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Un de ces jours, j’aurai une discussion avec le Patron et c’est moi qui gagnerai.

Mais ne retenez pas encore votre souffle.

Dans les jours qui ont suivi, je n’ai pas toujours perdu – c’étaient les jours où il ne me rendait pas visite.

Tout commença par une divergence d’opinions quant à la durée de mon séjour en thérapie. Je me sentais prête à rentrer à la maison ou à retourner en mission au bout de quatre jours de traitement. Bien sûr, je n’étais pas encore en forme pour la bagarre, mais je pouvais facilement m’acquitter d’une petite mission facile – ou me rendre en Nouvelle-Zélande, ce qui était ma première option. Toutes mes blessures étaient en train de guérir.

Il n’y en avait pas eu tant que ça, après tout : pas mal de brûlures, quatre côtes cassées, des fractures simples au tibia gauche et au péroné, de multiples fractures ouvertes des os du pied droit, trois orteils cassés au pied gauche, une fracture médiane du crâne sans complications, et (blessure désagréable mais non incapacitante) quelqu’un m’avait scié le mamelon du sein droit.

Je me souvenais dans quelles circonstances on m’avait fait cela, de même pour les brûlures et les orteils brisés. Mais c’était tout. Les autres sévices m’avaient échappé parce que je devais être absorbée par autre chose.

— Vendredi, me déclara le Patron, vous savez qu’il faudra au moins six semaines pour régénérer ce bout de sein.

— Mais la chirurgie plastique ou un simple travail cosmétique guérirait ça en une semaine. C’est le Dr Krasny qui me l’a dit.

— Jeune fille, lorsque l’un des membres de cette organisation est mutilé dans l’exécution de son devoir, on fait appel à l’art thérapeutique pour le réparer aussi parfaitement que possible. Et dans votre cas particulier, une autre raison vient s’ajouter à notre politique habituelle, une raison essentielle. Nous avons tous une obligation morale de protéger et de préserver la beauté dans ce monde car nous ne pouvons plus nous permettre de la gaspiller. Il se trouve que vous avez un corps particulièrement séduisant et qu’il est déplorable de le voir endommagé. En conséquence, nous devons le réparer.

— Je vous l’ai dit, la chirurgie plastique conviendra parfaitement. Et je n’ai pas l’intention d’avoir du lait dans ces deux mamelles, voyez-vous. Et ceux qui viennent dans mon lit s’en fichent pas mal.

— Vendredi, il se peut que vous soyez persuadée que vous n’aurez jamais à allaiter. Mais, esthétiquement, un sein fonctionnel est bien diffèrent d’une imitation. Vos compagnons de lit pourraient ne pas s’en apercevoir, mais vous le sauriez, et moi aussi. Non, très chère, on va vous restituer votre perfection originelle.

— Hmm… Et vous, quand donc allez-vous faire régénérer cet œil ?

— Ah ! n’essayez pas de me blesser, mon enfant. Dans mon cas, il n’y a pas de problème esthétique.

J’ai donc récupéré mon téton. Il est peut-être même mieux qu’avant, c’est possible. Ma deuxième discussion avec le Patron a été à propos de la rééducation dont je pensais avoir besoin pour corriger mon réflexe de meurtre. Quand je lui en ai parlé de nouveau, il a pris un air franchement désagréable.

— Vendredi, je ne me souviens pas d’un quelconque meurtre qui se soit révélé être une erreur. Est-ce que vous auriez commis quelques assassinats dont je ne sois pas au courant ?

— Non, non ! ai-je dit vivement. Jamais je n’ai tué qui que ce soit quand je ne travaillais pas pour vous et je n’ai jamais omis aucun meurtre dans mes rapports.

— Dans ce cas, vous avez toujours tué en état de légitime défense.

— Sauf pour « Belsen ». Je n’étais pas du tout en état de légitime défense. Il n’avait pas levé le petit doigt sur moi.

