32

Il était deux heures du matin, heure du vaisseau. La sortie en espace normal avait eu lieu à onze heures et le Forward devrait se placer en orbite stationnaire au large de Botany Bay à sept heures cinquante-deux. Ce qui ne me plaisait guère car un débarquement au début de la matinée risquait d’amener un peu plus de fréquentation dans les coursives pendant les heures creuses de la nuit.

Mais je n’avais pas le choix. J’ai fini de tout régler, puis j’ai embrassé Tilly en lui faisant signe de ne pas faire de bruit avant de me glisser au-dehors.

Je devais aller loin vers la proue, trois ponts plus bas. Par deux fois, j’ai ralenti pour éviter les hommes de ronde. A un endroit, j’ai été obligée de me dissimuler dans un couloir latéral pour éviter un passager qui venait de surgir brusquement. Je me suis dirigée vers tribord et j’ai atteint enfin la coursive qui conduisait à la navette de débarquement.

Mon vieux copain Pete-Percival-le-violeur m’attendait.

Je lui ai sauté dessus avec un grand sourire, j’ai mis un index sur mes lèvres et je l’ai pincé sous l’oreille.

Je l’ai retenu, puis je l’ai posé sur le pont avant de m’occuper du verrou à combinaison.

Pour découvrir qu’il était presque impossible de lire les chiffres du cadran, même avec ma vision nocturne. Il n’y avait que quelques lampes de veille dans le couloir et, dans cette coursive en impasse, le noir régnait. Par deux fois, j’ai essayé de composer la combinaison.

Je me suis interrompue pour réfléchir. Retourner à la cabine pour prendre une torche ? Peut-être Tilly en avait-elle une. Et sinon, faudrait-il attendre le retour de l’éclairage de jour ? Non, ça ne me laisserait qu’un délai trop mince. Les gens commenceraient à circuler. Est-ce que j’avais le choix ?

Je me suis penchée sur Pete. Il avait le cœur solide. Tant mieux pour lui. Mais je ne l’avais pas touché aussi dur que d’habitude, ce qui lui avait sauvé la vie. Je l’ai fouillé. J’ai trouvé sans surprise un stylo à lumière.

Quelques secondes après, la porte était ouverte.

Je l’ai traîné à l’intérieur et j’ai refermé. En me retournant, j’ai vu bouger ses paupières et je l’ai pincé une deuxième fois.

J’ai réussi à hisser sa masse sur mes épaules à la façon des pompiers, me rappelant soudain qu’une gravité de 0.97 était maintenue ici pour correspondre à celle de Botany Bay. Pour progresser, et si je ne voulais pas tomber sur quelque chien de garde, j’ai dû mettre le stylo à lumière entre mes lèvres.

Je ne me suis trompée qu’une fois avant d’atteindre mon but. Le hangar, plongé dans l’ombre, semblait encore plus immense. Je ne m’étais pas attendue à cette situation. Dans ma mémoire, la navette était faiblement éclairée par les projecteurs de surveillance, tout comme l’ensemble du vaisseau entre minuit et six heures du matin.

Je suis enfin parvenue à la cachette que j’avais choisie la veille, à l’intérieur du turbogénérateur Westinghouse.

Cette énorme chose devait fonctionner au gaz, ou à la vapeur, en tout cas certainement pas par l’énergie de Shipstones. Sur les mondes colonisés, on trouve encore certaines formes de technologies anciennes quand les Shipstones ne sont pas disponibles. Mais ce n’était pas la manière dont cet engin fonctionnait qui m’intéressait. Seulement le tronc de cône dans lequel se trouvait un espace libre de plus d’un mètre. Assez grand pour un être humain. Et même pour deux. Il le fallait bien, avec cet encombrant invité que je ne pouvais ni tuer ni laisser derrière moi.

Les équipes de fret avaient installé une bâche de fibre de verre sur le monstre avant de l’arrimer, et je réussis à me faufiler entre les nœuds en tirant à grand-peine mon prisonnier. J’y gagnai quelques égratignures.

Une fois encore, je le fouillai avant de le déshabiller. Avec un peu de chance, je pourrais dormir.

