22

Le Pajaro Sands est d’ordinaire une pension balnéaire. Il est perdu au fond de la baie de Monterey, pas très loin d’un coin tout aussi perdu : Watsonville. Watsonville est un port pétrolier d’importance mondiale, pourtant, et il a tout le charme d’une vieille crêpe sans confiture. La seule distraction, ce sont les casinos et les bordels de Carmel, à plus de cinquante kilomètres de là. Mais je ne joue pas et je ne tiens pas à payer pour mon plaisir sexuel, même pour les divertissements exotiques que l’on trouve en Californie. Carmel échappait au Patron sans doute parce que c’était trop loin pour un trajet à cheval, sauf durant le week-end, qu’il n’y existait aucune liaison directe par capsule et que le Patron n’utilisait les VEA que pour le travail, même si la Californie était très libérale en ce qui concernait les licences des véhicules à énergie.

Les vraies distractions, au Pajaro Sands, étaient dans la nature : le soleil, le sable et les vagues.

J’avais aimé le surf jusqu’à ce que je le maîtrise parfaitement. Ensuite, cela m’avait ennuyée. Je passais mes journées à bronzer un peu, à nager un peu et à regarder les grands pétroliers. Généralement, il y avait toujours à bord un homme de quart pour nous observer à la jumelle.

Personne ne s’ennuyait parce que nous avions tous accès aux terminaux. De nos jours, les gens se sont tellement habitués aux ordinateurs qu’ils oublient facilement que ce sont de merveilleuses fenêtres sur le monde extérieur. C’est parfois mon cas. On finit par n’utiliser l’ordinateur que pour certains services. Pour payer les factures, téléphoner, suivre les informations, et on néglige ses fonctions les plus enrichissantes. Si l’on paie, on peut tout obtenir d’un terminal, sauf de se glisser dans votre lit.

De la musique ? Je pouvais écouter un concert en direct de Berkeley aussi bien qu’un récital donné à Londres dix ans auparavant par un artiste mort. La musique est toujours aussi « vivante », aussi proche que si l’on était dans la salle. Le temps importe peu aux électrons. Dès qu’une information est entrée dans le réseau, le temps est gelé. Tout ce qu’il suffit de se rappeler, c’est que les trésors infinis du passé sont à votre portée dès que vous pianotez sur les touches.

Le Patron m’avait envoyée faire mes études à un terminal et je crois que je disposais de facilités que n’importe quel étudiant d’Oxford, de la Sorbonne ou de Heidelberg, né plusieurs années auparavant, m’aurait enviées.

Avant tout, je n’avais pas eu le sentiment d’être expédiée à l’école.

Pour ma première journée, on me demanda de me présenter au bibliothécaire en chef. Le Pr Perry était un vieux bonhomme affable que j’avais connu pendant ma formation de base. Il me parut harassé, ce qui était concevable puisque la bibliothèque du Patron était sans nul doute la chose la plus énorme et la plus complexe qui eût été transférée de l’Imperium au Pajaro Sands. Le professeur avait encore quelques semaines de travail devant lui avant que tout soit en ordre. Et le Patron, évidemment, exigeait que tout soit impeccable. La tâche n’était certainement pas facilitée par le fait que le Patron tenait par-dessus tout à la collection de livres imprimés qu’il préférait aux cassettes ou aux disquettes et autres microfiches.

En me voyant, Perry a eu l’air contrarié, puis il m’a désigné une console dans un coin.

— Miss Vendredi, pourquoi ne pas vous asseoir par-là ?

— Que suis-je censée faire ?

— Eh bien… c’est difficile à expliquer. On va certainement vous le dire. Voyez-vous, je suis affreusement débordé et je manque de personnel. Pourquoi ne pas commencer par vous familiariser avec le matériel en étudiant n’importe quel sujet ?

Je n’ai rien remarqué de vraiment spécial. Il existait quelques clés supplémentaires pour l’accès à d’autres bibliothèques importantes. Celles de Harvard, de l’Atlantic Union à Washington ou du British Muséum. On pouvait être interconnecté avec elles sans intervention humaine. Il n’était même pas nécessaire de se raccorder au réseau général. Il était également possible d’avoir une interface avec la bibliothèque du Patron, celle qui se trouvait justement tout à côté de moi. Je pouvais lire ses gros livres reliés si j’en avais envie, en tournant les pages grâce au clavier, sans sortir les volumes de leur environnement d’azote, bien entendu.

