Quand Pantouflar réapparaît, il ressemble à ce que serait le pont de Brooklyn qu’on aurait entièrement déboulonné. Il flageole sur ses cerceaux et son regard lui dégringole plus bas que les favoris. S’étant revêtu sans trop y croire, il s’est gouré de boutons tant en ce qui concerne le futal que le veston, et il a interverti ses chaussures, ce qui lui donne une certaine démarche chaplinesque.
— Beau travail, n’est-ce pas, Excellence ?
Il promène sa langue sur ses lèvres déshydratées et articule un truc dans le genre de « humphmeurg » qui, bien qu’intraduisible en aucune langue, résume admirablement son état d’âme et sa délabrance physique.
— Je suis certain qu’un drink vous serait agréable, Excellence. Puis-je vous proposer un peu de whisky ?
Il me fait signe que je peux et je m’empresse de lui octroyer une rasade de chef.
— Pensez-vous que le glorieux Chiraco appréciera les dons de ces jeunes filles ?
— Sûr ! exhale l’homme en s’abîmant dans un fauteuil.
— Ce sont des diablesses, déclare Pantouflar après avoir bu une gorgée de raide. Franchement, j’ai jamais connu ça.
— Venant d’un homme tel que vous, cette appréciation est flatteuse, je roucoule. Vous pouvez constater, Excellence, que la mort prématurée de mon associé ne nuit en rien au prestige de notre maison.
Il opine (mais de la tête, cette fois) et dit :
— Le président sera ravi. Je vais embarquer vos donzelles tout de suite.
— Hé, pas si vite, Excellence. Ces jeunes filles ont besoin de récupérer, car le grand amoureux que vous êtes vient de les mettre à rude épreuve. En outre, je tiens à présenter mes civilités au président que je n’ai pas encore l’heur de connaître, et j’entends, par la même occasion, discuter avec lui nos nouveaux tarifs.
L’homme aux favoris fait un geste agacé :
— C’est une question qui me regarde. C’est quoi, vos nouveaux tarifs ?
— Vous savez à quelle vitesse la vie augmente, Excellence ? Nous traversons une période inflationniste. La viande de bœuf est hors de prix, a fortiori celle de jouvencelle devient inabordable.
Il hausse ses épaules de déménageur en retraite.
— Combien ?
— Le double, Excellence.
Il ne paraît pas choqué.
— Vous savez que Delapine me versait une commission ?
— Je le sais.
— De cinquante pour cent.
J’avale ma salive, empli d’admiration devant un tel appétit assorti d’une telle impudence.
— Vous l’aurez.
— Très bien. Alors venez au palais ce soir, tout de suite après le salut aux couleurs, avec votre cheptel.
— A quelle heure a lieu le salut aux couleurs ?
Il me flétrit d’un regard fasciste.
— A sept heures, voyons.
— Nous y serons, Excellence.
Là-dessus (ou là-contre si tu aimes mieux) ma porte s’ouvre et une dame nous arrive sans s’être donné la peine de frapper.
— Escusez-moi, Antoine, v’s’avez du trèpe, minaude l’arrivante, véry majestueuse dans une robe de coton vert pomme.
Je fais les présentations.
— Excellence, permettez-moi de vous présenter Mme Berthe Bérurier, qui manage les personnes que vous venez de pratiquer. Berthe, voici Son Excellence M. Pedro Pantouflar, chef de cabinet du président Chiraco.
En plein délire, v’là la Berthy qui se fend d’une révérence Grand Siècle. Et quand je dis qu’elle se fend, c’est la stricte réalité, vu que sa robe éclate au niveau du prose.
Pantouflar coule un regard indécis sur la baleine verte et demande :
— Qu’entendez-vous par « manager » ?
