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Outpost, ce n’est pas grand-chose. Le soleil est de classe G8, ce qui le met tout en bas de la liste, puisque le soleil de la Terre est G2. Il est affreusement plus froid. Mais ce qui compte, c’est qu’il soit de type G. Là, je me laisse influencer par Jerry. Selon lui, il est quand même probable que nous arrivions à nous installer sur des planètes dont le primaire n’est pas du type solaire, mais tout dépend du taux de radiations mortelles et du spectre visuel… De toute façon, il existe près de quatre cents étoiles de type G entre la Terre et le Royaume… Ce qui représente un programme de colonisation plutôt important dans les années à venir.

Prenons une étoile de type G. Il faut que la planète visée soit à une distance particulière. Pour n’être ni trop chaude ni trop froide. Avec une gravité suffisante pour retenir son atmosphère. Une atmosphère qui devra être mûrie afin d’entretenir la vie-telle-que-nous-la-connaissons. (Pour ce qui est de la vie-telle-que-nous-ne-la-connaissons-pas, c’est un sujet fascinant, mais sur lequel il conviendrait de revenir un peu plus tard. De même que sur les cyborgs ou les êtres artificiels considérés comme des colons…)

Mais Outpost est un cas limite. Le taux d’oxygène de son atmosphère est tellement pauvre qu’il faut marcher très lentement au bord de la mer. Sa distance par rapport à son soleil est telle qu’elle ne connaît que deux saisons : la froide et la glaciale. Elle n’est presque pas inclinée sur son axe : résultat, l’hiver est toujours là, où que vous soyez. Oh ! il existe bien une espèce de saison de part et d’autre de l’équateur, mais, bien sûr, c’est l’hiver qui dure le plus longtemps… C’est la Loi de Kepler qui veut ça… En tout cas, cela me passionne. Pourquoi ? Parce que je n’ai jamais été plus loin que Luna. Et Outpost est à plus de quarante années-lumière de la Terre.

Je m’étais couchée à dix heures après avoir passé une bonne soirée. A deux heures, je m’étais levée pour aller à la salle de bains. J’avais fermé la porte parce que, d’ordinaire, Shizuko arrivait immédiatement derrière moi.

J’ai vomi immédiatement.

Ce qui m’a surprise. Bien sûr, je suis quelquefois malade, par exemple lorsque j’emprunte la Vrille. Durant des heures. Mais, depuis le départ, à bord du Forward, je n’avais plus rien ressenti. Si ce n’est la secousse immédiatement après le passage en phase pour lequel nous avions été prévenus…

Est-ce que la gravité artificielle était parfaitement stable à présent ? Impossible d’en être sûre. En tout cas, j’avais été aussi malade que sur la Vrille…

Je me suis rincé la bouche avant de me laver les dents.

Je me suis dit : Ma petite Vendredi, ça n’est pas à cause de ça que tu vas te priver de visiter cette jolie planète. De plus, tu as pris deux kilos de trop et il faut que tu les perdes. D’accord ?

Après cette petite entrevue avec mon estomac, je suis sortie. Shizuko (alias Tilly) m’a aidée à enfiler une combinaison, et je me suis rendue au sas à tribord. Depuis que j’étais au courant du rôle véritable de Shizuko, je la supportais mal. Et j’avais tort, sans doute. Mais les espions ne sont pas toujours très justes ni magnanimes. En fait, je ne me montrais pas vraiment injuste avec Shizuko : je faisais tout mon possible pour l’ignorer. Mais ce matin-là en particulier, je ne me sentais pas du tout sociable.

Mr. Woo, vice-trésorier du bord, chargé des excursions au sol, se trouva sur mon chemin.

— Miss Vendredi… votre nom ne figure pas sur ma liste.

— En tout cas, j’ai signé. Vous feriez bien d’appeler le commandant.

— Non, je ne peux pas.

— Vraiment ? Alors, en ce cas, je vais m’asseoir ici. Mais je dois vous prévenir, Mr. Woo : si vous entendez me servir une excuse à propos d’une erreur…

— Mmm… Oui, je suppose qu’il s’agit effectivement d’une erreur. Pourquoi n’entrez-vous pas ? Juste le temps de vérifier.

Il ne s’est pas du tout opposé au fait que Shizuko me suive. Nous avons emprunté une très longue coursive jusqu’à une pièce qui évoquait vaguement l’intérieur d’un VEA omnibus avec sa double console de contrôle, ses sièges et son immense baie. Pour la première fois, brusquement, je voyais la lumière du soleil.

