Las Vegas, c’est un cirque à trois pistes qui aurait la gueule de bois.
Je m’y plais toujours pendant un moment. Mais, quand j’ai fait le tour des attractions, j’en arrive toujours à ne plus supporter les lumières, le bruit, la musique, la frénésie. Quatre jours à Las Vegas, c’est beaucoup.
Nous sommes arrivés aux environs de dix heures parce que nous étions partis assez tard. Nous avions tous des démarches financières à faire. Pour ma part, j’avais dû me rendre à la MasterCard pour y déposer mon dernier versement.
En fait, telle avait été mon intention. Mais Mr. Chambers m’avait arrêtée net en me demandant d’un ton abrupt :
— Vous voulez vraiment que nous prélevions vos impôts là-dessus ?
Des impôts ? Quelle atroce suggestion ! Je n’en croyais pas mes oreilles.
— Qu’est-ce que cela signifie, Mr. Chambers ?
— Cela signifie : les impôts sur le revenu exigés par la Confédération. Si vous acceptez que nous nous en chargions, vous n’avez qu’à remplir le formulaire. Nous paierons la somme exigée et nous la déduirons de votre compte sans que cela vous crée le moindre ennui. Nous prélevons simplement une commission très minime. Sinon, vous pouvez faire vous-même les calculs nécessaires, remplir les formules et vous préparer à payer.
— Mais vous ne m’avez pas parlé de tout ça quand j’ai ouvert mon compte l’autre jour.
— Mais il s’agissait de la Loterie nationale ! Le lot vous appartient, entièrement ! C’est ce que veut la démocratie. Et puis, après tout, le gouvernement y trouve son compte puisque c’est lui qui est à la tête de la loterie…
— Je comprends. Mais combien prend-il ?
— Franchement, miss Baldwin, c’est au gouvernement que vous devriez poser cette question, pas à moi. Si vous voulez bien signer ici… je me chargerai moi-même de remplir le reste.
— Un instant. Que signifie cette « commission » ? Et l’impôt dont vous parlez est de combien ?
C’est comme ça que je suis partie sans effectuer mon versement et, une fois encore, ce pauvre Mr. Chambers en a été pour ses frais avec moi.
Même avec les lois bizarres de la Confédération californienne, je n’étais pas persuadée d’avoir à acquitter des impôts sur mes revenus. Ce que j’avais gagné, je l’avais fait hors du pays, et je ne voyais vraiment pas quels droits la Californie pouvait avoir sur mon salaire. Non, il me fallait un bon avocat bien véreux.
Je suis retournée au Hyatt. Goldie et Anna étaient absentes mais Burt était là. Je lui ai expliqué mon affaire parce que je savais qu’il s’était occupé de comptabilité et de logistique.
— C’est discutable. Tous les contrats passés avec le président étaient personnels et il était précisé qu’ils étaient « libres de toute taxe ». Dans l’Imperium, les pots-de-vin étaient d’ailleurs renégociés chaque année. Ici, je pense qu’il aurait fallu que Mr. Esposito – ou Mrs Wainwright – paie quelque chose. Tu devrais lui poser la question.
— Ça me ferait mal !
— Évidemment. Mais elle aurait dû avertir l’Eternal Revenue et payer ce qu’il y avait à payer – après avoir négocié avec eux, bien entendu. Peut-être qu’elle détourne une partie de l’argent, je ne sais pas… Mais, de toute façon, il te reste un passeport, non ?
— Bien sûr. Toujours.
— Alors, sers-t’en. C’est comme ça que nous allons jouer. Je ferai transférer mon argent quand je saurai où je dois atterrir. Entre-temps, il sera plus en sécurité sur la Lune.
— Burt, je suis presque certaine que Wainwright a la liste de tous les passeports. Tu crois qu’ils vont nous filtrer au départ ?
— Et alors ? Elle ne peut pas se permettre de donner sa liste aux confédérés sans être en règle elle-même. Non, tu vas payer la taxe habituelle et tu passeras sans problème.
