais déjà sur moi ce qu’il devait vous faire parvenir. Comment, Patron ? En se servant encore une fois de mon nombril ?

— Oui et non.

— Ça, pour une réponse…

— Oui, il s’est servi de votre petite poche artificielle.

— C’est bien ce que je pensais. Je sais qu’il ne devrait pas y avoir de terminaison nerveuse à cet endroit-là, mais je sens pourtant quelque chose – comme une pression, sans doute – quand elle est pleine.

J’ai appuyé sur mon ventre, tout près de mon nombril, en bandant mes muscles.

— Eh ! il n’y a plus rien. Elle est vide. C’est vous ?

— Non. Ce sont nos adversaires qui l’ont vidée.

— Alors, j’ai échoué ! Oh ! Mon Dieu, c’est affreux, Patron !

— Non, m’a fait le Patron d’une voix très douce, vous avez réussi. Et parfaitement, devant un danger immense et avec des obstacles importants.

— Vraiment ? (Vous avez déjà reçu la Victoria Cross ?) Patron, arrêtez de parler par allusions et montrez-moi un diagramme.

— Ça viendra.

Mais je devrais peut-être faire un diagramme moi-même auparavant. Juste derrière mon nombril, j’ai une poche d’opossum, un pur produit de la chirurgie plastique. Elle n’est pas très volumineuse, bien sûr, guère plus d’un centimètre cube, mais on peut y loger un sacré bout de microfilm. On ne peut pas la voir parce que la valve sphincter qui la ferme maintient la cicatrice du nombril contractée. Et mon nombril a l’air parfaitement normal. Des connaisseurs impartiaux me disent que j’ai un joli petit ventre et un nombril mignon, ce qui, par bien des côtés, vaut mieux qu’un joli visage.

Le sphincter est en élastomère silicone et il maintient le nombril fermé en permanence, même lorsque je suis inconsciente. Cela est nécessaire car, dans cette région, il n’existe pas de terminaisons nerveuses qui puissent commander la contraction ou le relâchement d’un muscle, comme c’est le cas pour le muscle anal, vaginal ou même – pour certaines personnes – la gorge. Pour remplir la poche, utilisez un peu de gelée K-Y ou autre lubrifiant non issu du pétrole et appuyez avec le pouce – attention à l’ongle, s’il vous plaît ! Pour la vider, je me sers de deux doigts pour ouvrir le sphincter artificiel autant que possible et je pousse très fort avec mes abdominaux. Et c’est expulsé.

Il y a bien longtemps qu’on dissimule des choses dans le corps humain. Les endroits les plus classiques sont la bouche, les issues nasales, l’estomac, le rectum, le vagin, l’orbite d’un œil perdu, le canal auditif, la vessie, plus d’autres méthodes particulièrement exotiques mais pas très pratiques qui nécessitent l’emploi de tatouages recouverts de poils.

Toutes ces techniques classiques sont connues de tous les agents des douanes et de tout fonctionnaire, sur la Terre, Luna, les villes de l’espace et sur n’importe lequel des mondes que l’homme a atteints.

Donc, laissez tomber. La seule méthode classique qui puisse encore abuser un pro, c’est le coup de la lettre volée[1]. Mais la lettre volée relève du grand art, c’est certain, et même lorsque le travail est parfait, il faut encore trouver un innocent incapable de tout révéler sous l’influence d’une drogue.

Jetez seulement un coup d’œil sur les mille nombrils que vous allez être amené à rencontrer. A présent que ma poche a été mise à jour, il est possible qu’un ou deux de ces nombrils comportent des cachettes comme la mienne. Bientôt, attendez-vous à en voir partout, et ensuite personne ne les utilisera plus parce que, dans ce domaine, tout ce qui est une innovation devient inutile dès que la recette est connue. Entre-temps, soyez-en certains, pas mal de douaniers vont planter sans vergogne leurs gros doigts dans d’innombrables nombrils.

Mais le nombril est un endroit particulièrement sensible et qui craint la chatouille, et j’espère qu’un bon nombre de fonctionnaires curieux se retrouveront avec un œil au beurre noir.

— Vendredi, le point faible de cette poche, c’est que n’importe quel interrogatoire bien mené…

— Ils n’étaient pas très forts.