En parcourant l’index de la bibliothèque de l’université de Tulane, ce même matin, à la recherche d’éléments historiques sur Vicksburg, je suis tombée sur un renvoi qui concernait les différents types de spectres des étoiles et je m’y suis arrêtée. J’ignorais pourquoi il y avait un tel renvoi ici, mais ils arrivent souvent de manière inopinée dans un texte.

J’étais encore en train de me nourrir de données sur l’évolution stellaire quand le Pr Perry est venu me proposer d’aller déjeuner.

J’ai accepté mais, auparavant, j’ai pris quelques notes sur différentes sortes de mathématiques que je voulais étudier. L’astrophysique est un domaine passionnant mais, pour s’y aventurer, il faut posséder à fond le langage nécessaire.

L’après-midi, je me suis replongée dans le vieux Vicksburg et j’ai trouvé un renvoi concernantShow Boat, une comédie musicale sur cette période historique. J’ai passé le reste de la journée à regarder des spectacles de Broadway qui dataient de l’époque où la grande Fédération américaine n’était pas encore tombée en morceaux. Pourquoi n’écrivent-ils donc plus ce genre de musique de nos jours ? Ces gens-là avaient dû tellement s’amuser ! AprèsShow Boat, j’ai regardé My Fair Lady et j’ai vu ensuite qu’il m’en restait encore des tas d’autres. C’était donc ça, les études ?

Le lendemain, j’ai pris la décision de m’attacher à des sujets professionnels dans lesquels j’accusais quelque faiblesse. J’avais la certitude que mes tuteurs (quels qu’ils soient) ne me laisseraient guère de temps pour mes choix propres. Et l’entraînement que j’avais suivi m’avait appris que les journées devaient faire vingt-six heures. Mais, à l’heure du breakfast, mon amie Anna m’a demandé :

— Vendredi, est-ce que tu peux me parler de l’influence de Louis XI sur la poésie lyrique française ?

J’ai ouvert de grands yeux.

— Qu’y a-t-il à gagner ? Louis XI… Ça ne me dit rien. C’est comme un nom de fromage. Les seuls vers de français dont je me souvienne sont :Mademoiselle from Armentières…

— Mais le Pr Perry a dit que c’était à toi que je devais m’adresser.

— Il plaisantait.

Quand je suis retournée à la bibliothèque et que papa Perry a levé les yeux de sa console, je lui ai dit :

— Bonjour. Anna me dit que vous lui avez conseillé de me consulter à propos de l’influence de Louis XI sur la poésie française ?

— Mais oui, certainement. Mais j’aimerais que vous ne me dérangiez pas pour l’instant. Ce programme est très compliqué, voyez-vous…

Il s’est penché de nouveau sur la console et m’a rejetée de son univers.

Agacée, frustrée, j’ai composé le code Louis XI. Deux heures plus tard, je suis sortie prendre l’air. Je n’en savais pas plus sur la poésie. Tout ce que je pouvais dire, c’est que le Roi-Araignée n’avait pas été un protecteur des arts. Mais j’avais appris des tas de choses sur la politique au XVe siècle. Des choses violentes.

Jusqu’à la fin de la journée, j’ai exploré la poésie française depuis 1450. Ça m’a semblé plutôt bon par moments. A mon avis, la langue française se prêtait mieux à la poésie que l’anglais. Il fallait vraiment l’art magique d’un Edgar Poe pour infuser quelque beauté dans les dissonances anglaises. Quant à l’allemand, il ne me semble guère fait pour exprimer un quelconque lyrisme poétique. Ce n’est nullement la faute à Goethe ou Heine, mais un défaut inhérent à une langue rude et désagréable. L’espagnol, par opposition, est si musical et doux que n’importe quel message publicitaire peut passer pour une poésie plus caressante à l’oreille que des vers libres récités en anglais.