Je lui enlevai tout : pantalon, ceinture, chemise, short, chaussettes, sandales et sweater. Ensuite, je lui liai les mains dans le dos avec sa chemise avant de me servir de son pantalon pour les jambes, de sa ceinture pour les chevilles et les poignets. Sa position était très inconfortable, je sais, mais c’est ce que l’on m’avait appris afin de décourager toute tentative de fuite.

Puis j’ai voulu lui faire un bâillon avec son sweater et son short.

— Non, ne faites pas ça, m’a-t-il dit très calmement. Ne faites pas ça, miss Vendredi. Je suis réveillé depuis un moment. Si nous parlions ?

— Je pensais que vous étiez réveillé. Mais j’ai fait comme si… Je me disais bien que vous saviez très bien qu’en cas de résistance je vous arracherais les testicules.

— Oui, ça, je m’en doutais un peu. Mais vous êtes vraiment du genre radical.

— Pourquoi pas ? J’ai déjà eu l’occasion de vous connaître comme je ne l’aurais jamais souhaité. Et vos glandes m’appartiennent, en quelque sorte. D’accord ?

— Est-ce que vous pouvez me laisser placer un mot ?

— Bien sûr, pourquoi pas ? Mais si ça dépasse le simple murmure, adieu les bijoux de famille.

J’ai accompagné ma déclaration d’un geste qui ne pouvait pas lui laisser le moindre doute.

— Doucement ! Je vous en prie… Le commissaire de bord nous a demandé de doubler la garde cette nuit. Je…

— Doubler la garde ? Mais comment ?

— D’ordinaire, Tilly – je veux dire Shizuko – était seule de service entre le moment où vous retourniez à votre cabine et celui où vous vous réveilliez. Après, elle se contentait d’appuyer sur un bouton et c’était à notre tour de prendre la garde. Mais le commandant a l’air inquiet à votre sujet. Il vous soupçonne de vouloir vous enfuir à l’escale de Botany Bay.

— Grands dieux ! Comment peut-on croire cela de moi ?

— Ça, je me le demande, a-t-il dit solennellement. Mais expliquez-moi alors pour quelle raison nous nous trouvons dans ce truc ?

— Eh bien, je vais en excursion. Et vous, très cher ?

— Moi aussi. Du moins, je l’espère. Miss Vendredi, je me suis dit que si vous deviez vous enfuir à l’escale de Botany Bay, le meilleur moment serait durant la nuit. Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont vous pouviez gagner la navette de débarquement, mais, pour ça, je me suis dit que je pouvais vous faire confiance. Et vous voyez que j’avais raison.

— Je vous remercie. Mais qui surveille la navette à bâbord ?

— Graham. Un petit abruti blondinet. Vous l’avez peut-être remarqué, non ?

— Oui, trop souvent.

— Si j’ai choisi ce côté, c’est parce que vous êtes venue ici avec Mr. Udell hier. Disons avant-hier…

— Aucune importance. Pete, que se passera-t-il quand vous serez porté manquant ?

— Il est possible que je ne le sois pas. Joseph Steuben – on l’appelle Joe Stupide – doit me relever après le breakfast. Si je le connais bien, il ne sera pas du tout ému de ne pas me trouver à la porte. Il va certainement s’endormir tranquillement jusqu’à ce que quelqu’un arrive. Et il restera là jusqu’au départ de la navette. Ensuite, il attendra bêtement que je lui fasse signe. Non, Joe est parfaitement fiable sur ce plan-là.

— On dirait que vous avez mis tout ça au point…

— Vous voulez que je vous dise ? Je n’avais pas du tout l’intention de me faire tordre le cou et de gagner un mal de tête. Si vous m’aviez laissé le temps de parler, vous n’auriez pas eu besoin de me coltiner sur votre dos…

— Pete, si vous avez l’intention de me faire le coup du charme pour que je vous délivre, vous ne m’avez pas bien regardée.

— Mais si.