— Beaumont. Du moins, c’est le nom qu’il utilisait d’ordinaire. Mais la légitime défense, ma chère, peut parfois revêtir la forme du : Fais à autrui ce qu’il te ferait, mais fais-le avant lui. C’est de de Camp, je crois[2]. Ou d’un de ces philosophes pessimistes de l’école du XXe siècle. Je vais vous faire envoyer le dossier de Beaumont et vous verrez par vous-même qu’il se trouve dans la liste des « prioritaires ».

— Ne vous donnez pas cette peine. Quand j’ai examiné le contenu de sa bourse, j’ai tout de suite compris qu’il ne me suivait pas pour me donner un petit baiser. Mais, voyez-vous, c’était après !

Le Patron prit plusieurs secondes avant de me répondre, ce qui n’était pas dans ses habitudes.

— Vendredi, est-ce que vous voulez changer d’emploi et devenir une tueuse ?

Je l’ai regardé avec de grands yeux, bouche bée. Ç’a été ma seule réponse.

— Je n’avais pas l’intention de vous faire peur, dit le Patron d’un ton sec. Vous aurez certainement compris que cette organisation emploie des tueurs. Je ne veux pas perdre mon meilleur courrier. Mais nous avons toujours besoin de tueurs car leur taux d’élimination est assez élevé. Néanmoins, il existe une différence majeure entre un courrier et un tueur : un courrier ne tue qu’en état de légitime défense et souvent par réflexe… et aussi, je le reconnais, avec une certaine marge d’erreur… car tous les courriers n’ont pas votre talent remarquable pour intégrer tous les facteurs afin de parvenir à la conclusion nécessaire.

— Hein ?

— Vous m’avez très bien entendu. Vendredi, l’une de vos principales faiblesses, c’est que vous n’avez pas assez de vanité. Un honorable tueur ne tue pas par réflexe mais selon un plan préétabli. Si ce plan échoue à tel point qu’il doive recourir à la légitime défense, une chose est certaine : il sera très vite sur la liste des pertes. Pour chacune de ses missions, il connaît toujours les raisons et il est d’accord sur la nécessité de son acte. Autrement, je ne l’enverrais pas.

(Une exécution planifiée ? C’est le meurtre par définition. On se lève tôt le matin, on prend un solide petit déjeuner, puis on a rendez-vous avec sa victime et on l’abat de sang-froid. Et après, on va dîner et on dort bien ?)

— Patron, je ne crois pas que ce genre de travail soit pour moi.

— Je ne pense pas que ce soit dans votre tempérament, Vendredi. Mais, dans cette circonstance, je voudrais que vous me compreniez bien. Je ne crois guère qu’il soit possible d’abaisser votre niveau de réflexe défensif. Et je peux même vous assurer que si nous essayons de le refréner comme vous le demandez, je ne vous utiliserai plus comme courrier. Non. Risquer votre vie, ça vous regarde… quand vous ne travaillez pas pour moi. Mais vos missions sont toujours dangereuses : je n’utiliserai plus les services d’un courrier qui aura délibérément choisi de perdre son mordant.

Ça ne m’a pas convaincue mais, en tout cas, je n’étais plus aussi sûre de moi. Quand j’ai répété que je n’étais pas certaine de pouvoir devenir une tueuse, le Patron n’a pas semblé m’écouter. Il m’a juste dit quelques mots à propos de quelque chose qu’il voulait que je lise.

J’ai guetté ça sur le terminal de ma chambre. Mais, vingt minutes après son départ, un gamin est arrivé – plus jeune que moi, en tout cas – et il m’a tendu un livre, un vrai livre relié avec des pages en papier. Il portait un numéro de série et plusieurs étiquettes :Top secret AUTORISATION BLEUE, CONFIDENTIEL, à lire et à rendre, justification requise :…

Je l’ai regardé un moment, comme si le gamin me tendait un serpent.

— C’est pour moi ? Je crois qu’il y a une erreur.

— Le vieux ne fait jamais d’erreur. Signez le récépissé.

Il a attendu pendant que je lisais les plus petites inscriptions.

— Ça dit : A conserver en permanence à portée de vue. Mais je dors de temps en temps.

— Vous appelez les Archives et vous demandez le responsable des documents classés – c’est moi. J’arriverai dans la seconde. Mais essayez de ne pas vous endormir avant que je sois là. Faites tout votre possible.