En tout cas, je ne savais toujours pas quelle avait pu être l’influence de Louis XI sur la poésie française de son temps.

Un certain matin, j’ai retrouvé ma console déjà prise. Je me suis tournée vers Perry.

— Oui, nous sommes particulièrement débordés aujourd’hui, miss Vendredi. Pourquoi ne vous servez-vous pas du terminal de votre chambre ? Il est doté des mêmes contrôles et, si vous avez besoin de me consulter, vous pouvez le faire encore plus rapidement qu’ici. Vous composez « local sept », votre code, et je demanderai à l’ordinateur de vous donner la priorité. Ça vous va ?

— Parfait. Qu’est-ce que je dois étudier aujourd’hui ?

J’aimais beaucoup la chaude camaraderie qui régnait dans la grande bibliothèque mais je me disais également que, dans ma chambre, je pourrais au moins me déshabiller sans risquer de choquer le bon professeur.

— Mon Dieu… N’y a-t-il donc aucune matière qui soit digne de votre intérêt ? J’ai horreur d’importuner le Numéro Un.

J’ai donc gagné ma chambre et repris l’exploration de l’histoire de France à partir de Louis XI. Ce qui m’a amenée aux colonies d’outre-Atlantique, aux problèmes économiques, à Adam Smith et à la politique pure. J’en ai conclu qu’Aristote avait eu une bonne période mais que Platon était un escroc. On m’a appelée trois fois depuis le restaurant, la dernière fois pour me signifier que si je n’arrivais pas dans la seconde, je n’aurais droit qu’à des plats froids. Il y avait aussi un petit message de Goldie qui menaçait de venir me chercher par les cheveux.

Je suis donc descendue en hâte, les pieds nus, en bouclant ma combinaison. Anna m’a demandé ce que j’avais pu faire d’aussi absorbant et urgent.

— Ça ne te ressemble pas, Vendredi, ma chérie.

Goldie et elle déjeunaient souvent ensemble, indifféremment avec ou sans hommes. Les pensionnaires formaient une espèce de club ou de fraternité, particulièrement bavarde et bruyante tout autant qu’affectueuse.

— J’améliorais mon cerveau. Vous avez devant vous La Plus Haute Autorité Mondiale.

— Sur quoi ? a demandé Goldie.

— Sur n’importe quoi. Posez vos questions. Je réponds dans la seconde aux plus faciles. Mais vous devrez attendre jusqu’à demain pour les plus difficiles.

— Prouve-le, dit Anna. Combien d’anges peuvent s’asseoir sur la pointe d’une aiguille ?

— Ça, c’est facile. On mesure le diamètre du cul des anges. On mesure la pointe de l’aiguille. On divise A par B. C’est à peine bon pour un étudiant de première année.

— Tu parles… Quel bruit fait une main qui applaudit ?

— Encore plus facile. Tu branches un enregistreur sur un terminal. Tu applaudis d’une main et tu écoutes.

— A toi, Goldie. Je crois bien qu’elle a mangé du lion, aujourd’hui.

— Quelle est la population de San José ?

— Ah ! ça, c’est nettement plus difficile ! Il va falloir que tu attendes demain.

Nous avons continué à plaisanter comme ça pendant un bon mois avant que l’idée ne s’insinue en moi que quelqu’un (le Patron, sans aucun doute) voulait bel et bien faire de moi « La Plus Haute Autorité Mondiale » dans tous les domaines de la connaissance.

Il avait existé un homme auquel on avait collé ce titre. J’étais tombée sur ses références en me débattant pour répondre aux multiples questions stupides qui m’arrivaient de tous les côtés. Par exemple : réglez votre terminal sur « recherche ». Composez en succession : « Culture nord-américaine », « Langue anglaise », « Milieu du XXe siècle », « Comédiens », « Plus Haute Autorité Mondiale ». La réponse est « Pr Irwin Corey ». C’est drôle et on ne s’en lasse pas.

Pendant ce temps, on me gavait comme une oie.