— Ou alors, disons, une séance très poussée avec l’utilisation de drogues pouvait vous forcer à révéler son existence.

— Alors, c’est certainement après cette injection de sérum de vérité. Mais je ne me souviens pas d’en avoir parlé.

— C’est probable. Ou bien ils auront été mis au courant par d’autres canaux. Plusieurs personnes savaient cela : vous, moi, trois infirmières, deux chirurgiens, un anesthésiste, et peut-être d’autres encore… Trop de gens. Mais peu importe ce que savaient vos agresseurs. Ils ont enlevé ce que vous aviez sur vous. Mais ne prenez pas cet air sombre. Ils se sont retrouvés avec une liste très longue, sur microfilm, de tous les restaurants de l’ancienne ville de New York mentionnés dans un annuaire téléphonique de 1928. Je ne doute pas qu’il y ait quelque part un ordinateur qui travaille sur cette liste pour tenter de trouver le code qui y est caché. Cela devrait demander du temps vu qu’il n’y a aucun code là-dedans. Opération bourse vide. Si je puis dire.

— Oui, et c’est pour ça que j’ai dû aller jusqu’à Ell-Cinq, manger des choses dégueulasses, être malade sur la Vrille avant d’être baisée par ces salauds !

— Je suis désolé de ce dernier détail, Vendredi. Mais croyez-vous vraiment que je risquerais la vie de mon meilleur agent pour une mission inutile ?

(Vous voyez pourquoi je travaille encore pour ce salopard arrogant ? Quand on me flatte, je fais n’importe quoi.)

— Excusez-moi, monsieur.

— Voyons votre cicatrice d’appendicectomie.

— Pardon ?

J’ai glissé une main sous le drap, j’ai palpé, puis j’ai rejeté le drap et j’ai regardé.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— L’incision ne mesurait que deux centimètres et elle a été pratiquée juste au milieu de la cicatrice. Aucun tissu musculaire n’a été touché. Ce que vous transportiez a été prélevé il y a vingt-quatre heures en rouvrant la même incision. J’ai appris que grâce aux méthodes de réparation accélérée qu’ils ont utilisées, dans deux jours vous ne pourriez pas distinguer la nouvelle cicatrice de l’ancienne. Mais je suis heureux que les Mortenson aient pris tout particulièrement soin de vous car je ne doute pas que les symptômes artificiels qu’ils ont utilisés pour couvrir l’opération n’aient été très déplaisants. A ce propos, je dois vous dire qu’il y avait bel et bien une épidémie de catarrhe. Une occasion fortuite, en somme.

Le Patron s’est interrompu. Je me suis interdit de lui demander ce que j’avais convoyé. Il ne me l’aurait d’ailleurs pas dit. Il a ajouté après quelques secondes :

— Vous me racontiez votre voyage de retour.

— Jusqu’à la Terre, ça s’est bien passé. Patron, la prochaine fois que vous m’enverrez dans l’espace, je voudrais que ce soit en première classe, dans un vaisseau antigrav. Pas sur cette espèce de corde de fakir hindou.

— Toutes les analyses prouvent qu’un croque-ciel est beaucoup plus sûr qu’un vaisseau. Si nous avons perdu le câble de Quito, c’est à cause d’un sabotage, et non d’une défaillance technique.

— Toujours aussi radin, hein ?

— Je n’ai pas l’intention d’affamer la poule aux œufs d’or. Vous pourrez emprunter l’antigrav à partir de maintenant si les circonstances et les délais le permettent. Mais cette fois-ci, nous avions nos raisons d’utiliser la Vrille du Kenya.

— Peut-être, mais quelqu’un m’a prise en chasse dès que j’ai eu quitté la capsule. Et quand on a été seuls, je l’ai tué.

Je me suis interrompue. Un de ces jours, peut-être, peut-être, j’arriverai à lui arracher une expression de surprise. J’ai repris le sujet en diagonale :

— Patron, j’ai besoin d’une petite cure, avec quelques cours de réorientation bien calculés.

— Vraiment ? Dans quel but ?