— D’accord. (J’ai signé son papier et, en relevant les yeux, j’ai rencontré son regard brillant.) Qu’y a-t-il ?

— Euh… Miss Vendredi… vous êtes jolie.

Je ne sais jamais quoi répondre à ce genre de truc, parce que je ne suis pas jolie. De corps, peut-être – mais j’étais habillée de pied en cap.

— Comment savez-vous mon nom ?

— Eh bien, je crois que tout le monde sait qui vous êtes, vous savez. Il y a deux semaines. A la ferme. Vous étiez là-bas.

— Oui, c’est vrai. J’y étais. Mais je ne me souviens de rien.

— Mais moi, si ! (Il était rayonnant.) C’est la première fois que j’ai la chance de participer à une opération de combat. J’ai été heureux d’être là-bas !

(Qu’est-ce que vous feriez, dans ce cas-là ?)

Je lui ai pris la main pour qu’il vienne plus près de moi. J’ai posé mes doigts sur son visage et je l’ai embrassé très longuement. Une moitié de tendresse, comme une sœurette, et une bonne moitié de allons-y-c’est-le-moment ! C’est peut-être le protocole qui a été le plus fort, en fin de compte. Il était de service et, quant à moi, j’étais encore sur la liste des hors-service. Ce n’est pas bien de faire des promesses qu’on ne pourra pas tenir, surtout à des gamins qui ont des étoiles plein leurs yeux.

— Merci d’être venu à mon secours, lui ai-je dit simplement en le laissant aller.

La chère petite chose était rouge d’émotion. Mais de plaisir aussi.

Je suis restée si tard éveillée à lire ce bouquin que l’infirmière de nuit est venue me gronder. Mais c’est normal : les infirmières ont toujours besoin de gronder quelqu’un, régulièrement.

Je ne vais pas me lancer dans des citations de cet incroyable document… mais je veux simplement énumérer quelques paragraphes :

Rien que le titre, d’abord : la Seule Arme mortelle.

Ensuite :


De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts

De l’assassinat en tant qu’outil politique

De l’assassinat comme moyen de profit

Les assassins qui ont changé l’Histoire

Une société d’encouragement à l’euthanasie

Les dogmes de la Guilde des assassins professionnels

Les assassins amateurs : faut-il les exterminer ?

A propos des Honorables Tueurs : quelques cas historiques

« Extrême préjudice » – « Traitement à l’eau » : les euphémismes sont-ils nécessaires ?

Rapports de séminaires : Techniques & Outils


Psss ! Je n’avais aucune raison valable de lire tout ça. Mais je l’ai fait. J’éprouvais une sorte de fascination malsaine. Perverse.

J’ai pris la résolution de ne jamais changer d’emploi et de ne pas suivre une nouvelle formation. Si le Patron voulait en discuter, il n’avait qu’à revenir sur ce sujet, j’ai pianoté sur le terminal et, lorsque j’ai eu les Archives, j’ai demandé que le responsable des documents classés vienne reprendre sous séquestre l’article tant et tant et qu’il m’apporte mon récépissé.

— Tout de suite, miss Vendredi, m’a dit une voix de femme.

La célébrité…

J’ai attendu que le gamin se montre avec une certaine nervosité. J’ai honte de le dire, mais ce bouquin empoisonné avait eu sur moi un effet particulièrement regrettable. La nuit était très avancée, en fait le matin approchait, et tout était calme. Je pensais que si le cher petit posait seulement sa main sur moi, je risquais d’oublier que, techniquement, j’étais encore une invalide. Ce qu’il me fallait, c’était une ceinture de chasteté avec un bon gros cadenas.

Mais ce ne fut pas lui qui arriva. Il n’était plus de service. La personne qui se présenta avec mon récépissé était la femme d’âge mûr qui m’avait répondu sur le terminal. Je me sentis à la fois soulagée et déçue. Et chagrinée. Est-ce que tous les convalescents sont perpétuellement en chaleur ? Les hôpitaux ont-ils constamment ces problèmes de discipline ? Je n’avais pas été assez souvent malade pour essayer de résoudre ce mystère.