Ça, c’était raisonnable. Je comprenais. Pendant un moment, j’avais été tellement indignée que j’avais cessé de raisonner comme un courrier professionnel.
Nous avons franchi la frontière de l’Etat Libre de Las Vegas à Dry Lake. Le commandant ne s’est arrêté que le temps de nous laisser présenter nos timbres d’émigration de la Confédération. Nous avions tous un passeport de rechange avec la petite prime à l’intérieur et ça s’est passé sans problème. Dans l’Etat Libre, il n’était plus question de pourboire : tous les visiteurs étaient les bienvenus.
Dix minutes après, nous nous inscrivions au Dunes, dans le même type de suite que nous avions eue à San José, si ce n’est qu’à Vegas on qualifiait cela d’« appartement orgie ». Ce qui n’avait rien d’évident. Un miroir au plafond et la présence d’Alka-Seltzer et d’aspirine dans la salle de bains ne justifient en rien ce nom. Mon instructeur en doxyologie en aurait ri. Mais je suppose que tout le monde n’a pas eu l’avantage de recevoir notre formation. Qui aurait pu leur apprendre tout ça ? Leurs parents ? Ce vieux tabou d’inceste si répandu parmi les humains est-il un tabou qui leur interdit même d’en parler ?
J’espère un jour pouvoir éclaircir toutes ces choses. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait pu me donner la réponse. Peut-être Janet le pourra-t-elle un jour…
Nous nous sommes retrouvés pour le dîner, puis Anna et Burt sont allés au casino pendant que Goldie et moi nous promenions dans Industrial Park. Burt nous avait déclaré que, avant de chercher du travail, il voulait libérer un peu la vapeur. Anna, elle, ne nous avait rien dit mais je pensais qu’elle avait sans doute décidé de prendre un peu de plaisir dans les coins chauds avant de reprendre sa carrière de grand-mère. Seule Goldie semblait vraiment décidée à trouver un emploi dès le premier jour. Pour ma part… eh bien, je voulais réfléchir d’abord.
Il était probable et presque certain que j’allais émigrer. C’était ce que voulait le Patron et cette seule raison me semblait suffisante. Mais en plus, en étudiant les symptômes du déclin des sociétés, ainsi qu’il me l’avait demandé, j’avais découvert certaines choses que je connaissais depuis longtemps sans les avoir analysées. Mais je n’ai jamais vraiment porté un regard critique sur les sociétés que j’ai connues. Il faut comprendre qu’un être artificiel est toujours plus ou moins un étranger. Jamais je n’appartiendrais à aucun pays. Pourquoi donc espérer ?
Mais, en me penchant sur la question à la demande du Patron, je m’étais aperçue que cette bonne vieille planète n’était pas particulièrement en bonne santé. La Nouvelle-Zélande reste un endroit agréable, de même que le Canada britannique, mais lorsqu’on les explore en profondeur, on détecte les mêmes signes de déclin que partout ailleurs.
Cependant, il ne fallait pas trop presser les choses. Changer de planète, on ne fait pas ça deux fois dans sa vie, à moins d’être fabuleusement riche, ce qui n’était pas mon cas. Je ne pouvais espérer être subventionnée que pour une seule émigration. J’avais donc intérêt à me choisir une très bonne planète parce que je n’aurais plus les moyens de revenir en arrière.
Et puis… où était donc Janet ?
Le Patron avait été en possession d’une adresse ou d’un code d’appel – pas moi !
Il avait une oreille dans la police de Winnipeg – pas moi !
Le Patron possédait un réseau de renseignements à l’échelle planétaire – pas moi !
Bien sûr, je pouvais faire quelques tentatives téléphoniques de temps en temps. Je pouvais entrer en contact avec l’ANZAC ou l’université de Manitoba. Oui, tout cela, je le ferais le temps venu. Je pouvais aussi insister sur ce code à Auckland, et même appeler l’université de Sydney.