— Vous n’arrangez pas votre cas en faisant de l’ironie. Pete, vous n’êtes pas tiré d’affaire. Donnez-moi seulement une raison pour que je ne vous tue pas. Le commandant ne se trompe pas : je vais me tirer d’ici. Je vais quitter ce foutu vaisseau. Et je ne tiens pas à ce que vous soyez en travers de ma route.

— Eh bien… s’ils retrouvent mon cadavre au matin, en déchargeant, ils se lanceront à vos trousses.

— Mais je serai déjà à des kilomètres de distance. Et pourquoi me poursuivraient-ils ? Je ne vais pas laisser d’empreintes sur votre carcasse, Pete. Juste quelques bleus sur votre cou.

— Mais vous aviez un motif et une occasion. Et Botany Bay n’est pas hors la loi, miss Vendredi. D’accord, vous avez une chance de demander asile, d’autres y ont réussi. Mais si vous êtes recherchée pour meurtre à bord d’un vaisseau, croyez bien que les colons coopéreront à cent pour cent.

— J’invoquerai la légitime défense. On vous connaît comme violeur notoire. Bon Dieu, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous ? Vous savez que je ne peux pas vous tuer comme ça, vous liquider de sang-froid. Voyons voir… Dans dix heures environ, il faudra que je vous bâillonne. Et il fait de plus en plus froid.

— Bien sûr ! Est-ce que vous pourriez me remettre au moins mon sweater sur les épaules ?

— D’accord, mais il faudra que je le reprenne pour vous bâillonner.

— J’ai froid, et si je m’endors, mes extrémités vont être paralysées… Miss Vendredi, si je reste ligoté comme ça pendant dix heures encore, je vais attraper la gangrène. Je vais perdre mes membres. Et la régénération est impossible dans ces régions. Quand ils me ramèneront, ce sera trop tard. Il vaut mieux me tuer.

— Seigneur, Pete ! Est-ce que vous essayez de forcer ma sympathie ?

— Je ne suis pas certain que vous connaissiez ça…

— Ecoutez… supposons que je vous libère et que je vous redonne vos vêtements… est-ce que vous m’autoriserez à vous ligoter de nouveau et à vous bâillonner plus tard ? Ou faudra-t-il que je vous pince sous l’oreille un peu plus fort pour que vous soyez vraiment tout à fait froid ? Vous savez que je peux le faire. Vous m’avez vue me battre…

— Je n’ai vu que les résultats. On m’en a beaucoup parlé.

— Donc, vous savez. Et vous savez aussi pourquoi je peux faire ça : « Ma mère était un tube à essais…

— … et mon père un scalpel » Oui, je sais, miss Vendredi. Je n’étais pas forcé de vous laisser me neutraliser comme ça, voyez-vous. Vous êtes rapide, mais je le suis autant que vous et mes bras sont plus longs que les vôtres. Je savais tout de vous, mais vous ne saviez rien de moi. Toutes les chances étaient donc de mon côté.

J’étais assise dans la position du lotus, bien en face de lui. Un instant, j’ai été complètement ébahie et j’ai eu l’impression que j’allais me trouver mal.

— Pete, ai-je demandé d’un ton presque implorant. Vous ne me mentiriez pas, n’est-ce pas ?

— J’ai menti toute ma vie, tout comme vous. Pourtant…

Il s’est interrompu, il a bandé ses muscles, tordu les poignets et les liens se sont brisés.

— Peu importe la chemise, a-t-il repris sur le ton de la conversation, le sweater fera l’affaire. Mais j’aimerais bien ne pas déchirer mon pantalon. Il faudra que je me montre en public. Et vous pouvez vous occuper mieux que moi des nœuds que vous avez faits, miss Vendredi. N’est-ce pas ?

— Arrêtez de m’appeler miss Vendredi, Pete ! Nous sommes des êtres artificiels. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit depuis longtemps ?

— J’aurais dû. Mais certaines choses m’en ont empêché…

— Oh ! comme vos pieds sont froids ! Je vais les masser.


Ensuite, nous avons dormi quelque temps. Puis j’ai eu conscience que Pete me secouait.

— C’est le moment de se réveiller. Nous allons atteindre le sol. Ils ont rallumé.

