San-Antonio Viens avec ton cierge

A Mohamed Bouamoud, en témoignage de vive amitié.

S.-A.

Quand j’entends ce que j’entends et quand je vois ce que je vois, je suis content de penser ce que je pense.

Formule Vaudoise

CHAPITRE PREMIER DANS LEQUEL IL EST FORTEMENT QUESTION DE LA SANTÉ DE QUELQU’UN

Ils étaient quatre.

Des pas marrants. Des soucieux. Des qui coltinaient une partie de l’univers sur leurs épaules avant d’aller chercher le reste. Des mecs qui vivaient à part de tout parce que tout dépendait d’eux. On les devinait intemporels, à peine organiques. Ils avaient des yeux qui ne voyaient que l’avenir. Des gueules belles comme des coliques de plomb. Ils étaient fringués anonymes, et tous, dans les teintes anthracite. Les quatre portaient une chemise blanche et une cravate sans la moindre note vive. Je tairai leurs nationalités. A toi de les supposer. Et puis à quoi bon ? C’étaient des géants, du point de vue du rôle international qu’ils jouaient. Chose étrange, on ne se posait pas la question, en les regardant, de savoir s’ils étaient ou non intelligents. Ils se situaient hors critères. Peut-être n’avaient-ils jamais baisé ni mangé de foie gras arrosé de Château-d’Yquem, ni contemplé un coucher de soleil dans la montagne, ni respiré une fleur sans la cueillir. Il s’agissait de gens inexpugnables, venus au monde pour le faire.

Quand nous sommes entrés dans la salle des conférences, le Vieux et moi, après qu’un secrétaire blafard et un brin bossu nous eut annoncés, j’ai eu l’impression de comparaître devant une Haute Cour. Ces gens suaient l’indifférence mélancolique des tout-puissants. Ils n’étaient pas exactement graves, mais plutôt barbares, doucement barbares.

Je m’attendais à des poignées de main, il n’y en eut pas. Leurs mains, à ces quatre-là, servaient à tout autre chose qu’à accueillir. Elles se réservaient pour des gestes que nous ne pouvions connaître.

Le Vieux se montra obséquieux, papelard, comme le bon de Funès quand il joue les mielleux ronronneurs. Il me présenta après s’être présenté, mais les quatre fumiers s’abstinrent de me considérer, ne faisant pas plus de cas de moi que si j’étais un trou dans un morceau de gruyère.

Il n’y eut pas de silence, parce que le temps est une denrée trop précieuse dont la moindre seconde constitue une valeur chiffrable. L’un des quatre prit la parole en anglais, comme s’il allait de soi que nous pratiquions cette langue de merde.

Il s’adressa au Dabe, d’un ton précipité.

— L’on nous a assuré que votre homme était efficace, dit-il en me désignant d’un hochement de menton.

— Très efficace, renchérit le dirlo.

— Il s’agit d’une mission, non seulement périlleuse, mais qui nécessite beaucoup de psychologie.

— San-Antonio possède davantage de psychologie qu’un psychiatre, garantit mon Vénérable.

— Je l’espère, fit l’autre, et je ne sus si sa réflexion était ou non péjorative à l’endroit du corps médical, car il ne nuançait pas ses paroles. Elles tombaient, écrites, de ses lèvres.

— Il faudra surtout que votre homme fasse preuve d’un grand esprit d’initiative.

Le Vieux sourit et dit :

— Faites-lui confiance.

« Son homme » commençait à en avoir plein ses culottes de ces quatre pas beaux, de leur suffisance et de leur mépris.

J’ai jamais eu la vocation pour chiquer les bêtes de somme. Je me suis avancé vers le mochetar, la gueule grande ouverte et les lèvres retroussées comme la bête du Gévaudan quand elle apercevait un mouton en baguenaude. Je lui ai désigné ma mâchoire qui aurait conquis Samson. Il a regardé, sans piger, une lueur de surprise et, partant de là, d’intérêt, s’est allumée dans ses yeux fourbis à l’eau de Javel.

— Quoi donc ? il a murmuré.

— Je possède mes trente-deux dents, lui ai-je dit. A l’exception d’une prémolaire écornée par un noyau de banane, elles sont made in Maman. Les hommes, c’est comme les chevaux : quand la denture est bonne, l’animal est en état. Au lieu de poser cent six mille questions quant à mes capacités, expliquez plutôt ce que vous attendez de moi et c’est moi qui dirai si ce que vous voulez entre dans mes cordes ou non.