Et si j’échouais, qu’est-ce que je pourrais bien faire de plus ? Je pouvais essayer d’aller à Sydney et de soudoyer quelqu’un pour avoir l’adresse du Pr Farnese. Mais ça coûterait cher. Je réalisais à présent que tous ces voyages qui avaient été si faciles dans le passé seraient désormais peut-être impossibles. Rallier la Nouvelle-Galles du Sud sans vol semi-balistique devait coûter une fortune. Il fallait prévoir le métro, le bateau et parcourir les trois quarts de la planète… Non, ce n’était ni facile ni bon marché.
Je pouvais peut-être signer un engagement à San Francisco sur un tanker à Shipstone ou un cargo à voiles… Non, je perdrais trop de temps.
Et si je louais les services d’un détective privé à Sydney ? Ça me coûterait combien ? Est-ce que c’était dans mes moyens ?
Trente-six heures après la mort du Patron, j’apprenais enfin la valeur exacte d’un gramme d’or.
Il fallait résumer les choses ainsi. Jusqu’à présent, je n’avais connu que trois modes d’économie :
a) En mission, je dépensais ce qu’il fallait ;
b) A Christchurch, je dépensais un peu mais pas trop grâce à la famille ;
c) A la ferme, puis au quartier général, et enfin au Pajaro Sands, je n’avais rien eu à dépenser. Ou presque. Mon contrat prévoyait la pension totale. Je ne buvais pas et je ne jouais pas. Si Anita ne m’avait pas sucée comme elle l’avait fait, je crois que j’aurais accumulé une somme honnête.
J’avais mené une existence sans souci et j’ignorais presque tout de l’argent.
Mais je n’ai pas besoin d’un terminal pour de simples calculs d’arithmétique. J’avais réglé ma note au Hyatt en espèces. C’est avec ma carte de crédit que j’avais payé le voyage jusqu’à l’État Libre mais j’en avais soigneusement déduit le montant. Au Dunes, j’ai noté les tarifs, que j’aie à régler en espèces ou avec la carte.
Il m’est apparu aussitôt que séjourner dans des hôtels de première catégorie épuiserait très rapidement jusqu’à mon dernier gramme d’or, même si je me passais de vêtements, de restaurants et d’amis. Conclusion, ou bien je trouvais un job ou bien j’embarquais sans perdre de temps pour un long voyage aller simple vers une des colonies stellaires.
Il m’était venu un soupçon affreux : le Patron m’avait toujours payée plus que je ne valais. D’accord, je suis un bon agent de transmission, un excellent courrier. Mais quel était en réalité le salaire moyen d’un courrier ?
Je pouvais m’engager comme soldat et j’étais certaine de devenir assez rapidement sergent. Ça ne me tentait pas vraiment, mais il se pouvait bien que ce soit ma seule issue. La vanité ne fait pas partie de mes défauts. Je sais très bien que je ne suis pas très douée pour la plupart des emplois civils.
J’étais écartelée par un dilemme. Je ne voulais pas partir seule pour une planète étrangère. Cette idée m’effrayait. J’avais perdu ma famille néo-zélandaise, le Patron était mort, et j’avais le sentiment d’être un pauvre petit chat perdu. Le ciel m’était tombé sur la tête, mes quelques amis étaient partis aux quatre vents. Il ne m’en restait que trois et nous nous séparerions bientôt. Et je m’étais débrouillée pour perdre Georges, Ian et Janet.
Même dans la fête de Las Vegas, j’étais épouvantablement seule.
J’aurais voulu que Janet, Ian et Georges quittent la Terre avec moi. Ainsi, je n’aurais pas eu peur. L’exil serait devenu une croisière joyeuse.
Et puis… et puis, il y avait la Mort Noire. La peste qui allait éclater sur le monde.
Oui, bien sûr, j’avais dit au Patron que cette prédiction nocturne était totalement absurde. Mais son service de prévisions avait annoncé la même chose, dans quatre ans et non trois. Ce qui était vraiment une mince consolation !
J’étais obligée de considérer sérieusement ce que j’avais annoncé. Il fallait que je prévienne Ian, Janet et Georges.