— Voyons, Excellence, vous devez bien comprendre que les dons naturels ne suffisent pas en amour. Il convient de les parachever grâce à une technique parfaite. Concevez-vous une équipe de football sans entraîneur ? Mme Bérurier est en quelque sorte l’entraîneuse des trois merveilleuses créatures d’à côté. C’est elle qui met en valeur leurs possibilités, elle qui sait exploiter leurs talents pour en exprimer la quintessence. La séance qu’elles vous ont accordée n’était qu’un petit canter d’entretien, un échauffement si vous voulez me permettre. Imaginez-vous la Neuvième symphonie de Beethoven interprétée sans chef d’orchestre ? Pour le président, Mme Bérurier sera là afin de diriger les opérations. Lorsqu’elle est au pupitre, tout change, nous accédons au supraterrestre. Car cette noble dame est une orfèvre en la matière. Elle est à l’amour ce que Louis Pasteur fut à la stéréochimie, ce que Fausto Coppi et Oscar Wilde furent à la pédale. Rien de ce qui est sexuel ne lui est étranger. Elle peut ranimer des queues inertes, réchauffer des gens frigides. Et tenez, ma chère Excellence, vous-même, qui présentement semblez épuisée par les débordements de mon beau trio, si Mme Bérurier se penchait sur votre… cas, elle le replacerait au faîte de sa gloire en deux temps et même pas trois mouvements.
Pantouflar continue de fixer la révérende Berthe avec un intérêt soutenu.
— Ah, oui ? dit-il enfin, étant l’homme des phrases concises qui ne prêtent pas le flanc aux controverses.
— Oui, affirmé-je solennellement.
L’ogresse lui virgule un sourire de sexe féminin en position équestre.
— Vous êtes une Excellente très bien constituée, assure-t-elle. On devine que l’ tempérament vous manque pas. Vot’espécialité, je sens tout d’suite, c’est le coup de reins. Monsieur sabre à la cosaque, j’présage. Av’c lui, c’est le gros ramonage féroce, la tringlée galopante. Il vous charge, la gueule dans l’oreiller, j’vois d’ici. Bien arc-bouté des coudes et des genoux. Me gouré-je, mon Excellent ?
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demande Pantouflar qui ne comprend pas le français.
Je lui fournis une traduction linéaire. L’essentiel.
— Que vous devez être un amoureux fougueux, Excellence.
Un homme, n’importe lequel, c’est pas la peine de lui offrir une cravate par-dessus le marché : rien ne peut lui faire plus plaisir qu’un compliment de ce calibre. Le chef de gogues de Chiraco sourit franc, massif, en gold sur le devant.
— Votre grosse vaca n’est pas belle, mais elle a de la jugeote, confirme-t-il.
Satisfait, il se dresse.
— A ce soir, au palais.
Et il s’en va.
Quand tu te déplaces en compagnie de trois sublimes triplées de ce calibre et d’une Berthe Bérurier peinte en guerre, le moins qu’on puisse dire est que tu ne passes pas inaperçu.
Au restaurant, nous faisons sensation. Je me sens gêné, car je ressemble à ce que je suis provisoirement, c’est-à-dire à un bordelier en goguette, flanqué de sa sous-maîtresse et de son cheptel.
Pas un instant, il n’a été question de la « mission » de ces demoiselles. Je suis leur convoyeur, point à la ligne. Mon job est de présenter ma squadra. Ensuite, je devrai tenter de la rapatrier. J’ignore absolument tout — ainsi en ont décidé « les quatre » — de la façon dont ces demoiselles doivent s’y prendre pour faire de Tiago Chiraco un héros national mort en pleine gloire. L’idée de m’adjoindre Berthe m’a été soufflée par son mari, le valeureux Béru. Lui ayant confié ma mission, il m’a dit : « Faut qu’tu peux voir v’nir, mec. Tu n’seras pas sur place quand ton Hitler sudamerloque f’ra ses galipettes. Pour agir efficacement, t’as b’soin d’quéqu’un qui soye su’l’tas et qui peuve interventionner à bonnet sciant. Prends Berthy av’c et fais-y jouer l’rôle de manageuse. »
Mon premier réflexe a été de refuser cette propose saugrenue. Puis, après réflexion…
On clape un assortiment de viandasses cuites à la braise, enfilées à des épées. Elles sont servies sur un lit de petits haricots rouges, presque noirs, au goût délectable. Dame Berthe en reprend quatre fois et roucoule qu’elle se sentira moins seule dans son plume, ce soir, vu qu’i’ y aura concentration d’artillerie entre ses draps. L’osmose jouant, elle a pris les tics de son royal époux et emprunte sans vergogne ses facéties les meilleures.