J’ai ouvert les yeux. Une lueur diffuse s’infiltrait sous la bâche du dinosaure mécanique. J’ai bâillé.

— J’ai froid.

— Ne vous plaignez pas. Vous étiez au fond. Moi, je suis complètement glacé.

— C’est tant mieux pour vous, violeur. D’abord, vous êtes trop maigre. Vous ne feriez pas une très bonne couverture pour l’hiver. Vous devriez vous faire un peu de graisse. Ce qui me rappelle que nous n’avons pas eu droit au breakfast. Mais je crois bien que je vais vomir…

— Alors, essayez de vous mettre dans le coin. Et de ne pas faire de bruit.

— Espèce de sale brute sans cœur ! Eh bien, puisque c’est comme ça, je n’ai plus envie de vomir ! Pete, quels sont vos plans ?

— C’est vous qui me demandez ça ? Je croyais que c’était vous la prisonnière qui s’échappe, pas moi…

— Oui, d’accord, mais vous êtes la grosse brute qui ronfle et qui s’occupe de tout ensuite. Est-ce que je me trompe ?

— Ma foi… Vendredi, quels sont vos plans à vous ? Ceux que vous aviez mis sur pied alors que je n’étais pas de votre côté.

— Pas grand-chose. Quand nous serons posés, ils vont ouvrir une porte. Et je me mettrai à courir comme une chatte et personne ne pourra m’arrêter…

— Mais c’est un bon plan.

— Vraiment ? Vous vous moquez de moi. Ce n’est pas du tout un plan. Rien que l’expression de ma détermination. On ouvre une porte et je m’enfuis, un point, c’est tout.

— C’est un bon plan parce qu’il ne comporte pas de risques. Et vous avez un avantage énorme : ils ne peuvent pas risquer de vous faire du mal.

— J’aimerais bien en avoir la certitude.

— Si quoi que ce soit vous arrivait, le responsable risquerait d’être, lui, pendu par les pouces, ou par autre chose. Maintenant que vous m’avez raconté votre histoire, je comprends pourquoi ils se sont montrés si mélodramatiques à propos de nos instructions. Vendredi… Je pense qu’ils ne vous veulent pas morte ou vive. Ils vous veulent en parfaite santé. Et ils sont sans doute prêts à vous laisser vous enfuir plutôt que de vous faire du mal.

— Alors, ça devrait être facile…

— N’en soyez pas aussi certaine. D’accord, vous êtes un vrai petit chat sauvage, mais nous savons vous et moi qu’un certain nombre d’hommes peuvent finir par vous terrasser. S’ils savent que vous avez maintenant disparu, et je pense qu’ils le savent à l’heure qu’il est parce que ce vaisseau avait une heure de retard au moment où il a décroché de son orbite…

— Oh… (J’ai consulté ma montre de doigt.) Oui, c’est vrai. Nous devrions avoir atteint la surface, à présent. Pete, ils sont à ma recherche !

— C’est ce que je pense. Mais je n’avais aucune raison de vous réveiller avant que l’éclairage soit rétabli. Ils ont eu quatre heures pour être convaincus que vous n’étiez plus sur le pont des premières. Et les émigrants ont été rassemblés. Donc, ils en concluront facilement que vous vous trouvez dans la cale. S’ils lancent suffisamment de monde à vos trousses, Vendredi, ils vous cueilleront sans vous faire de mal.

— Pete, si cela doit se terminer comme ça, il y aura des morts et des blessés. Ils vont le payer très cher. Mais je vous remercie de m’avoir dit ça.

— Ecoutez… il se peut aussi qu’ils ne fassent pas du tout ça. Ils ont fait savoir que toutes les portes étaient sous surveillance pour que vous ne risquiez pas, peut-être, de vous montrer. Ils vont d’abord faire sortir les émigrants. Et je suppose que vous savez qu’ils sortent par la cale.

— Non.

— C’est ici qu’on les contrôle. Ensuite, on referme la porte principale et on balance le gaz somnifère. C’est simple.

— Fichtre ! Ils ont ce genre d’équipement ?