Je n’espérais guère pouvoir les effrayer. Avec eux, ce serait difficile. Je voulais simplement leur dire : « Si vous ne voulez pas quitter la Terre, essayez seulement de tenir compte de mon avertissement. Restez loin des grandes villes. Et faites-vous vacciner dès que ce sera possible. Mais n’oubliez surtout pas ce que je vous ai dit. »
Industrial Park se trouve sur la route du barrage Hoover, et c’est là qu’a lieu le marché du travail. Las Vegas est interdit aux VEA, mais il existe des trottoirs roulants, dont un qui conduit à Industrial Park. Au-delà, pour gagner le barrage ou Boulder City, il existe une ligne de VEA. J’avais l’intention de l’emprunter puisque la Shipstone de la Vallée de la Mort occupe une partie du désert entre Vegas et Boulder City. Elle y a installé une station de recharge, et je voulais la voir pour compléter mon enquête.
Est-ce qu’il était possible que le complexe Shipstone se trouve derrière le jeudi Rouge ? Je ne voyais aucune raison particulière. Mais, pourtant, il fallait que la société responsable soit assez riche pour couvrir le monde et atteindre même Cérès en une seule nuit. Il n’en existait pas beaucoup. Ou bien s’agissait-il d’un riche magnat ou d’une association ? Non, là non plus je ne voyais pas comment ça pouvait être possible. Le Patron était mort, et je ne le saurais peut-être jamais. J’avais l’habitude de le secouer, mais c’était toujours vers lui que je me tournais quand je ne comprenais pas vraiment quelque chose. Jamais encore je n’avais mesuré à quel point je dépendais de lui.
Le marché du travail de Vegas est une vaste place couverte. On y trouve tout : des succursales plus ou moins fantoches du Wall Street Journal, des courtiers qui n’ont que leur chapeau comme bureau, qui bavardent sans arrêt et ne s’asseyent jamais, des annonces, des affiches, des panneaux de publicité et une foule énorme de gens qui me rappelaient un peu Vicksburg et le fleuve mais qui sentaient quand même meilleur.
Les compagnies militaires ou paramilitaires s’étaient regroupées à l’est de la place. J’ai suivi Goldie. A chaque fois, elle laissait son nom et ses états de service. Nous nous étions arrêtées en ville pour faire tirer des copies de sa feuille d’états et elle avait engagé une secrétaire pour le courrier.
— Vendredi, m’avait-elle dit, je crois que je vais ficher le camp du Dunes. Tu as vu le tarif des chambres, non ? C’est très confortable, mais j’ai le sentiment qu’ils me vendent mon lit tous les jours. Et je ne peux vraiment pas m’offrir ça. Peut-être que tu peux te le permettre, toi…
— Non. Je ne peux pas.
Je m’étais pris une adresse postale et je m’étais promis de la transmettre à Gloria Tomosawa. J’avais payé une année d’avance et cela m’avait procuré un sentiment de sécurité bizarre. C’était comme si j’étais chez moi, j’avais un point d’attache.
Goldie ne signa pas de contrat durant ce premier après-midi, mais elle n’en parut pas contrariée.
— Il n’y a aucune guerre en ce moment, c’est tout. Mais je sais bien que la paix ne dure jamais plus d’un mois ou deux. Alors, ils enrôleront de nouveau et je serai sur leurs listes. En attendant, je vais m’inscrire sur les registres de demandes de la municipalité. J’ai appris une chose : une infirmière ne risque pas de mourir de faim. Depuis un siècle, la demande n’a fait qu’augmenter.
Le deuxième recruteur auquel elle rendit visite – il représentait les Rectificateurs de Royer, la Colonne de César et les Moissonneurs de la Nuit, toutes organisations de réputation mondiale – se tourna vers moi quand il en eut fini avec elle.
— Et vous ? Vous êtes infirmière également ?
— Non. Je suis agent de transmission et de combat. Un courrier.
— Il n’y a pas beaucoup de demandes pour ça. De nos jours, quand on n’a plus de terminal, on utilise le courrier express.
Je me suis sentie piquée au plus vif. Le Patron m’avait assez souvent expliqué mon métier.
— Mais moi, je vais n’importe où. Et même quand il n’y a plus de courrier postal ni d’ordinateur. Comme pendant le dernier état d’urgence.