— Mon réflexe de meurtre est trop rapide. J’agis sans discrimination. Ce crétin n’avait rien fait pour mériter la mort. D’accord, il me suivait. Mais j’aurais pu aussi bien le semer, là ou à Nairobi, ou bien encore l’assommer et le mettre au froid un moment, histoire de mettre quelques kilomètres entre lui et moi.

— Nous discuterons plus tard de vos besoins éventuels. Continuez.

Je lui parlai de l’Œil public et des quatre identités de « Belsen » et de la façon dont je les avais envoyées aux quatre vents avant de lui décrire mon retour. Il m’interrompit :

— Vendredi, vous n’avez pas mentionné la destruction de cet hôtel à Nairobi ?

— Quoi ? Mais voyons, Patron, ça n’a rien à voir avec moi. J’étais à mi-chemin de Mombasa.

— Ma très chère Vendredi, vous êtes trop modeste. Pour vous empêcher de réussir votre mission, on a dépensé un certain nombre de vies humaines et énormément d’argent. On a même tenté une ultime attaque sur notre ex-ferme. En toute hypothèse, vous pouvez donc estimer que l’explosion du Hilton n’avait pas d’autre but que de vous tuer.

— Hmmm… Apparemment, Patron, vous saviez que ce serait aussi dur. Est-ce que vous n’auriez pas pu me prévenir ?

— Pensez-vous que vous auriez été plus décidée, plus vigilante si je vous avais bourré le crâne de vagues avertissements concernant d’improbables dangers ? Jeune fille, vous n’avez pas commis la moindre faute.

— Vous parlez ! Quand Oncle Jim m’attendait à l’arrivée de la capsule alors qu’il était censé ignorer l’horaire, ça aurait dû me mettre en garde. A la seconde même où je l’ai vu, j’aurais dû replonger et prendre n’importe quelle capsule pour n’importe où !

— Ce qui nous aurait mis dans l’impossibilité de vous intercepter, et par là vous auriez mis un terme à votre mission, aussi sûrement que si vous aviez perdu ce que vous étiez censée transporter. Mon enfant, si tout s’était passé comme souhaité, Jim serait venu vous attendre sur mon ordre. Il semble que vous sous-estimiez mon réseau de renseignements tout autant que les efforts que nous avons déployés pour veiller sur vous. Mais je n’ai pas envoyé Jim à votre rencontre parce que j’étais en train de courir, voyez-vous. Ou plutôt je clopinais, pour être plus précis. J’ai fait aussi vite que je pouvais pour tenter de m’échapper. Je suppose que Jim a pris le message lui-même. Qu’il venait de notre homme ou de nos adversaires, ou peut-être même des deux.

— Patron, si j’avais su cela, j’aurais fait bouffer Jim par ses chevaux. Je l’aimais bien, vous savez. Quand ce sera le moment, je voudrais l’éliminer moi-même. Il m’appartient.

— Vendredi, dans notre profession, il n’est pas souhaitable de se montrer rancunier.

— Je n’ai pas beaucoup de rancune, mais le cas d’Oncle Jim est particulier. Et il y a aussi un autre cas dont j’aimerais m’occuper seule. Mais nous en discuterons plus tard. Dites-moi, est-il exact qu’Oncle Jim était un prêtre papiste ?

Le Patron eut presque l’air surpris, cette fois.

— Où avez-vous été pêcher une telle absurdité ?

— Un peu partout. C’est ce qu’on raconte.

— « Humain, bien trop humain. » Le bavardage est un vice. Laissez-moi mettre les choses au clair. Jim Prufit était un ex-condamné. Je l’ai connu en prison. Il avait fait pour moi quelque chose de suffisamment important pour que je lui donne une place dans notre organisation. C’était une erreur. Une erreur inexcusable car un malfaiteur reste un malfaiteur. Il ne peut pas faire autrement. Mais j’ai une fâcheuse tendance à croire les autres, un défaut de caractère dont je croyais m’être débarrassé. Mais je me trompais. Continuez, maintenant.

J’ai raconté alors comment ils m’étaient tombés dessus.

— Ils étaient cinq, je crois. Peut-être quatre.

— Six selon moi. Description.