La femme reprit le livre en échange de mon récépissé et me demanda à ma grande surprise :

— Est-ce que je n’ai pas droit à un petit baiser aussi ?

— Oh !… Vous étiez là-bas, vous aussi ?

— Toutes les âmes valides étaient de la partie, chérie. Cette nuit-là, voyez-vous, nous étions vraiment à court d’effectifs. Je ne suis peut-être pas la meilleure mais j’ai suivi l’entraînement de base comme tout un chacun. Oui, je faisais partie de l’expédition. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer ça.

Je lui ai dit :

— Alors, merci de m’avoir sauvée.

Et je l’ai embrassée. Dans mon idée, c’était un petit baiser symbolique, mais elle ne l’a pas compris comme ça et elle a pris la direction des opérations. Ç’a été plutôt brutal et appuyé. Mieux qu’avec des mots, elle m’a dit qu’elle serait là quand je voudrais si j’avais envie de changer de camp.

Et alors ? Il semble qu’il y ait des situations humaines pour lesquelles n’existe aucun protocole. Je venais à peine de suggérer qu’elle avait risqué sa vie pour me sauver – ce qui était vraisemblablement le cas, puisque apparemment cette expédition n’avait pas été la partie de plaisir que le Patron tendait à décrire. Le Patron a un tel sens de la litote qu’il est tout à fait capable de vous résumer la destruction de Seattle comme « une faible secousse d’origine sismique ».

Donc, puisque je devais la vie à cette femme, comment aurais-je bien pu la repousser ? Impossible. Je lui ai rendu la moitié de son baiser et j’ai ainsi répondu à son message – mais j’ai croisé les doigts en souhaitant ne jamais avoir à tenir ma promesse.

Ses lèvres s’écartèrent des miennes mais elle continua de me tenir contre elle.

— Chérie, vous voulez que je vous dise quelque chose ? Vous vous rappelez comment vous avez rembarré cette grosse limace qu’ils appellent le Major ?

— Je m’en souviens, oui.

— Eh bien, il circule un bout d’enregistrement de cette séquence. Tout le monde sait ce que vous lui avez dit et comment vous le lui avez envoyé, et c’est pour ça que tout le monde vous admire. Surtout moi.

— Très intéressant. Et c’est vous le petit lutin qui a recopié ce bout d’enregistrement ?

— Comment pouvez-vous penser cela une seconde ? (Elle m’a souri.) Ça vous gêne ?

J’ai réfléchi pendant trois millisecondes au moins.

— Non. Si ceux qui m’ont porté secours sont heureux d’entendre ce que j’ai dit à ce salopard, ça ne me fait rien. Mais vous savez, d’habitude, je ne m’exprime pas comme ça.

— Mais c’est bien ce qu’ils pensent tous. (Elle m’a donné un dernier petit baiser rapide.) Mais vous l’avez fait parce que c’était le moment ou jamais et toutes les femmes ici sont fières de vous. Tous les hommes aussi, d’ailleurs.

Elle n’avait pas l’air d’avoir vraiment envie de me quitter, mais l’infirmière de nuit est arrivée et m’a ordonné d’un ton ferme de retourner au lit. Puis elle a ajouté qu’elle allait me faire une petite piqûre de somnifère et j’ai vaguement protesté pour la forme.

La femme des Archives a dit :

— Hello, Goldie. Bonne nuit. Bonne nuit, petite.

Et elle s’est retirée.

Goldie (ce n’était pas son nom bien sûr) m’a demandé :

— Vous voulez ça dans le bras ? Ou bien à la cuisse ? Ne vous en faites pas pour Anna : elle est inoffensive.

— Oh ! pas de problème…

Il me vint à l’esprit que Goldie avait pu être en permanence à l’écoute et même en monitor visuel. En fait, c’était même certain.

— Goldie, est-ce que vous étiez là-bas, vous aussi ? A la ferme ? Pendant qu’elle brûlait ?

— Non, pas pendant l’incendie. J’étais dans un VEA. Pour vous ramener ici aussi vite que possible. Vous n’étiez pas en bon état, miss Vendredi.