— C’est vrai, a dit Goldie. Elle ne se vante pas.
— Peut-être, mais il n’y a pas de demande pour cette spécialité. Est-ce que vous savez faire autre chose ?
— Quelle est votre meilleure arme ? Je suis prête à me battre en duel contre vous, avec n’importe quelles règles. Téléphonez à votre veuve.
— Bon Dieu, quelle petite garce ! Vous me rappelez un fox-terrier que j’ai eu. Écoutez, ma chérie, je ne peux pas jouer avec vous aujourd’hui parce qu’il faut que je m’occupe de ce bureau. Maintenant, dites-moi la vérité et je vous inscris sur ma liste.
— Excusez-moi, chef. Je n’aurais pas dû vous parler comme ça. D’accord, je suis un courrier d’élite. Ce qu’on me confie, je le délivre, et je suis très bien payée pour ça. Pour le reste… eh bien, c’est vrai, je dois être la meilleure, à mains nues ou armée, parce qu’il faut que je passe, à tout prix, parce que rien ne doit m’arrêter. Vous pouvez m’inscrire pour le combat, bien sûr, si vous le voulez. Mais si la solde n’est pas extrêmement importante, je préfère rester ce que je suis.
— D’accord. Mais n’espérez pas grand-chose. Les gens pour qui je travaille n’utilisent des agents de liaison que pendant les combats.
— Mais je fais ça aussi ! Je passe partout.
— Ou bien vous vous faites descendre. (Il sourit.) Je pense qu’ils préfèrent utiliser des surchiens. Écoutez, ma belle, une société corporative aura certainement plus de propositions à vous faire qu’une organisation militaire, non ? Pourquoi n’allez-vous pas voir une des grandes multinationales ? Elles sont toutes représentées ici. Et elles ont plus d’argent que nous. Beaucoup plus.
Je l’ai remercié et nous sommes parties. J’ai suivi les conseils insistants de Goldie et je me suis arrêtée à la poste locale pour me faire tirer des copies de mes états de service. J’étais prête à diminuer mes exigences mais Goldie m’en a violemment dissuadée.
— Non ! Augmente-les, au contraire ! C’est ta meilleure chance. Ceux qui auront vraiment besoin de t’employer paieront ce que tu demandes. Ou alors ils essaieront de marchander et ils te rappelleront. Mais il n’est pas question que tu diminues tes prix. Ma chérie, ils sont là pour avoir les meilleurs.
J’ai donc laissé une copie de mes états à chaque multinationale. Je n’espérais pas vraiment ferrer le gros poisson, mais il fallait bien qu’on sache ce que j’avais fait jusque-là.
A l’heure de la fermeture, nous sommes allées dîner. Anna et Burt étaient déjà là, l’air un peu chavirés. Ils n’étaient pas vraiment ivres, mais il y avait quelque chose de lourd dans leurs mouvements.
— Gentes filles ! a lancé Burt. Regardez-moi. Vous avez devant vous un homme extraordinaire !
— Je crois que tu es un peu saoul.
— C’est exact, Vendredi, mon amour. Mais tu as aussi devant toi l’homme qui a fait sauter la banque duMonte Carlo. Un génie de la finance et du jeu. Un vrai. Il faut me toucher pour le croire.
Telle avait été mon intention, du moins plus tard dans la nuit.
— Anna, est-ce que Burt a vraiment fait sauter la banque ?
— Non, mais il n’en était pas loin. (Elle a roté avec beaucoup d’élégance.) Excusez-moi. On a joué un peu ici, et ensuite au Flamingo, pour changer. Et puis on est allés à l’hippodrome de Santa Anita. Burt a joué un gros paquet sur une jument qui s’appelait comme sa mère. Burt a touché et, en sortant, on est tombés sur une roulette. Vous savez ce qu’il a fait ? Il a tout mis sur le double zéro.
— Il avait vraiment trop bu, a dit Goldie.
— Non, je suis un génie !