— Tous les genres. Et pire encore. Écoutez, Vendredi, le commandant de ce vaisseau spatial se trouve à quelques années-lumière des institutions qui représentent l’ordre et la loi. En quatrième classe, à chaque voyage, un vaisseau emporte toujours des criminels de premier rang. Comment voudriez-vous que toutes les armes possibles ne se trouvent pas à bord ? Mais vous ne serez plus ici quand ils lanceront les gaz, Vendredi…

— Comment ? Racontez-moi.

— Les émigrants vont descendre la travée centrale de ce hangar. Ils sont près de trois cents et ils vont être tassés au-delà des limites de sécurité. Je suppose qu’ils ne se connaissent pas tous et nous allons nous servir de ça. Plus… plus une vieille, très vieille méthode que nous allons appliquer, Vendredi. Celle qu’Ulysse a utilisée contre Polyphème…


Pete et moi, nous étions dans le fond du générateur, tassés dans une sorte de caisse, quand l’éclairage a changé et que nous avons entendu un vague murmure de voix.

— Voilà, ils arrivent, a soufflé Pete. N’oubliez pas : ce qu’il faut trouver, c’est quelqu’un de trop chargé. Et il y a de grandes chances qu’ils soient nombreux. Pour ce qui est de notre tenue, ça ira : nous ne faisons pas trop première classe. Mais il faut que nous portions quelque chose. Les émigrants ont toujours les bras encombrés.

— Je veux bien prendre un bébé.

— Parfait. Attention, ils sont très près.

Il était évident que tous les candidats à l’installation sur Botany Bay étaient très chargés. Ce qui était le résultat évident de la politique mesquine de la compagnie : tout le monde peut voyager en classe « économique » pour autant qu’il accepte d’entasser ses bagages dans les espèces de placards à balais de la troisième classe et de quitter le bord sans porteur, c’est-à-dire avec ses « bagages à main ». Par contre, pour tout ce qu’on est obligé de mettre en cale, on paie.

Le cortège passait devant nous et nous ne rencontrions que quelques vagues regards neutres. Tous les visages étaient las, les regards lourds, soucieux. Il y avait un nombre important de bébés qui pleuraient tous. Ceux qui venaient derrière poussaient les premiers rangs. Le moment était venu pour nous de nous glisser dans le « troupeau ».

Brusquement, dans ce mélange d’odeurs de sueur, de peur, de linge souillé, j’en identifiai une. Sans le moindre doute.

— Janet !

Une femme se retourna tout à coup, laissa tomber ses deux valises et m’étreignit.

— Marjie !

Le barbu qui était non loin d’elle s’écria :

— Je savais qu’elle était à bord ! Je te l’avais dit !

Tandis que Ian lançait d’un ton accusateur :

— Mais non, tu es morte !

J’ai écarté mes lèvres de celles de Janet quelques secondes pour dire :

— Non, je ne suis pas morte. Et tu as bien le bonjour de Pamela Heresford, officier-pilote junior.

— Ah, cette petite salope ! s’est exclamée Janet.

— Ça suffit, Janet ! a grondé Ian.

Pendant ce temps, Georges lançait des phrases en français tout en essayant frénétiquement de m’écarter de Janet.

Bien sûr, nous avions bloqué la procession. De plus en plus de gens passaient autour de nous en grommelant.

— Nous ferions bien de suivre la queue, ai-je dit. Nous parlerons plus tard.

En me retournant, je n’ai pas vu Pete. Mais je lui faisais confiance pour s’être éclipsé.

Je retrouvais une Janet avec quelques mois de plus, et peut-être quelques kilos aussi. Elle portait un panier à chat, celui de Maman Chat.

— Janet, ai-je demandé, qu’est-ce que vous avez fait des petits ?

— Grâce à mes efforts, répondit Freddie, ils ont obtenu des postes de première importance comme ingénieurs en rongeurs sur la côte du Queensland. Mais, Helen, pour l’amour de Dieu, veuillez nous expliquer comment vous vous retrouvez parmi la foule des malheureux paysans de ce vaisseau alors qu’hier encore vous étiez à la droite de son seigneur et commandant ?

— Plus tard, Freddie, plus tard…

Il a regardé la porte.