— Ça, je veux bien le croire. Merci. Goldie ? Est-ce que vous voulez me donner un petit baiser ?

Elle m’a embrassée avec tendresse, c’est tout.

Plus tard, j’ai appris qu’elle avait fait partie du commando des quatre qui étaient montés à l’étage pour me récupérer. Il y avait un homme avec des découpeurs de gros calibre et deux autres munis d’armes à feu. Goldie, elle, portait une civière dorsale. Mais jamais elle ne m’en parla, ni à ce moment-là ni plus tard.


Cette période de convalescence demeure dans ma mémoire comme le premier moment de ma vie – si j’excepte les vacances à Christchurch – où j’ai ressenti un bonheur tranquille et profond, jour après jour, nuit après nuit. Pourquoi ? Parce que j’appartenais à quelque chose !

Bien sûr, vous vous en serez rendu compte à la lecture, j’avais reçu mon visa depuis plusieurs années. Je n’avais plus droit à un grand « AV » (ou même un « EA ») sur mes papiers d’identité. Je pouvais accéder à une salle de bains publique sans qu’on m’indique la cabine du fond. Mais des papiers faux et un arbre généalogique imaginaire, ça n’a rien de très sécurisant. Cela vous permet seulement d’échapper à la discrimination et aux tracasseries habituelles. Parce que l’on n’oublie jamais qu’aucune nation ne vous reconnaîtra pour une citoyenne à part entière et que, dans de nombreux pays, si vous venez à être découverte, vous serez déportée ou abattue à vue.

Un être artificiel souffre de n’avoir aucune famille à lui plus encore que vous ne l’imaginez. Où êtes-vous né ? Moi, je ne suis pas née, pour être exacte : j’ai été conçue au Tri-University Life Engineering de Détroit. Vraiment ? Incroyable ! C’est la société Mendelian Associates de Zurich qui a élaboré l’absorption cellulaire. Merveilleux, non ? Vous n’avez jamais entendu réciter une carte de visite comme celle-ci. Mais ça ne vaut pas grand-chose devant des descendants du Mayflower et pour tout le Gotha. Mon état civil (celui que je connais en tout cas) indique que je suis « née » à Seattle, une ville détruite idéale pour les archives disparues. Des tas de gens semblent y avoir perdu toute trace de leurs parents.

Comme je ne suis jamais allée à Seattle, j’ai étudié très attentivement et à fond les documents ou les photos sur lesquels j’ai pu mettre la main. Je crois qu’aucun natif de Seattle connaissant à fond la ville ne pourrait m’avoir. En tout cas, ça ne m’est jamais arrivé.

Mais tout ce qu’on m’a donné ou injecté après ce viol idiot et cet interrogatoire pas très agréable était parfaitement authentique, et je me suis dit que je n’avais pas à m’en faire pour mes mensonges. En plus de Goldie, d’Anna et du gamin (Terence), plus de vingt personnes m’ont aidée à me soulager avant le Dr Krasny. Je suis entrée en contact avec chacune d’elles. Mais il y en avait eu plus pour l’opération de commando, je le savais, tout en ignorant leur nombre exact. Le Patron a pour principe permanent d’interdire les rencontres entre les membres de son organisation, sauf quand leurs tâches l’exigent. Et il se montre tout aussi inflexible pour les questions. On ne peut pas laisser filtrer des secrets dont on ignore tout, et on ne peut pas non plus trahir quelqu’un dont l’existence vous est totalement inconnue.

Mais le Patron ne fait pas cela par amour des règles. Si l’on fait la connaissance d’un collègue dans le travail, on peut continuer à le voir en dehors. Le Patron n’encourage pas ce genre de fraternisation, mais il n’est pas idiot et il ne l’interdit pas non plus. Ce qui explique qu’Anna m’ait souvent appelée certains soirs avant de prendre son service.