Et voilà pour le restaurant
Ensuite, à l’unanimité, nous avons décidé de nous rendre à la plage.
Bravissimo est, tu l’ignores peut-être, béotien, bâti au fond d’un golfe. Son port se trouve distant de la ville d’une dizaine de kilomètres, car la côte est sableuse. Imagine une plage style Copacabana ou bien La Baule. Mais ici, la couleur du sable est indicible. Presque ocre, pailleté, il scintille à l’infini. J’arrête là mon dithyrambe parce que sinon je vais prendre mon panard à te décrire le panorama en détail et rien ne te fait plus tarter que lorsque je m’écarte du sujet. Je préfère garder ma liberté de manœuvre pour mes digressions, d’autant que le descriptif est passé de mode, hein ? Zola, ça va un moment, mais t’as tes propres soporifiques.
Ici, y a presque pas de touristes. Curieux comme la dictature attire peu les kodakons. Ils ont les flubes de se faire enchrister, les gus, ne sachant si leur frite va plaire ou si leur nationalité est déconseillée dans les patelins totalitaires.
Donc, nette dominante san bravienne. Du gros populo amateur de beignets graillonneux, glapisseur, tout en grands rires blancs pleins d’insouciante ingénuité.
Les marmots vont cul nu, par contre leurs mamans portent des maillots que la Sainte Vierge pourrait mettre sans faire sourciller Monseigneur d’Ecône. La morale, c’est le fer de lance des régimes totalitaires, toujours. Quand tu assois une doctrine sur l’irréprochabilité des mœurs, t’as tout de suite le fond de sauce du public gagné à ta cause. Et les autres n’osent pas trop moufter, va-t’en donc prétendre que t’es pour qu’on voie la chatte des dames, que t’aimes l’enfilade dans les rues, qu’une belle pipe plein écran est plus marrante que la bouille à Sophia Loren, que les prostiputes agrémentent la vie, que les jeunes gens ont bien le droit d’emprunter les bagnoles des bourgeois et de faire des moulinets avec des chaînes de vélo et que les écoliers peuvent cracher à la gueule de leurs profs si ces derniers leur ont fait les gros yeux. Oui, va-t’en affirmer cela à la face rayonnante de l’ordre nouveau, et tu verras la manière qu’on t’accueillera, bouffi ! Insane !
Mes trois grâces mobilisent l’attention pis encore qu’au restau, parce que là, au moins, tu vois un maximum de leur corps. La Berthy qui n’a pas de maillot porte une jupette de tenniswoman qui découvre haut et nettement ses monstrueux jambons. Elle a déboutonné son chemisier afin de décongestionner ses roberts qu’elle propose à la gourmandise de Phébus.
Après quelques vigoureuses brasses dans la patouille, je viens m’allonger auprès de mon cheptel, histoire de me faire bronzer. L’une de mes artistes s’est pourvue d’un transistor et écoute de la musique classique.
Le bruit régulier de la mer me met en somnolence. Berthy lit à haute voix (et en pure perte, car nul ne l’écoute) une bande dessinée érotique dans laquelle il est question d’un gorille salingue qui enlève la compagne d’un explorateur et l’entraîne au cœur de la sylve pour se l’embroquer à la papa.
Je ferme les yeux. Le sable brûlant se refroidit progressivement sous mon ventre.