Le mec a froncé les sourcils, puis il a filé un coup de périscope à ses petits camarades. Les trois autres gardaient leurs sales gueules de raies, aussi hermétiques qu’un morlingue écossais. Quant au Vieux, il paraissait plus malheureux que le gars qui vient d’emboutir sa première voiture.

Mon terlocuteur s’est offert un léger temps mort qu’il a employé à tousser dans sa main en cornet. Il devait détester les dégourdis et tout ce qu’il pouvait admettre d’un subordonné de mon espèce, c’était qu’il lui réponde « Yes, sir » avec le menton pointé et les petits doigts sur la couture du grimpant. Mais il a fait taire sa réprobation et s’est dirigé vers un écran de verre posé sur une console. D’un geste rapide, il a pressé un bouton. L’écran s’est éclairé et dessus il y avait une carte de giographie (comme dit Béru).

— Vous connaissez ce pays ? m’a-t-il demandé.

Il me prenait pour qui, ce Nestor écouillé ? Pour un petit plouk passant son certificat d’études primaires ?

— Ça ressemble tellement à la République de San Bravo que ça doit être elle, j’ai répondu. Capitale Bravissimo.

Au lieu d’approbationner, l’examinateur a de nouveau pressé sur le bitougnard. A la place de la carte, s’est inscrite la photo d’un mec à gueule de forban, vêtu d’un uniforme blanc riche en décorations.

— Vous connaissez cet homme ?

— Si ça n’est pas Tiago Chiraco, le dictateur de San Bravo, c’est son frère jumeau.

Il a approuvé.

Tous les autres mataient le portrait de l’homme qui faisait trembler quatre millions de San Braviens. Une très vilaine frime en vérité. Du coup, les quatre gusmen m’ont paru beaux comme des anges sur des vitraux du XVe siècle. C’est marrant comme les hommes qui n’ont pas toujours l’âge de leurs artères possèdent immanquablement la gueule de leur saloperie.

Rappelle-toi un peu la bouille de Tiago Chiraco, mon frère. Surtout quand tu souffres d’un hoquet tenace.

Te souviens-tu de cette face anguleuse, de ce nez acéré comme la lame d’un poignard, de cette chevelure d’ébène, descendant bas, très bas, pour ne s’arrêter qu’à quatre centimètres des sourcils ; de ces lèvres minces, placées entre les parenthèses de deux rides cruelles ? Te souviens-tu, toi que voilà, connant sans cesse, de sa voix tonnante mais sèche dont il nous parvenait des bribes au gré des journaux télévisés ? Te rappelles-tu sa haute stature ? Ses grandes mains d’égorgeur qui virevoltaient autour de sa personne comme deux corbeaux autour d’une charogne ? Il avait la peau bistre, le visage glabre et un regard terriblement fixe que, de temps à autre, il affublait de lunettes à monture d’écaille, plus pour se donner une contenance, en les ôtant et les remettant, que pour corriger sa vue de faucon. C’était l’enfant terrible du Tiers monde. Un tyran extravagant, dont les renversements d’alliance déroutaient le monde diplomatique. On assurait qu’il allait parfois, de nuit, liquider de son propre revolver quelques détenus politiques dont on prétendait, le lendemain, qu’ils avaient tenté de s’évader. Il raffolait des femmes et en consommait beaucoup. Ses étreintes finissaient souvent mal car il était sadique, le bougre, et il lui arrivait de perdre tout contrôle lorsque ses bas instincts l’emparaient.

Sa gueule illuminée scintillait comme un vitrail au soleil sur le verre du diapositeur.

L’un des quatre merdologues fit un geste de répulsion en direction de l’écran.

Celui qui me parlait reprit :

— Le règne de cette crapule a suffisamment duré. Nous sommes le 3 mai, il faut que ce dictateur soit mort ou déposé avant le 28.

Ça m’a échappé :

— Pourquoi, le 28 ?

Ma question avait de l’importance car, avant d’y répondre, le type consulta ses compères du regard. Ils battirent des cils en signe d’approbation. Alors il rebrancha la carte du San Bravo et me désigna un point de la côte Nord-Ouest.

— Parce que l’affaire de Cuba recommence dans ce pays. Des rampes lance-missiles doivent être aménagées dans ce secteur à compter du 28 mai par une grande puissance étrangère et cela, nous ne le voulons pas !

— Il me semble que le bon Kennedy avait déjà résolu ce genre d’affaire d’une manière claire et péremptoire ? ai-je murmuré.

— C’était il y a plus de quinze ans, riposta mon enculoman, les choses ont évolué depuis. Chaque période nécessite des méthodes appropriées.