Mais je n’en souffrais pas. Souvent, l’un ou l’une de mes amis m’invitait à partager son lit. Je ne me souviens pas d’avoir jamais refusé. Nous nous donnions généralement rendez-vous pendant notre bain de soleil et cela ajoutait un peu d’excitation au plaisir d’être allongé sur la plage. Tout le monde était gentil et courtois, et il était possible de répondre : « Oh ! je suis désolée, mais Terence m’a demandé le premier. Demain, peut-être ? Non, alors plus tard, d’accord ? » sans risquer de blesser personne. C’était l’un des points faibles du groupe-S auquel j’avais appartenu : les choix semblaient se faire au niveau des mâles mais non sans tension.

On me posait de plus en plus de questions absurdes. J’étais juste en train de pénétrer dans l’univers de la poterie Ming quand un message apparaissait sur le terminal pour me dire que quelqu’un désirait savoir quels étaient les rapports entre la longueur de la barbe des hommes, celle des jupes et le prix de l’or. Mais j’avais cessé de m’étonner. Avec le Patron, tout peut arriver. Pourtant, cette dernière question me paraissait encore plus stupide que les autres. Pourquoi devait-il exister un quelconque rapport ? La barbe des hommes ne m’avait jamais intéressée le moins du monde. C’est souvent dur, sale et ça pique. Quant aux jupes des femmes, je connaissais encore moins de détails.

Mais on m’avait appris à ne pas esquiver les questions, même si elles me semblaient totalement absurdes. Pour celle-là, donc, j’ai fait appel à toutes les archives, à toutes les données, en programmant les associations les plus improbables.

Ensuite, j’ai demandé à la machine de classer toutes les informations par catégories.

Du diable si je n’arrivais pas à trouver un quelconque rapport !

Au fur et à mesure que les informations me parvenaient, j’ai pris conscience que le seul moyen d’en tirer parti était de demander à l’ordinateur de me projeter un graphique en trois dimensions et en couleurs. C’était très beau ! Impossible de savoir comment ces trois variables pouvaient coïncider, mais c’était pourtant le cas. Et j’ai fini ma journée en modifiant les échelles. X par rapport à Y, par rapport à Z selon différentes combinaisons. Augmentation, diminution, rotation… Je cherchais d’éventuelles relations cycloïdiques au-delà des plus apparentes. J’ai remarqué une double courbe sinusoïdale qui ne cessait d’apparaître à chaque rotation de l’holo. Et soudain, sans raison particulière, j’ai décidé de soustraire la ligne double des taches solaires.

Eurêka ! C’était tout à coup aussi net et absolu qu’une poterie Ming ! Avant l’heure du dîner, j’avais mon équation. Une simple ligne qui résumait toutes les données idiotes que j’avais tirées du terminal pendant cinq jours. J’ai composé le code du chef, enregistré l’équation, plus quelques variables sans commentaire. Je voulais obliger ce petit plaisantin anonyme à me demander mon opinion personnelle.

J’ai reçu la réponse que je méritais : Aucune question.

J’ai continué à jouer des variations sur ce thème pendant toute la journée suivante. Je choisissais un groupe de telle ou telle année et, en observant les visages barbus des mâles et les jambes des femmes, je parvins à déterminer avec suffisamment de précision les variations du taux de l’or par rapport au cycle des taches solaires et – ce qui était le plus surprenant – la stabilité des structures politiques.

La sonnerie de mon terminal a retenti. Pas de visage sur l’écran. Juste un message : Le centre opérationnel demande analyse immédiate de la possibilité que les épidémies de peste des VIe, XIVe et XVIIe siècles aient été la conséquence d’une conspiration politique.

Fichtre !

Tout à coup, j’avais l’impression d’être tombée au milieu d’une bande de joyeux dingues.

D’accord ! La question que l’on me posait était tellement complexe qu’il me faudrait peut-être rester seule un bon bout de temps pour l’étudier. Ça me convenait tout à fait.

J’ai commencé par un listing de tous les sujets qui me venaient à l’esprit : peste, épidémiologie, poux, rats, Daniel Defoe, Isaac Newton, conspirations, franc-maçonnerie, rosicruciens, Kennedy, Oswald, Booth[16], Pearl Harbor, la grippe espagnole, la peste bubonique, etc.

En trois jours, ma liste était devenue dix fois plus longue.