— Je n’en ai pas, Patron. J’étais trop occupée. Peut-être une, au moins. Je l’ai vu nettement en le tuant. Un mètre soixante-quinze, environ soixante-quinze, soixante-seize kilos. A peu près trente-cinq ans. Blondasse, bien rasé. Le type slave. Mais c’est le seul que j’aie réussi à photographier du regard. Peut-être parce qu’il était immobile. Sans l’avoir voulu. Je lui avais brisé le cou.

— Et l’autre que vous avez tué ? Blond ou brun ?

— « Belsen ». Il était brun.

— Non, je parle de celui de la ferme. Bon, aucune importance. Vous en avez tué deux et blessé trois autres avant qu’ils arrivent à vous immobiliser par le poids des corps. Je dois rendre hommage à votre instructeur. Dans notre fuite, nous n’avons pas réussi à en éliminer suffisamment pour les empêcher de vous capturer… Mais je considère que c’est grâce à vous que nous avons gagné la bataille qui nous a permis de vous récupérer, parce que vous en aviez liquidé suffisamment à vous seule, Vendredi. Vous étiez enchaînée et inconsciente, mais vous avez gagné la dernière bagarre. Continuez, je vous prie.

— J’ai presque fini, Patron. Ils m’ont violée tous ensemble, ensuite, puis il y a eu l’interrogatoire, direct, puis avec les drogues, et enfin la torture.

— Je suis navré pour le viol, Vendredi. Vous avez droit aux primes habituelles. Mais je les ai un peu augmentées car je considère que les circonstances ont été anormalement désagréables.

— Oh ! pas à ce point. Je n’ai rien d’une petite vierge affolée. Je me souviens même de certaines circonstances sociales qui étaient presque aussi pénibles. Il y a un homme, pourtant… Je n’ai pas vu son visage, mais je pourrais l’identifier. Je le veux ! Je le veux autant qu’Oncle Jim. Plus encore, peut-être, car il faut que je lui donne une petite punition avant de le laisser mourir.

— Je ne peux que vous répéter ce que j’ai dit auparavant, Vendredi. Pour nous, les rancunes personnelles constituent une faute. Elles réduisent les chances de survie.

— Je prends le risque pour ce salaud de bravache. Patron, ce n’est pas pour le viol que j’en ai après lui. Ils avaient reçu l’ordre de me violer selon cette théorie idiote qui veut que ça amollisse les défenses avant l’interrogatoire. Mais cette ordure devrait prendre un bain de temps en temps, et il devrait se faire soigner les dents, ou au moins les brosser. Et on devrait lui apprendre que ce n’est pas poli de cogner sur une femme pendant qu’on copule. Non, je ne connais pas son visage mais je ne risque pas d’oublier son odeur, ni son surnom. Rocks. Ou Rocky.

— Jeremy Rockford.

— Comment ? Vous le connaissez ? Où est-il ?

— Je l’ai connu et je l’ai même vu très clairement il n’y a pas si longtemps, assez pour ne pas avoir le moindre doute. Requiescat in pace.

— Vrai ? Oh, merde ! J’espère au moins qu’il n’est pas mort tranquillement.

— Pas vraiment, non. Vendredi, je ne vous ai pas dit tout ce que je sais…

— Vous ne le dites jamais.

— … parce que je voulais entendre d’abord votre rapport. S’ils ont réussi à donner l’assaut à la ferme, c’est parce que Jim Prufit avait coupé le courant juste avant l’attaque. Seuls quelques-uns d’entre nous ont pu se servir de leurs armes de poing, mais la plupart ont dû se battre à mains nues. J’ai donné l’ordre d’évacuer et nous avons pu presque tous nous enfuir par un souterrain qui avait été aménagé au moment de la reconstruction de la ferme. Je suis désolé mais fier de dire que trois des nôtres, ceux-là précisément qui étaient armés, ont décidé de jouer le rôle d’Horace. Je sais qu’ils ont trouvé la mort car j’ai moi-même maintenu le souterrain ouvert jusqu’à ce que les sons m’avertissent de l’approche des assaillants. Alors, j’ai tout fait sauter.

» Il a fallu plusieurs heures pour regrouper suffisamment de monde et monter la contre-attaque, surtout pour disposer de suffisamment de véhicules énergétiques autorisés. Nous aurions pu attaquer à pied, mais il nous fallait de toute façon une ambulance VEA pour vous.