— Ne peut-on fomenter une révolution ?

Il parut prodigieusement agacé, car j’outrepassais mes prérogatives. On ne m’avait pas convoqué pour me demander mon avis, mais pour me donner des instructions.

— Une révolution requiert l’opposition d’une grande partie de la population, répondit-il cependant. Or le peuple sanbravien presque tout entier est fanatisé par son petit Hitler. Tant que Chiraco est en vie, nous ne pouvons espérer aucun concours de sa part. Toutes les tentatives entreprises dans ce sens ont lamentablement avorté.

— Très bien, alors dites-moi ce que je viens faire dans ce dilemme, par pitié.

— Le résoudre, riposta durement le scatologue (car je lui trouvais de plus en plus l’air d’un mange-merde tout-terrain).

— D’après ce que vous venez d’énoncer, il n’est qu’une manière d’y parvenir.

— En effet.

Pour le coup, je fis comme Pierre Ier de Russie : je montis sur mes grands chevaux.

— Hé, dites, monsieur X-trois-étoiles, il y a erreur dans la distribution : je suis policier et non tueur à gages, c’est pas le même cierge qui coule[1].

— On ne vous parle pas d’assassiner Tiago Chiraco.

— Alors ?

— Il s’agit seulement d’introduire dans la place la personne qui s’occupera de la besogne.

— L’introduire dans la place ! Vous imaginez-vous que Chiraco soit un de mes anciens condisciples ? A quel titre serais-je moi-même reçu ?

Jusqu’alors, le Dabe n’avait pas moufté.

Voyant que les quatre mystérieux baisocrates répugnaient à m’expliquer le pourquoi du comment du chose, il le fit délibérément.

— Mon cher ami, vous vous doutez bien que si ces honorables gentlemen s’adressent à nous, alors qu’ils disposent d’un potentiel d’effectifs colossal…

Il a beurré la tartine des honorables en grande conscience, avec des mots recherchés, des inflexions moites, des regards touchés par la grâce. C’est le tout grand orfèvre de la pipe mondaine, pépère. Le Rudolph Valentino de la brosse à reluire. Le Mozart de la flûte enchantée. Enfin, ses fleurs virgulées à la ronde comme aux Fête-Dieu de jadis, il s’est lancé dans des explications :

— Comme vous ne l’ignorez pas, Chiraco est grand amateur de donzelles et se montre très éclectique dans ses choix. Il avait, comme pourvoyeur, une espèce d’aventurier français, nommé Delapine, personnage on ne peut plus douteux, au casier judiciaire bien garni. Pendant quatre ans, ce dernier a fait la navette entre Paris et Bravissimo, convoyant chaque fois une brigade de femelles. Ces dames vont de la jouvencelle à peine initiée à la Messaline la plus débauchée. Il rabat des bonniches et des catins, des petites étudiantes en mal d’aventure et des putes de sous-préfecture. Bref, il a su devenir indispensable à Tiago Chiraco.

— Voilà l’homme idéal pour introduire quelqu’un dans la place, objectai-je.

— Certes, admit le Vieux, seulement Delapine est mort.

— Quand donc ?

— Hier.

— De quoi ?

Mon premier interlocuteur dit doucement :

— D’avoir refusé de nous aider.

Tu ne peux pas t’imaginer combien ça produit son petit effet, une déclaration de ce genre, lorsqu’elle tombe à propos dans la converse.

Le Dabe, bredouillant comme un puceau venant offrir son premier bouquet de violettes à une amie de sa mère, expliqua :

— A partir du moment où un gredin comme Delapine était au courant de la chose, et puisqu’il refusait d’y adhérer…

— Inutile de me faire un dessin, monsieur le directeur, je connais la vie.

Y a le plus vieux des énergumerdes qui a bâillé un chouïa, bien montrer qu’on le lui faisait chier la bite avec nos palabres françaises. Ils avaient perdu suffisamment de secondes commak, les artistes associés. Ils commençaient de flancher, question patience. Je devenais casse-roustons, avec mes curiosités intempestives, mes suggestions et autres impertinences.

— Il faut qu’un Français remplace ce Delapine en se faisant passer pour son associé, trancha l’empétardrome. Demain, vous partirez pour Bravissimo avec un contingent de filles. Parmi l’une d’elles se trouvera celle qui devra agir.

Je me suis tourné vers le Vioque. Il avait un petit air gêné par-dessous sa déférence, l’apôtre.

— Oui, oui, qu’il chuchotait en trémolant, ce vieux Cirque.

San-Antonio marlou !

On n’avait encore pas vu ça.

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