En une semaine, je pris conscience qu’une vie entière ne saurait suffire à explorer le sujet. Mais on m’avait demandé de le faire. Quant à « l’analyse immédiate »… Je décidai de travailler consciencieusement au moins cinquante heures par semaine mais à mon gré et à mon rythme, sans que nul ne me tanne… A moins que quelqu’un ne se manifeste pour m’expliquer face à face pourquoi je devais forcer le train et travailler différemment.

Ça se passa bien pendant des semaines.

Je fus réveillée au beau milieu de la nuit par mon terminal. C’était la sonnerie d’urgence. Je l’avais éteint comme d’habitude en allant me coucher. Pour une fois, j’étais seule.

— D’accord, d’accord, ai-je répondu d’une voix endormie. Parlez et dites-moi quelque chose de vraiment passionnant.

Pas d’image. Mais la voix était celle du Patron.

— Vendredi, pour quand prévoyez-vous la prochaine épidémie de peste noire ?

— Dans trois ans. En avril. Elle éclatera à Bombay et se répandra immédiatement sur le monde. Et sur les autres planètes au premier transfert.

— Merci. Et bonne nuit.

J’ai replongé ma tête dans l’oreiller et je me suis rendormie aussitôt.

Comme à l’accoutumée, je me suis réveillée à sept heures, je suis restée un moment sans bouger dans mon lit et je me suis dit que oui, c’était bien le Patron qui m’avait appelée durant la nuit et à qui j’avais donné cette réponse absurde.

(Allez, Vendredi, maintenant, il faut grimper les Treize Marches.)

J’ai composé le « un local ».

— Ici Vendredi, Patron. C’est à propos de ce que je vous ai dit cette nuit. Je plaide la folie momentanée.

— Pas du tout. Venez me voir à dix heures quinze.

J’ai résisté à la tentation de passer les trois heures qui me restaient dans la position du lotus et égrenant un chapelet. Mais j’ai la ferme conviction que l’on ne doit pas attendre la fin du monde le ventre vide. Ce matin-là, justement, il y avait des figues fraîches avec de la crème, du corned-beef aux œufs pochés, et des muffins anglais avec de la véritable marmelade d’oranges de la Knot’s Berry Farm. Du lait frais. Et du café de Colombie. Je me sentis tellement mieux après avoir goûté de tout ça que je passai une heure à essayer d’établir une relation mathématique entre l’histoire de la peste et la date qui avait surgi comme ça dans ma cervelle endormie. Je n’en trouvai aucune mais, quand même, je commençais à discerner une vague forme dans la courbe dont je disposais quand le terminal a sonné pour m’avertir que l’heure du rendez-vous était dans trois minutes.

J’étais prête. Sauf que j’avais résisté à l’envie de me faire couper les cheveux.

— Vendredi au rapport, monsieur.

Je n’avais pas une seconde de retard.

— Asseyez-vous. Pourquoi Bombay ? J’aurais plutôt pensé à Calcutta…

— C’est probablement lié au régime des moussons. Les puces, par exemple, ne peuvent pas supporter la chaleur et la sécheresse. Parce que leur corps est composé d’eau à quatre-vingts pour cent. En dessous de soixante, la puce meurt. Donc, un temps sec et chaud n’est pas favorable à la propagation d’une épidémie. Mais, Patron, tout cela n’a pas de sens. C’est absurde. Vous me réveillez en plein milieu de la nuit pour me poser une question idiote à laquelle je donne une réponse idiote sans vraiment avoir conscience de ce que je raconte. J’ai probablement pris ça dans un rêve… Vous savez, j’ai fait des cauchemars à propos de la peste noire et il y a vraiment eu une épidémie qui s’est propagée à partir de Bombay. En 1896…

— Pas aussi grave que le type Hong Kong, trois ans plus tard. Vendredi, la section analytique du Centre opérationnel dit que la prochaine épidémie de peste noire ne commencera qu’un an après vos prévisions. Et pas à Bombay, mais à Djakarta et à Hô Chi Minh City.

— Mais c’est totalement absurde ! Désolée, monsieur, mais je crois que j’étais encore dans mon cauchemar. Patron, est-ce que je ne pourrais pas étudier des choses plus agréables que les rats, les puces et la peste noire ? Je vais finir par ne plus dormir.