— Si vous voulez me permettre, dit une voix proche, vous devriez protéger votre nuque, señor. Ici, les insolations sont fréquentes et ne pardonnent pas.
Je soulève ma tronche déjà embrumée et j’avise un type, à deux mètres de moi. Assez cocasse, je dois dire. Il est très enveloppé et se tient assis en tailleur. Il s’épluche les ongles des pieds avec les ongles des mains. Il porte un short bleu, délavé, qui ne peut contenir sa bedaine, un maillot de corps à grille et il est coiffé d’une casquette de toile à longue visière. Sa face est sombre, mais son gros nez reste rouge et il porte une moustache du type guidon de course à l’extrémité de laquelle des reliefs de nourriture subsistent.
Je le remercie pour sa sollicitude. Après tout, il n’a pas tort, le Mahomed frappe énergiquement et il n’est pas bon de lui exposer trop longtemps son cigarillo.
— Puis-je vous proposer une casquette comme la mienne, señor ? enchaîne l’aimable compagnon.
Il fouille dans un gros sac de plage posé à son côté.
— J’en emporte toujours deux car il arrive que le vent se mette à souffler et m’arrache la mienne.
Il me tend une gapette roulée, la déplie, la secoue et me la jette adroitement.
— Merci, dis-je. Vous êtes trop aimable.
— Ce n’est rien, señor, fait l’ongulé en se dépiautant les peaux mortes de plus rechef.
Je coiffe sa casquette en priant le ciel pour qu’elle ne me donne pas l’air trop con et je modifie ma posture afin de me mettre sur le dos.
Un instant, je ferme les châsses.
Puis les rouvre. Et alors je constate qu’on a écrit quelque chose au crayon bille sur la face intérieure de la visière.
Je l’arrache afin de prendre connaissance du texte. Et je lis ceci, rédigé en français : « Rentrez vite en France avec vos filles, commissaire, avant qu’il ne soit trop tard. »
Mélancoliquement, je remets la gapette sur la tête géniale que tu sais.
Mon obligeant voisin continue de curer ses papattes de derrière. Autour de nous, c’est la vibrante euphorie de la plage : langueur et joie des enfants. Sable, mer, soleil. Le transistor diffuse je ne sais quoi de je ne sais qui, mais interprété à l’orgue. Des odeurs d’huile recuite et d’embrocation, d’iode et de moules attardées passent quand l’air se met à vivoter. Berthe s’est endormie, son Comic sur le groin. Elle ronfle et ses exhalaisons mirlitonnent sur le papier. De temps à autre, dans son sommeil serein, elle balance une louise suave consécutive aux mignons haricots rouges. La quiétude, te dis-je. La paix infinie, océane et organique. La grande indolence des corps qui s’abandonnent à la gloire brûlante de l’univers.
J’opère une petite reptation qui m’amène tout près de mon prêteur de casquette-à-message.
— Qui êtes-vous, amigo[3] ? lui demandé-je fort civilement, n’étant pas en uniforme.
L’interpellé se défait, par une adroite chiquenaude, d’une lune d’ongle noir qu’il a dessertie de son petit orteil.
— Mon nom est Alonzo Alonzi, señor, répond l’homme sans se troubler.
— Vous êtes facteur, je suppose ?
— Absolument pas, señor, je travaille comme plongeur à la brasserie de la Revolución du Salut.
— Quelqu’un vous a envoyé ici ?
— Nullement, señor. Aujourd’hui est mon jour de congé.
— En tout cas on vous a demandé de me remettre cette casquette de toile ?
Il sourit.
— Vous êtes malin, señor ; en effet, on m’a demandé de vous offrir cette casquette.
— Qui ?
— Un extranjero, señor.
— Quand ?
— Il y a un moment, lorsque je suis arrivé sur la plage.
— Et il ressemblait à quoi, cet extranjero ?
— A quelque intellectuel d’Europe, señor.
— Pourquoi intellectuel ?