— En tout cas, c’est le double zéro qui est sorti[20]. Et Burt a mis tout ça sur le noir, et le noir est sorti. Puis il a touché le rouge, et le croupier a appelé son patron. Burt avait vraiment l’intention de les faire sauter, mais ils ont fixé la limite à cinq kilodollars.
— Bouseux ! SS ! Crapules ! J’aurais dû me trouver une autre table !
— Pour tout perdre ! a dit sèchement Goldie.
— Goldie, ma vieille, je crois que tu manques de respect envers un homme aussi… aussi formidable…
— Oui, c’est vrai, il aurait pu aussi bien tout perdre, a dit Anna, mais j’ai tenu à ce qu’il suive les conseils du chef de table. On s’est fait encadrer par six shérifs de casino et on est allés à la Lucky Strike State Bank pour déposer tout ça. Sinon, je crois que je ne l’aurais pas laissé partir. Vous vous imaginez en train de vous promener avec cinq cent mille dollars du Flamingo au Dunes ? Et en espèces ! Je crois qu’il n’aurait même pas traversé la rue.
— Idiote ! Le taux de criminalité à Las Vegas est inférieur à celui de n’importe quelle autre ville d’Amérique du Nord ! Anna, mon petit amour, je ne t’épouserais pour rien au monde, même si tu me le demandais à genoux. Je crois que je vais plutôt te dévorer toute crue.
— Mais oui, mon chéri. Et à propos de dévorer, je crois que nous allons y penser sérieusement. Caviar, truffes…
— Oui, et champagne. Vendredi, Goldie, Annie… on va célébrer la naissance d’un génie mathématique. On aura même du faisan et des filles qui danseront sur la table.
— Mais oui, ai-je dit.
— Alors, dépêchons-nous avant que tu ne changes d’idée. Anna, combien as-tu dit que j’avais raflé ?
— Tu n’as qu’à leur montrer, Burt.
Burt a brandi un relevé de compte, l’air béat. Ça faisait cinq cent quatre mille dollars. Un demi-million d’unités de la seule monnaie à peu près stable du continent nord-américain. A peu près trente et un kilos d’or fin. Je crois effectivement que je n’aurais jamais traversé une rue de Vegas avec ça.
Mais ça valait de sabler le champagne.
Pour ça, nous sommes allés au Stardust. Burt a donné au maître d’hôtel ce qu’il fallait, et peut-être plus, et le dîner a été réussi, et on a eu plein de girls et de boys, et j’ai préféré les filles, peut-être parce qu’elles riaient sans cesse, qu’elles avaient l’air propres, qu’elles sentaient bon, ce qui n’était pas le cas des garçons qui, d’ailleurs, semblaient plus s’intéresser aux garçons.
Nous avons même eu droit à un magicien qui faisait s’envoler des pigeons de son chapeau. J’ai un faible pour le cirque, pour les prestidigitateurs et les magiciens, et j’ai regardé bouche bée en oubliant de boire.
Celui-là avait dû passer un pacte avec Satan. Il a demandé à l’une des girls de remplacer son assistante. Elle avait des chaussures à talons aiguilles, un chapeau, un sourire, et c’était tout.
Il a commencé à cueillir des pigeons sur son joli petit corps. Je n’en croyais pas mes yeux.
Quand nous sommes revenus au Dunes, Goldie a voulu voir le spectacle, mais Anna avait plutôt envie d’aller au lit. C’est donc moi qui suis restée avec Goldie. Burt nous a demandé de lui garder une place et il a accompagné Anna.
Mais il n’est pas revenu. Quand nous sommes montées, j’ai eu la surprise de trouver la porte de l’autre chambre fermée. Avant le dîner, j’avais eu le pressentiment que Burt ne me calmerait pas les nerfs deux nuits de suite. Mais il avait merveilleusement accompli ce que j’attendais de lui, et je n’avais aucune raison de lui en vouloir.
J’ai craint un instant que Goldie n’apprécie pas, mais elle s’est contentée de se mettre entre les draps, de rire en repensant aux pigeons du magicien, puis elle s’est endormie. Quand je me suis couchée à mon tour, elle ronflait doucement.