Je dois dire qu’elle ne m’a jamais fait d’avances ouvertes. Nous n’en avions d’ailleurs pas tellement l’occasion mais, si nous avions vraiment voulu, nous aurions pu. De mon côté, je n’ai rien fait pour la décourager. Bon sang, non ! Et si elle avait voulu aller jusqu’au bout, je me serais bien embarquée avec elle.

Mais elle n’essaya pas. Je crois qu’elle était un peu comme ces mâles sensibles (et plutôt rares) qui ne touchent pas une femme si elle n’a pas envie d’être touchée. Ils savent deviner et s’abstenir.

Certain soir, peu avant ma sortie, je me sentis encore plus heureuse. Je m’étais fait deux nouveaux amis ce jour-là, deux « amis-bisous » qui avaient participé au raid de la ferme. J’étais en train d’expliquer à Anna à quel point c’était important pour moi et je me suis retrouvée en train d’essayer de lui dire que je n’étais pas vraiment ce que je semblais être.

Elle m’a interrompue :

— Vendredi, ma chérie, écoute ta grande sœur.

— J’ai dit une bêtise ?

— Tu étais peut-être sur le point d’en dire une. Tu te souviens, le soir où on s’est connues, tu m’as retourné un document classé ? Il y a des années, M. Deux-Cannes lui-même m’a octroyé l’accès permanent à toutes les archives top secret. Et ce bouquin est à un endroit où je peux le trouver quand je veux. Mais je ne l’ai jamais ouvert et je ne l’ouvrirai jamais. Sur la couverture, il y a : Justification requise, et on ne m’a jamais fourni la moindre justification pour ça. Tu l’as lu et je ne connais même pas son titre, rien que son numéro.

» Les rapports personnels, c’est comme ça. Il a existé autrefois un corps militaire d’élite, la Légion étrangère. On prétendait qu’un légionnaire n’avait pas d’histoire avant le jour de son engagement. M. Deux-Cannes veut que nous soyons comme ça. Par exemple, si nous recrutions un artefact vivant, un être artificiel, le secrétaire du personnel le saurait, bien sûr. Je le sais, parce que j’ai été secrétaire du personnel. Il faudrait fabriquer de nouveaux papiers, probablement un petit peu de chirurgie plastique, et dans certains cas il serait peut-être nécessaire d’exciser les marques d’identification des laboratoires avant de régénérer les zones tissulaires…

» Mais quand ce serait fini, notre recrue ne s’inquiéterait plus qu’on lui tape sur l’épaule ou qu’on l’éjecte d’une file d’attente. Elle pourrait même se marier et avoir des enfants sans se faire du souci pour leur avenir. Et elle n’aurait pas non plus à s’en faire pour moi, d’ailleurs, car on m’a appris à oublier. Écoute, petite, je ne sais pas à quoi tu pensais. Mais s’il s’agit de quelque chose que d’habitude tu ne confies pas aux gens, ne me le confie pas à moi. Demain matin, tu le regretterais.

— Non, certainement pas !

— D’accord. Écoute, si tu veux encore me le dire dans une semaine, je serai toute prête à t’écouter. Marché conclu ?

Anna avait raison. Une semaine après, je n’avais plus envie de tout lui dire. Mais j’étais certaine qu’elle connaissait la vérité à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. De toute façon, c’est toujours agréable d’être aimé pour soi-même, par quelqu’un qui ne croit pas que les EA sont des monstres, des abhumains.

J’ignore si mes autres amis que j’aime tant savent ou se doutent. (Bien entendu, je ne parle pas du Patron : lui, il sait. Mais ce n’est pas un « ami », c’est « le Patron ».) Mais peu m’importait sur l’heure que mes amis sachent que je n’étais pas humaine, car j’avais compris qu’ils n’y accorderaient aucune importance. Ce qui comptait à leurs yeux, c’était le fait que vous fassiez ou non partie de l’organisation du Patron.


Un soir, le Patron réapparut en se traînant sur ses deux cannes, suivi de Goldie. Il se laissa tomber lourdement dans le fauteuil réservé aux visiteurs et lança à Goldie :

— Je n’ai pas besoin de vous, mademoiselle. Merci. (Puis, se tournant vers moi :) Déshabillez-vous.