La lumière du soleil d’Outpost, en vérité. Très blanche. Et la courbure de la planète se dessinait sur un fond noir et dense.

L’étoile primaire elle-même n’était pas visible. Shizuko et moi, nous nous sommes bouclées dans nos sièges, un peu comme pour un vol SB.

Mr. Woo est arrivé un instant après. Il s’est penché vers moi.

— Miss Vendredi, je regrette, mais vous n’êtes toujours pas sur la liste.

— Vraiment ? Et qu’en pense le commandant ?

— Je ne suis pas parvenu à le joindre.

— Eh bien, voilà votre réponse. Je reste.

— Non. C’est impossible. Je suis navré.

— Vraiment ? Et comment comptez-vous me transporter ?

— Miss Vendredi, je vous en prie, pas de scandale.

Mon voisin intervint :

— Jeune homme, vous tenez vraiment à vous rendre ridicule ? Cette jeune dame est passagère de première classe et je l’ai remarquée à la table du commandant. Alors, disparaissez et trouvez quelque chose de mieux à faire.

Mr. Woo se retira, l’air blessé. Une lumière rouge clignota, une sirène retentit et une voix déclara :

— Nous quittons notre orbite. Préparez-vous à la poussée !

Pour moi, ce fut une très mauvaise journée.

Trois heures pour atteindre la surface, deux heures au sol, trois heures pour remonter. Le tout agrémenté d’un morne exposé sur Outpost. Le pire fut sans doute d’être obligés de rester à l’intérieur pendant le séjour au sol. On nous servit des sandwiches et du café dans un minuscule bar-salon. Tout ce que nous pouvions voir, c’était la sortie des immigrants et le débarquement du fret.

Le paysage était hivernal. Des collines basses couvertes de neige. Une végétation rabougrie. Le fret fut chargé sur plusieurs plateaux à roues traînés par une énorme machine qui crachait de la fumée noire, exactement comme dans les vieux livres pour enfants.

— Je me demande comment on peut avoir envie de s’installer dans un coin pareil, dit une femme près de moi.

Son compagnon lui décocha une banalité du genre : « C’est la volonté du Seigneur. »

Le voyage de retour me parut interminable.

J’ai immédiatement appelé mon ami Jerry Madsen, le chirurgien, et j’ai demandé à le voir professionnellement.

Il m’a dit qu’il m’attendait dans son cabinet.

Dès que je suis arrivée, contrairement à son habitude, il ne m’a pas tendu ma petite ration de pilules mais il m’a fait entrer dans sa salle d’examen.

— Miss Vendredi… voulez-vous que j’appelle une infirmière ? Ou préférez-vous avoir affaire à une doctoresse ? Je peux appeler le Dr Garcia, mais je risque de la réveiller. Elle a été de service toute la nuit…

— Jerry, que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? C’est ridicule… Je voulais seulement quelques-unes de ces pilules contre le mal de mer. Les roses… Pourquoi ne m’appelez-vous plus Marj ?

— Asseyez-vous, miss Vendredi… je veux dire, Marj… Nous ne pouvons prescrire ce type de médicament dans les cas de grossesse. Vous comprenez, il y a un risque génétique.

— Oh ! ça va. Laissez tomber… Je ne suis pas enceinte, que je sache !

— Ça, il faut voir, Marj… Mais il existe d’autres drogues qui sont aussi efficaces pour le cas où…

J’ai eu droit à tous les tests plus quelques autres avant que Jerry condescende à me donner une pilule bleue à prendre avant le dîner, une jaune pour me faire dormir, et une autre, bleue encore, à prendre avant le breakfast.

— D’accord, elles ne sont peut-être pas aussi drastiques que celles que vous vouliez, Marj, mais elles feront l’affaire. Et vous serez au moins certaine de ne pas avoir un bébé avec des jambes à l’envers ou je ne sais quoi… Je vous appellerai demain matin.

— Je croyais que les résultats des tests de grossesse étaient instantanés, de nos jours…

— Encore heureux pour vous que je n’aie pas à recommencer. Et dites-vous que votre grand-mère jugeait ça à son tour de taille.

Je l’ai embrassé et il n’a pas vraiment protesté.

Ses pilules m’ont permis d’apprécier le dîner et le breakfast aussi.