— Vous le pouvez. Pour la peste, c’est fini.

— Bravo !

— A moins que votre exceptionnelle curiosité intellectuelle ne fasse apparaître des prolongements nouveaux. C’est aux Opérations de s’en occuper à présent. Mais ils tiendront compte de vos prévisions et non des analyses mathématiques qui ont été faites.

— Je le répète : ce que je vous ai dit est dépourvu de sens, Patron.

— Vendredi, votre plus grande faiblesse, c’est que vous n’avez pas conscience de votre force. Est-ce que nous n’aurions pas l’air de crétins si l’épidémie éclatait un an avant la date qu’ils ont prévue ? Ce serait une catastrophe. Non, un an d’avance pour les mesures de prophylaxie, ça ne fera de mal à personne, bien au contraire…

— Est-ce que nous allons vraiment tenter d’empêcher l’épidémie ? (Durant toute l’histoire, les gens ont combattu les rats et les puces.)

— Grands dieux, non ! Ce serait d’ailleurs un contrat beaucoup trop important pour notre organisation. Et je n’accepte jamais les contrats trop importants. Ensuite, d’un point de vue strictement humanitaire, il n’est pas très opportun de neutraliser un processus normal de dépopulation. La peste est une chose abominable mais rapide. La famine est tout aussi efficace… mais ô combien plus lente et cruelle…

Il a fait une grimace avant de reprendre :

— Non, le rôle de notre organisation se limitera à empêcher Pasteurella pestis de quitter cette planète. Comment nous y prendre ? Répondez-moi immédiatement.

(Ridicule ! N’importe quel service de santé, placé devant ce dilemme, aurait déboursé des fonds de recherche, mis au point un programme avec un délai de cinq ans pour une recherche cohérente…)

J’ai répondu instantanément :

— Faites-les exploser.

— Les colonies spatiales ? Ça me semble une solution pour le moins radicale.

— Non, les puces. Pendant les guerres planétaires du XXe siècle, quelqu’un a découvert qu’on pouvait tuer les puces et les poux en les amenant à haute altitude. Ils explosent. A cinq mille mètres environ, si je me souviens bien, mais on peut vérifier par expérience. J’ai pensé à cela parce que j’ai remarqué que la Station de la Vrille du mont Kenya était située au-dessus de cette altitude critique. Et tout le trafic spatial, ou presque, passe aujourd’hui par la Vrille. Ou bien il y a encore la méthode plus simple de la chaleur et de la sécheresse – mais elle n’est pas aussi rapide. En tout cas, Patron, l’élément essentiel, c’est qu’il ne faut faire absolument aucune exception. Un seul cas d’immunité diplomatique ou de VIP échappant aux contrôles, et c’est cuit. Un petit toutou, un minet, des souris blanches… En cas de forme pneumonique, Ell-Cinq deviendra une cité fantôme en une semaine. Ou Luna City.

— Si je n’avais pas autre chose à vous confier, c’est vous qui vous en occuperiez, Vendredi. Et les rats ?

— Je ne veux plus rien avoir à faire avec tout ça, Patron. Mais tuer un rat, ce n’est pas un vrai problème. On le met dans un sac. On le passe à la hache. On tire dessus. On le met dans l’eau, puis on fait brûler le tout. Pendant ce temps, sa compagne aura donné douze petits ratons pour le remplacer. Patron, vous savez bien que nous n’avons jamais pu venir à bout des rats. Dès que nous relâchons le combat, ils se multiplient et ils reviennent. (J’ai ajouté d’un ton aigre :) Je crois qu’ils sont nos successeurs.

Cette histoire de peste m’avait vraiment déprimée, je crois.

— Expliquez-vous.

— Si l’Homo Sapiens ne s’en sort pas, s’il continue à chercher à se détruire, les rats sont prêts à prendre sa place.