Au matin, encore une fois, je fus réveillée par Anna. Mais elle avait l’air radieuse.
— Bonjour, mes chéries ! Allez faire pipi et brossez-vous les dents. Le breakfast va arriver tout de suite. Burt sort juste du bain, alors ne perdez pas une seconde !
Après la deuxième tasse de café, Burt a dit :
— Eh bien, chérie ?
— Maintenant ? a fait Anna.
— Mais oui, vas-y.
— D’accord. Vendredi et Goldie, mes chéries… nous espérons que vous nous accorderez un petit peu de votre temps dans la matinée. Nous vous aimons l’une et l’autre et nous voudrions absolument que vous soyez avec nous. Nous nous marions ce matin.
Goldie et moi, nous avons été parfaites dans notre grand numéro de stupéfaction et de ravissement. Tout le monde s’est levé en même temps pour embrasser tout le monde. Dans mon cas, le plaisir était sincère, pas la surprise. Je pense que pour Goldie, c’était exactement le contraire. Mais je n’ai rien dit.
Ensuite, avec Goldie, nous sommes parties acheter des fleurs. Nous devions nous retrouver à la chapelle de Gretna Green. C’est avec soulagement que je me suis aperçue que Goldie semblait aussi heureuse que moi.
— Je crois qu’ils iront très bien ensemble. Jamais je n’ai vraiment cru à l’intention d’Anna de devenir une grand-mère professionnelle. C’est une forme de suicide. J’espère que tu n’es pas contrariée ?
— Moi ? Pourquoi ?
— Mais… il a couché avec toi la nuit dernière, non ? Et aujourd’hui, voilà qu’il l’épouse. Je connais certaines filles qui le prendraient plutôt mal…
— Grands dieux, pourquoi ? Je n’aime pas Burt. Je l’apprécie et je suis heureuse qu’il m’ait sauvé la vie une certaine nuit. Disons que j’ai voulu le remercier. Et il s’est montré tellement tendre avec moi. Mais ce n’est pas une raison pour que je fiasse encore d’autres nuits avec lui, tu sais.
— Tu as raison, Vendredi. Mais les filles de ton âge ne pensent pas toutes comme toi.
— Je ne sais pas, mais ça me paraît évident. Toi, tu n’as pas été blessée. C’est la même chose pour moi.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Je veux dire que c’est la même chose, non ? Tu as bien couché avec Anna la nuit d’avant. Tu n’as pas l’air de prendre trop mal ce qui se passe.
— Pourquoi ? Je devrais ?
— Les deux situations me semblent parallèles. En fait, je dois dire que tu me surprends un peu. Je ne connaissais pas tes penchants. Bien sûr, je connais ceux d’Anna et je dois dire qu’elle m’a plutôt surprise en couchant avec Burt. J’ignorais même qu’elle acceptait de toucher aux hommes. Et qu’elle avait été mariée.
— Oui, je pense qu’on peut avoir ce genre d’opinion. Anna et moi, nous nous aimons depuis des années et nous nous le sommes souvent prouvé au lit. Mais nous ne sommes pas réellement « amoureuses ». L’une comme l’autre, nous sommes attirées par les hommes. Lorsque Anna t’a pratiquement soufflé Burt, j’ai applaudi. Je me suis sentie un peu triste pour toi, mais pas trop, avec tous les hommes qui te tournent autour depuis des années. Je dois avouer que je ne m’étais pas attendue à un mariage aussi rapide, mais je trouve cela merveilleux. Regarde : une orchidée dorée… on prend ça ?
— Un moment. (Je l’ai arrêtée à quelques pas de la porte.) Goldie… je me souviens que quelqu’un a participé à l’assaut de la ferme, cette fameuse nuit. Avec un brancard. Pour moi.
Elle a eu l’air irritée.
— Je crois qu’il y a des gens qui bavardent trop.
— J’aurais dû le dire plus tôt. Je t’aime. Plus que Burt, et depuis plus longtemps. Je n’ai pas besoin de l’épouser et je ne peux pas me marier avec toi. Je ne peux que t’aimer, simplement. D’accord ?