— Mais comment saviez-vous que j’étais encore vivante ?

— De la même façon que j’ai su sans le moindre doute que c’était l’ennemi et non notre arrière-garde qui avait pénétré dans le souterrain. Par des capteurs. Vendredi, tout ce que vous avez fait, tout ce qu’on a pu vous faire, tout ce que vous avez dit ou que l’on vous a dit a été monitoré et enregistré. Je n’ai pas pu le faire moi-même, parce que je préparais la contre-attaque, mais j’ai pu écouter les phases essentielles quand j’en ai trouvé le temps. Et je dois ajouter que je suis particulièrement fier de vous.

» Nous savions quels capteurs nous entendions, donc l’endroit où ils vous retenaient. Nous savions que vous étiez attachée par des menottes, combien d’hommes il y avait dans la maison, où ils se trouvaient, à quels moments ils se reposaient, lesquels d’entre eux restaient de garde. Grâce au relais du VEA de commandement, je savais quelle était la situation à l’intérieur de la ferme au moment précis de l’attaque. Nous avons donné l’assaut – ou plutôt, nos gars ont donné l’assaut. Je ne peux pas y participer avec ces deux bâtons, mais c’est moi qui dirige. Disons que j’ai le bâton de général, au moins. Quatre hommes avaient été choisis pour vous récupérer. L’un était armé uniquement d’un découpeur. L’opération a été bouclée en trois minutes et onze secondes. Ensuite, nous avons mis le feu.

— Patron ! Votre belle ferme !

— Quand le bâtiment coule, Vendredi, on ne s’occupe pas trop des rideaux du salon. Nous n’aurions jamais pu utiliser de nouveau la ferme. En la brûlant, nous avons détruit pas mal d’archives gênantes et un certain nombre de pièces d’équipement ultra-secret ou presque. Mais dans le même temps, cela nous a permis de nettoyer les éléments qui avaient compromis la sécurité de ces secrets. Un cordon avait été mis en place avant les dispositifs incendiaires et tous ceux qui ont tenté de sortir ont été abattus.

» C’est comme ça que j’ai récupéré votre camarade Jeremy Rockford. Il est sorti par la porte est avec une jambe brûlée. Il est rentré une première fois, puis il a voulu fuir, il est tombé et il s’est retrouvé coincé. Si j’en juge par les cris qu’il poussait, je peux vous assurer, Vendredi, qu’il n’a pas eu une mort très agréable.

— Berk… Patron, lorsque je disais que je voulais le punir avant de le tuer, je ne pensais pas à quelque chose d’aussi atroce. Brûlé vif…

— S’il ne s’était pas comporté comme un cheval pris dans une écurie en feu, il serait mort comme ses copains… très vite, d’un coup de laser. Parce que nous n’avons pas fait de prisonniers.

— Même pas pour les interroger ?

— Telles étaient mes recommandations, Vendredi. Ma chère, vous ne mesurez pas quelle était l’atmosphère émotionnelle alors. Tous, nous avions entendu les enregistrements, du moins ceux de votre viol et de votre troisième interrogatoire. Même si j’en avais donné l’ordre formel, nos gars et nos filles n’auraient pas fait de prisonniers. Mais je ne le leur avais pas recommandé. Ce que je puis vous dire, c’est que vos collègues ont beaucoup d’estime pour vous. Y compris ceux qui ne vous ont jamais rencontrée et que vous ne verrez jamais sans doute.

Le Patron a pris ses cannes et s’est levé.

— Je crois que j’ai dépassé de sept minutes le temps que le docteur m’avait accordé. Nous bavarderons de nouveau demain. A présent, il faut vous reposer. Une infirmière va vous aider à dormir. A dormir et à vous reposer.

Il ne me restait que quelques minutes à passer avec moi-même. Je les passai dans le bonheur. « Beaucoup d’estime. » Mes collègues avaient beaucoup d’estime pour moi. Quand vous n’avez jamais appartenu à rien, que vous n’appartiendrez jamais vraiment à rien, des mots tels que ceux-là représentent tout. Ils me réconfortaient à tel point qu’il m’importait peu, alors, de ne pas être humaine.


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