— Billevesées. Pure idiotie. Je pense que vous exagérez la volonté de mort des humains. Nous avons disposé des moyens de nous suicider depuis de nombreuses générations et ces moyens ont été en bien des mains. Rien n’est arrivé. D’abord, pour nous remplacer, les rats auraient besoin de cerveaux beaucoup plus développés, de corps capables de les supporter. Ils devraient apprendre à se déplacer sur deux pattes et à utiliser leurs pattes antérieures pour manipuler les objets. Et il leur faudrait un cortex bien plus important pour contrôler tout cela. Pour remplacer l’homme, n’importe quelle autre espèce doit devenir comme l’homme. Mais n’en parlons plus. Avant d’abandonner le sujet de la peste, quelles sont vos conclusions à propos de la théorie des conspirations politiques ?

— Ce concept est inepte. Vous avez précisé le VIe, le XIVe et le XVIIe siècle… Ce qui implique des caravanes, des bateaux, et pas la moindre connaissance dans le domaine de la bactériologie. L’abominable Dr Fu Manchu élevant des millions de rats et donc de puces dans sa retraite bien cachée… Supposons que les rats soient infestés de bacilles, comme ça, sans connaissances théoriques… Comment atteindra-t-il sa cible ? Par bateau ? En quelques jours de voyage, tous les rats auront crevé et l’équipage sera mort. Encore plus difficile par voie de terre. Non, pour qu’une telle conspiration aboutisse à ces époques, il aurait fallu toute la science moderne et donc une très grosse machine à voyager dans le temps. Patron, qui a pu poser une question aussi idiote ?

— Moi.

— Je me disais bien que ça vous ressemblait. Mais pourquoi ?

— Cela vous a amenée à étudier le sujet selon un angle bien plus large, non ?

— Eh bien… (J’avais passé plus de temps à étudier l’histoire politique que la maladie elle-même.) Oui, je le suppose.

— Vous le savez très bien.

— Oui, admettons. Patron, il n’existe aucune épidémie bizarre ressemblant à une conspiration. Ou bien alors, nous avons trop de documents qui se contredisent. S’il y a eu conspiration dans le passé, disons il y a une génération ou plus, il devient impossible de faire toute la vérité. Est-ce que vous avez entendu parler de John Fitzgerald Kennedy ?

— Oui. C’était un chef d’État de la Fédération. Elle se situait alors entre le Canada – le Canada britannique et le Québec – et le royaume du Mexique. Il a été assassiné.

— Oui, c’est lui. Il a été tué devant des centaines de témoins et tout a été enregistré, avant, pendant, après. Toutes ces preuves ont abouti à ceci : personne n’a jamais su qui l’avait tué, combien de personnes avaient tiré sur lui, pourquoi et, s’il y avait eu conspiration, qui avait fait partie de cette conspiration. On ne peut même pas avoir la certitude que le meurtre ait été préparé à l’étranger ou dans le pays. Patron, vous voyez bien que si l’on n’arrive pas à faire la lumière sur un assassinat aussi récent et à propos duquel on a tellement enquêté, nous n’avons que peu de chances de connaître les détails de ce qui a pu se passer sous Jules César, non ? Tout ce que l’on peut dire, c’est que les gens qui étaient au pouvoir ont écrit la version que l’on trouve dans les livres d’histoire. Ce n’est pas plus valable ou honnête qu’une autobiographie.

— Vendredi, généralement, une autobiographie se doit d’être sincère et honnête !

— Pardon ? Qu’est-ce que vous avez fumé, Patron ?

— Ça suffit. Une autobiographie est généralement honnête mais elle n’est jamais exacte.

— Tout ça m’échappe un peu.

— Pensez-y, Vendredi, je ne peux pas vous consacrer plus de temps aujourd’hui : vous bavardez trop et vous changez sans cesse de sujet. Vous êtes donc priée de tenir votre langue pendant que je vous expose certaines choses importantes. Vous travaillez désormais en permanence pour l’état-major. Vous avez pris de l’âge, vos réflexes se sont un peu ralentis. Je ne veux plus vous risquer sur le terrain…

— Mais je ne me plains pas !