Venant de tout autre homme, cela aurait été insultant ou bien excitant. De la part du Patron, cela signifiait simplement et bêtement qu’il voulait que j’ôte mes vêtements. Goldie le prit comme ça elle aussi parce qu’elle se contenta de hocher la tête avant de disparaître. Pourtant, Goldie est du genre à s’en prendre à Siva elle-même si cette cruelle déesse menaçait un de ses patients.

J’ai ôté rapidement mes vêtements et j’ai attendu. Le Patron m’a regardée avant de déclarer :

— Ils sont pareils, comme avant.

— C’est ce qu’il me semble.

— Le Dr Krasny m’a dit qu’il a effectué un test de lactation et qu’il a été positif.

— Oui. Il a modifié ma balance hormonale et mes petits bouts ont donné un peu de lait. Ça m’a fait tout drôle. Quand il a rétabli le taux normal, ça s’est arrêté.

— Tournez-vous, a grommelé le Patron. Montrez-moi le dessous de votre pied droit. Le gauche, maintenant. Ça va. On dirait que les cicatrices de brûlures ont disparu.

— Oui, je crois. Et les docteurs me disent que les autres sont en train de se régénérer. D’ailleurs, elles ne me démangent plus.

— Rhabillez-vous. Le Dr Krasny m’a dit que vous êtes en forme. Dès demain matin, vous partez en stage d’entraînement. Faites vos bagages et tenez-vous prête pour neuf heures.

— Comme je ne suis venue qu’avec la peau du dos, il ne me faudra pas plus de dix secondes pour boucler mes bagages, Patron. Mais j’aurai besoin de nouveaux papiers, d’un autre passeport, d’une carte de crédit et de pas mal de liquide…

— Vous aurez tout ça avant neuf heures.

— Parce que je n’ai pas l’intention de partir en stage. Je vais en Nouvelle-Zélande, Patron. Je vous l’ai dit et redit. J’ai pas mal de retard de congés et je suppose que j’ai droit à un peu de convalescence pour le temps que j’ai passé au lit. Vous êtes un esclavagiste.

— Vendredi, combien d’années vous faudra-il pour comprendre que lorsque je contrarie l’un de vos caprices, je n’ai que votre bien-être en tête, autant que l’efficacité de notre organisation ?

— Ciel, Grand Père blanc ! Je m’incline humblement devant vous ! Et je vous enverrai une carte de Wellington.

— La photo d’une jolie Maorie, s’il vous plaît. Pour les geysers, j’ai déjà ce qu’il faut. Votre stage a été prévu pour aller au-devant de tous vos désirs et c’est vous qui déciderez de son terme. Il se peut qu’on vous juge en forme mais vous avez besoin de suivre un certain entraînement physique d’intensité croissante afin de vous restituer cette fermeté musculaire et ces réflexes qui sont votre marque de naissance.

— Marque de naissance, vraiment ! Patron, cessez de faire de mauvaises plaisanteries. Vous n’êtes vraiment pas doué pour ça. Ma mère était une éprouvette et mon père un bistouri.

— Vous accordez une importance exagérée à une gêne dont vous avez été délivrée depuis des années, Vendredi, et c’est idiot.

— Vraiment ? La Cour a déclaré que je ne peux être citoyenne à part entière. L’Eglise prétend que je n’ai pas d’âme. Je ne suis pas « née d’une mère », du moins aux yeux de la loi.

— Mon cul, la loi ! Le dossier concernant votre origine a été retiré des archives des labos. On lui a substitué l’acte d’un mâle EA amélioré.

— Vous ne m’avez jamais dit ça !