— Oh oui… plus tard ! On boira tous un verre et on se racontera tout ça. D’ici là, il va falloir passer devant le cerbère…

Il y avait deux gardes, armés, de chaque côté de la porte. Je me suis mise à réciter quelques mantras tout en bavardant sans savoir ce que je récitais avec Freddie. Les deux gardes ne m’ont jeté qu’un vague coup d’œil. Ils n’ont pas paru me trouver particulièrement exceptionnelle. Et la nuit que j’avais passée avait sans doute accentué mon aspect fatigué et crasseux.

En fait, jamais je ne m’étais risquée hors de ma cabine BB sans que Shizuko m’ait préparée, c’est-à-dire lavée, brossée, massée, maquillée, laquée.

Après la porte, il y avait une courte rampe d’accès. Nous nous sommes retrouvés devant une table derrière laquelle siégeaient deux employés avec des piles de formulaires. L’un d’eux a lancé :

— Frances, Frederick J. ! Avancez !

— Ici ! a répondu Federico.

Comme en écho, une voix a lancé :

— La voilà !

C’est alors que j’ai été dans l’obligation de poser Maman Chat plutôt brutalement et de me mettre à courir.

J’eus vaguement conscience d’une rumeur et de mouvements divers derrière moi, mais je n’avais vraiment pas le temps de m’en occuper. Tout ce que je désirais dans ces quelques instants, c’était échapper au tir des engins à gaz ou des paralyseurs. Je n’avais pas détecté le moindre fusil à radar, mais si Pete ne s’était pas trompé, je n’avais pas à m’en inquiéter. Tout ce que je devais faire, c’était courir, très vite. Sur ma droite, je distinguais un village, dont je n’étais séparée que par un rideau d’arbres.

Pour l’instant, c’était mon seul espoir, en tout cas ma meilleure protection.

En me retournant, j’ai vu que j’avais largement distancé la horde. Rien d’étonnant : je peux faire mille mètres en deux minutes en terrain plat. Mais il me semblait qu’il en restait deux derrière moi. J’étais prête à attaquer quand j’ai entendu la voix hachée de Pete.

— Courez ! Ne vous arrêtez pas ! Ils pensent que nous allons vous rattraper !

J’ai accéléré. L’autre poursuivant était mon amie Tilly-Shizuko.

Dès que je suis arrivée entre les arbres et hors de vue, je me suis arrêtée et j’ai vomi. Ils m’ont rejointe. Tilly m’a pris la tête et a essayé de m’embrasser.

— Ne faites pas ça ! Eh ! Qu’est-ce que c’est que cette tenue ?

Elle portait maintenant un collant qui la rendait toute svelte, plus occidentale et plus femme à la fois.

— J’ai laissé tomber mon kimono et mon obi.

— Et si vous cessiez de bavarder comme ça ! a lancé Pete. Il faut que nous fichions le camp d’ici. (Il m’a prise par les cheveux et m’a volé un baiser.) Allons-y !

Nous avons continué sous bois mais, très vite, il est devenu évident que Tilly avait dû se fouler la cheville.

— Elle a sauté depuis le pont des premières. Ça ne va pas, Tilly ?

— C’est à cause de ces fichues chaussures japs… Occupe-toi de la môme, Pete. Ils ne me feront rien.

— C’est ça. Compte dessus, dit Pete d’un ton amer. Nous sommes trois et nous resterons trois. Ça va, miss… Vendredi ?

— Oh oui… Un pour tous, tous pour un ! Allez, Pete, prenez-la sous le bras droit.

Ça se passa plutôt bien. Nous formions une sorte de nouvel animal à cinq pattes. Nous n’allions pas très vite mais les autres ne sont pas parvenus à nous rattraper. Après quelque temps, Pete s’est arrêté et m’a dit qu’il allait porter Tilly sur son dos. J’ai prêté l’oreille. Aucun bruit de poursuite. Je ne percevais que les bruits étrangers d’une forêt étrangère, sur un monde inconnu. Des cris d’oiseaux ? Je ne pouvais en être certaine. Mais tout ce que je voyais autour de moi était dérangeant. L’herbe n’était pas vraiment de l’herbe, les arbres me semblaient venir d’une lointaine époque, le vert des feuilles était strié ou ocellé de rouge. Ou bien, était-ce l’automne sur cette partie de Botany Bay ? Est-ce qu’il ferait un froid glacial durant la nuit ? Nous pourrions tenir un certain temps sans vivres ni eau, mais que penser de la température ?