— Silence ! Il ne faut pas que vous rouilliez. Passez un peu moins de temps devant la console et un peu plus en exercices. Un jour, vos réflexes améliorés vous sauveront encore une fois la vie. Et pas seulement la vôtre. Entre-temps, pensez un peu au jour où il vous faudra conduire votre existence sans aide. Vous devriez quitter cette planète. Elle n’a plus rien à vous donner. La balkanisation de l’Amérique du Nord a mis un terme à notre ultime chance d’éviter le déclin de la civilisation de la Renaissance. Vous devriez penser non seulement aux mondes du système solaire, mais à ceux qui se trouvent au-delà, dans les autres systèmes. On y trouve des planètes primitives aussi bien que les plus évoluées. Vous devriez vous enquérir des conditions d’immigration pour chacune d’elles. Vous aurez besoin d’argent. Voulez-vous que mes agents récupèrent les fonds qui vous ont été soustraits en Nouvelle-Zélande ?

— Comment savez-vous cela ?

— Allons, allons ! Nous ne sommes pas des enfants !

— Est-ce que j’ai le droit de réfléchir auparavant ?

— Mais oui. A propos de ce projet d’émigration, je vous conseille d’écarter définitivement la planète Olympia. Sinon, je n’ai pas d’autres directives à vous donner. Quand j’étais plus jeune, je pensais pouvoir changer le monde. Ce n’est plus le cas à présent mais, pour des raisons émotionnelles qui me sont propres, je dois continuer de me battre. Mais vous, Vendredi, vous êtes jeune et vos liens affectifs avec l’humanité sont lâches. Jamais je n’aurais évoqué cela avant que vous n’ayez rompu toute attache avec les êtres qui vous étaient chers, en Nouvelle-Zélande…

— Mais je n’ai rien rompu du tout ! On m’a foutue à la porte à coups de pied dans le cul, oui !

— D’accord. Vous avez deux missions dans l’immédiat : étudier le complexe Shipstone et ses connexions extérieures. Ensuite, la prochaine fois que nous nous verrons, je veux que vous me disiez très exactement comment repérer une société malade. C’est tout.

Le Patron se tourna vers sa console comme si je n’existais plus. Je me suis levée mais je n’avais pas l’intention de me voir donner congé comme ça. Il ne m’avait pas laissé une seconde pour poser certaines questions importantes.

— Patron, est-ce que je n’ai pas de mission plus précise ? Je veux dire, je dois seulement étudier des hypothèses qui ne débouchent sur rien ?

— Tout cela débouche sur quelque chose. Et votre mission est précise. D’abord, étudier. Ensuite, vous réveiller au milieu de la nuit pour répondre à des questions absurdes.

— Et rien que cela ?

— Qu’est-ce que vous voulez ? Des anges, des trompettes ?

— Eh bien… peut-être un simple travail. J’étais un courrier. Qu’est-ce que je suis au juste maintenant ? Le bouffon du roi ?

— Vendredi, j’ai l’impression que vous prenez une tournure de pensée désagréablement bureaucratique. Un simple travail ! Vous êtes à présent une analyste intuitive dépendant du quartier général et vous n’adresserez vos rapports qu’à moi seul. Ce qui suppose une obligation formelle et absolue : il vous est interdit de discuter de tout sujet sérieux avec n’importe quel membre de la section analytique. Vous pouvez coucher avec n’importe lequel ou laquelle d’entre eux, mais votre conversation devra être limitée aux sujets les plus banals.

— Patron, il m’arrive de souhaiter que vous n’ayez pas passé autant de temps sous mon lit !

— Ce n’était que dans le souci de protéger notre organisation. Vendredi, vous savez parfaitement que l’absence d’Yeux et d’Oreilles signifie qu’ils sont dissimulés. Croyez-moi : je protège et je protégerai l’organisation sans vergogne.

— Ça, je n’en doute pas. Patron, une dernière question : qui est derrière le Jeudi Rouge ? Et est-ce qu’il y en aura un quatrième ? Que signifie tout cela ?

— Réfléchissez-y vous-même. Si je vous le disais, ce ne serait pas pareil. Non, étudiez la question à fond et il se peut qu’une nuit, quand vous serez profondément endormie et seule, je vous demande la réponse. Alors, vous saurez.

— Pour l’amour de Dieu ! Est-ce que vous savez toujours quand je dors seule ?

— Toujours. Et maintenant, disparaissez.

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