Ensuite, je suis restée dans ma cabine. Il m’a appelée comme convenu.

— Marj, accrochez-vous. Vous me devez une bouteille de champagne.

— Quoi ? Jerry… vous êtes totalement fou. Vous avez perdu la tête.

— Absolument. Mais, dans notre métier, ça n’est pas un handicap. Venez me voir et nous allons vous mettre un petit régime au point. Quatorze heures, ça vous va ?

— Non, tout de suite.

Jerry m’a convaincue facilement. Il m’a expliqué tous les tests. Les miracles, ça existe. J’étais vraiment enceinte. C’était donc pour ça que j’avais eu l’impression que mes seins étaient plus mous depuis quelque temps.

Je ne suis pas absolument stupide. Dès que j’eus accepté l’évidence, la vieille loi de Sherlock Holmes me donna la solution : où et comment cela s’était passé. Dès que je fus dans ma cabine, je passai dans la salle de bains et je me déshabillai. Puis je m’étendis sur le sol, les mains autour de mon nombril, et je bandai mes muscles abdominaux.

La petite sphère de nylon sortit et je m’en emparai immédiatement.

Je l’examinai attentivement. Pas de doute : c’était bien la même que j’avais toujours portée, sauf lorsqu’elle était remplacée par un message. Ce n’était rien de plus qu’une petite sphère de nylon translucide. Pas question d’ovule en stase. Je l’ai remise à sa place.

Ainsi, ils m’avaient menti. Je m’étais interrogée à propos de cette « stase ». Je n’en avais entendu parler que pour des températures cryogéniques, au degré de l’azote liquide et même plus bas encore.

Mais cela regardait Mr. Sikmaa et je ne prétends pas être biologiste. Je ne suis qu’un courrier et mon devoir est de livrer les messages. Les colis.

Mais quel genre de colis dans le cas présent ? Pas celui qui se trouve dans ton nombril. Non, un peu plus loin, dans ton ventre. Un colis qui t’a été implanté une certaine nuit, en Floride. Un colis qui prend de l’importance en neuf mois. Voilà qui perturbe un peu tes plans pour le Grand Tour, n’est-ce pas ? Si ce fœtus est bien ce qu’il doit être, une chose est certaine : ils ne te laisseront pas quitter le Royaume comme ça.

Mais bon sang ! s’ils voulaient une mère-hôtesse, pourquoi ne me l’ont-ils pas dit ? Je me serais montrée conciliante.

Eh, un instant ! C’est la dauphine qui doit donner naissance à un héritier, à son bébé. Tout le truc repose là-dessus : la dauphine doit donner un héritier au trône, un héritier exempt de tout défaut, né d’elle et devant témoins : quatre docteurs de la cour, trois infirmières et une bonne dizaine de représentants de la cour. Pas question de toi, affreux être artificiel, avec ton faux certificat de naissance ! Pauvre monstre !

On revenait donc au scénario original avec une petite variation : miss Marjorie Vendredi, riche touriste, se rend en visite dans le Royaume pour jouir des fastes de la capitale impériale… elle attrape un mauvais rhume et elle entre à l’hôpital. Et… Non, non ! Comment imaginer que la dauphine condescende à séjourner dans un hôpital comme n’importe quelle plébéienne ?

D’accord. Autre solution : tu entres à l’hôpital comme on te l’a annoncé. A trois heures du matin, tu quittes ta chambre sur une civière, un drap sur toi et tu te retrouves au palais. Et alors ? Combien faudra-t-il de temps aux praticiens de Sa Grâce pour effectuer le transfert ? Oh ! ça va, Vendredi : laisse tomber. Tu ne le sais pas et tu n’as pas besoin de le savoir. Quand elle sera prête, ils vous mettront toutes les deux sur des tables d’opération et la chose sera faite. L’enfant est encore bien petit.

Ensuite, tu toucheras ton pécule et tu pourras repartir. Est-ce que le Premier citoyen te remerciera en personne ? Non, probablement pas. Mais… Arrête, Vendredi ! Ne rêve pas. Tu as appris ça en formation de base, le Patron te l’a enseigné : « L’ennui, avec ce type de mission, c’est que lorsque l’agent l’a accomplie, il lui advient quelque chose de permanent, qui l’empêche de parler, sur le moment ou plus tard. Aussi, quelle que soit la prime promise, il convient de rejeter ce type de mission. »

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