— O.K., ai-je dit enfin. Pete, vous la portez. Mais je vous relaierai.

— Impossible ! a lancé Tilly. Vendredi ! Vous ne pouvez pas me porter !

— J’ai bien soulevé Pete, la nuit dernière. Racontez-lui, Pete. Vous ne pensez pas que je peux porter une petite poupée japonaise ?

— Poupée japonaise ! Je suis aussi américaine que vous !

— Peut-être plus, c’est exact ! Parce que moi, je ne le suis pas tellement. Je vous raconterai ça un autre jour. Allons-y.

Je l’ai portée sur cinquante mètres environ, ensuite Pete m’a relayée sur deux cents, et ainsi de suite. Nous avons rencontré une route. Enfin, c’était plutôt une piste entre les buissons, mais des traces de roues et de sabots étaient visibles. A droite, après quelques mètres, la route semblait retourner vers le terrain d’atterrissage et la ville. Nous sommes donc partis vers la gauche. Shizuko marchait de nouveau, mais elle s’appuyait fréquemment sur Pete.


Nous sommes arrivés dans une ferme. La prudence eût été de nous cacher aux alentours, mais j’avais avant tout envie d’un grand verre d’eau et je voulais qu’on bande la cheville de Tilly.

Sur le porche, il y avait une femme qui tricotait dans un rocking-chair. Elle avait les cheveux gris, l’air avenant. Elle a levé les yeux sur nous et elle nous a fait signe d’approcher.

— Je m’appelle Mrs Dundas. Vous venez de débarquer du vaisseau ?

— Oui. Je me présente : je suis Vendredi Jones. Voici Matilda Jackson et notre ami Pete.

— Pete Robert, madame, pour vous servir.

— Venez vous asseoir. Pardonnez-moi si je ne me lève pas mais mon dos n’est plus vraiment ce qu’il était. Vous êtes des réfugiés, n’est-ce pas ? Je veux dire : vous vous êtes enfuis ?

— Oui. C’est cela, madame.

— C’est évident. Vous savez que la moitié des réfugiés arrivent ici ? Si j’en crois ce que j’ai entendu aux informations de ce matin, il va falloir que vous vous cachiez ici trois jours au moins. Soyez les bienvenus. Nous avons plaisir à recevoir des visiteurs. Mais vous avez parfaitement le droit de vous présenter au service d’Immigration : les gens du vaisseau n’ont absolument pas le droit de porter la main sur vous. Cependant, je crois que vous risquez de passer un très mauvais moment avec leurs interminables interrogatoires. Vous déciderez après dîner. Pour l’instant, est-ce que vous accepteriez une tasse de thé ?

— Oh oui !

— C’est bien. Malcolm ! Oh ! Malcooolm !

— Oui, m’man.

— Mets la bouilloire à chauffer !

— Comment ?

— La bouilloire ! (Mrs Dundas a regardé Tilly.) Mon enfant, qu’avez-vous fait à votre pied ?

— Je crois qu’il est foulé, madame.

— Ça, je veux bien le croire ! Vendredi… c’est bien votre nom, n’est-ce pas ?… demandez à Malcolm de préparer de la glace pilée dans le plus grand plat qu’il pourra trouver. Ensuite, vous pourrez peut-être servir le thé. Malcolm se débrouillera avec la glace. Et votre… Mr. Roberts, c’est cela, non ?… pourrait m’aider à me lever pour que je m’occupe de votre pauvre pied. Quand nous aurons réussi à faire diminuer l’enflure, il faudra le bander. Matilda… est-ce que vous êtes allergique à l’aspirine ?

— Non, madame.

— M’man ! La bouilloire !

— Allez, Vendredi…

Je servis le thé avec un cœur léger.

Загрузка...