— Je n’en ai jamais vu la nécessité jusqu’à ce que vous montriez ces signes de défaillance nerveuse. Mais une falsification de cet ordre doit être protégée à tel point qu’elle modifie la vérité. Il le faut et c’est ce qui s’est passé dans votre cas. Si demain vous tentiez de prouver votre véritable origine, il vous serait difficile de trouver une quelconque autorité pour être d’accord avec vous. Vous pouvez en parler à n’importe qui, peu importe. Mais, ma chère, pourquoi cette attitude défensive ? Non seulement vous êtes aussi humaine qu’Eve, mais vous êtes mieux encore, presque aussi parfaite que ceux qui vous ont conçue le désiraient. Pourquoi donc croyez-vous que j’ai dérogé à mes habitudes afin de vous recruter alors que vous n’aviez aucune expérience et pas le moindre intérêt pour cette profession ? Pourquoi aurais-je dépensé une petite fortune pour votre éducation et votre formation ? Parce que j’étais sûr. J’ai attendu quelques années avant d’avoir la certitude que vous vous développiez selon les plans de vos architectes. Et j’ai été bien prés de vous perdre quand vous avez disparu de la carte. (Le Patron fit une grimace qu’il devait considérer comme un sourire.) Vous m’avez donné du mal, ma fille. Maintenant, pour en revenir à votre entraînement, est-ce que vous voulez m’écouter ?

— Oui, monsieur.

Je n’ai même pas essayé de lui parler de la crèche du labo. Les vrais humains pensent que toutes les crèches ressemblent à celles qu’ils ont visitées. Je ne lui ai pas dit un mot à propos de cette cuillère en plastique qui était tout ce que j’avais eu pour manger jusqu’à l’âge de dix ans, parce qu’il m’aurait été pénible d’avouer que, la première fois que j’avais essayé de me servir d’une fourchette, je m’étais piqué la lèvre et que tout le monde riait pendant que je saignais. Des millions de petits détails font la différence entre le fait d’être élevé comme un humain ou dressé comme un animal.

— Vous allez suivre un stage d’entraînement de combat à mains nues, mais vous n’aurez affaire qu’à votre instructeur. Et vous ne risquerez pas de porter des traces de coups quand vous rendrez visite à votre famille à Christchurch. Vous aurez aussi droit à quelques cours de perfectionnement pour les armes de poing, dont certaines vous sont encore inconnues. Si vous décidez de changer d’emploi, vous pourrez en avoir besoin.

— Patron, je n’ai pas l’intention de devenir un assassin !

— Mais de toute façon, vous en aurez besoin. En certaines occasions, un courrier peut transporter des armes et il doit tout connaître de leur maniement. Vendredi, n’ayez donc pas du mépris pour tous les tueurs sans discrimination. Comme pour les outils, tout dépend de la manière dont on les utilise. Le déclin et la chute des anciens États-Unis d’Amérique s’expliquent en partie par les assassinats. Mais de façon mineure, car les exécutions se faisaient au hasard, sans plan préétabli. Et que pouvez-vous me dire à propos de la guerre russo-prussienne ?

— Pas grand-chose. Je sais surtout que tout le monde avait misé le gros paquet sur eux et qu’ils se sont fait ramasser.

— Et si je vous disais que cette guerre a été gagnée par une douzaine de personnes – sept hommes et cinq femmes – dont l’arme la plus redoutable était un pistolet 6 millimètres ?

— Je ne crois pas que vous m’ayez jamais menti. Et comment ont-ils fait ?

— Vendredi, la pensée est la denrée la moins répandue mais la seule qui soit d’une réelle valeur. Il suffit d’éliminer sélectivement les meilleurs cerveaux d’une organisation humaine en conservant les plus stupides pour la rendre impuissante, inutile et dangereuse pour elle-même. Il a suffi de quelques « accidents » pour détruire totalement la grande machine militaire prussienne et la transformer en magma. Mais cela n’est devenu évident qu’après que le conflit a été engagé. Jusqu’aux premiers combats, ces crétins avaient encore l’air de génies militaires.

— Douze personnes seulement… Patron… c’est nous qui avons accompli le travail ?

— Vous savez que je n’apprécie pas ce genre de question, Vendredi. Mais non, ce n’était pas nous. C’était une organisation sous contrat, aussi petite et spécialisée que la nôtre. Mais je n’aime guère que nous soyons impliqués dans des guerres internationales. Le bon côté n’est pas toujours très évident.

— Je ne veux toujours pas devenir une tueuse.

— Je ne vous le permettrai pas et nous n’en discuterons plus. Soyez prête à partir demain à neuf heures.

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