— Parce qu’il avait des lunettes, la peau très pâle et une barbiche blonde.
— Vieux ?
— Qui est vieux et qui ne l’est pas, señor ? L’homme en question devait avoir une cinquantaine d’années environ.
— Grand, gros, petit, maigre ?
— Moyen. Très moyen. Un peu voûté peut-être. Il portait un complet de toile grise et une chemise jaune.
— Et il vous a abordé ?
— Sans cérémonie, oui, señor. Il m’a demandé si je voulais gagner cent chiracos sans me fatiguer. J’ai demandé en quoi cela consistait, il m’a alors déclaré qu’il y avait sur la plage trois merveilleuses sœurs blondes en compagnie d’un beau garçon et que je devais simplement m’arranger pour remettre cette casquette au beau garçon. Cela ne m’a pas paru tirer à conséquence, n’est-ce pas, señor ?
— Et il vous a remis cent chiracos ?
Mon interlocuteur puise dans la petite poche centrale de son short et en extrait un billet verdâtre et jaune, plié en quatre.
— Le voici, señor. J’espère que je ne vous ai pas causé de préjudice en vous remettant cette casquette. Je l’ai palpée avant de le faire pour m’assurer qu’elle ne contenait rien qui puisse présenter un danger. Si toutefois vous vous estimez lésé en quoi que ce soit, je suis prêt à vous accompagner au poste de police pour témoigner et à rendre cet argent trop vite gagné. Je suis un garçon honnête, señor. Ma sainte mère m’a toujours appris que le droit chemin conduisait au paradis.
Je le dévisage, il paraît sincère. Y a un vague côté célibataire mou chez ce type. Je l’imagine dans un minuscule logement misérable mais propret. Sa paie doit passer dans le bouffement. Il va voir un match de foot le dimanche et se taille un petit rassis, le samedi soir, manière de faire la fête. J’en connais plein, des comme lui ; en France, ailleurs, un peu partout. Les hommes ne se divisent pas selon leur nationalité, mais suivant leurs catégories humaines et sociales.
— Non, vous pouvez conserver cet argent, amigo, vous l’avez honorablement gagné.
— Merci, soupire mon voisin en rempochant l’artiche. Vous êtes également un extranjero, señor, n’est-ce pas ? Italien, peut-être ?
— Non, français.
Il hoche la tête.
— Ça ne fait rien, señor, vous êtes très sympathique tout de même.
Vers cinq heures, nous regagnons l’hôtel pour y revêtir nos plus beaux atours. J’ai essayé d’avoir Paris au téléphone afin d’affranchir le Vieux de ce qui se passe, mais il m’a été répondu qu’il y avait quatre jours d’attente, aussi ai-je fait annuler l’incommunication.
Perplexe, je déguste une bière fraîche dans ma turne.
Voilà que ça se complique singulièrement. Quelqu’un, dans cette ville, est au courant de notre mission. Et ce quelqu’un ne veut pas qu’elle s’accomplisse. Et il me le fait savoir en deux lignes qui ne manquent pas d’un certain humour mais qui n’en contiennent pas moins une menace catégorique.
Ce type barbichu (selon le señor Alonzi), espère-t-il vraiment que je vais plier bagage en compagnie de mes donzelles ? Quelle va être sa réaction quand il s’apercevra que je n’obtempère point à son ordre ? Me casser la cabane ? Prévenir Chiraco ?
Maussade, je termine ma bière qui a un arrière-goût d’excrément par-dessous sa fraîcheur. Le froid aide à faire passer les arrière-goûts.
Mon cheptel vient m’annoncer qu’il est prêt. Et tu verrais ce spectacle, madoué ! Ces trois frangines blondes dans trois robes identiques, en soie sauvage noire, sans manche. Bas noirs ; t’as pigé le topo, croquant ? Le même collier de perles, ras du cou.
Berthe, plantureux tambour-major, a revêtu une tenue presque militaire : pantalon et veste bleus, avec des espèces d’épaulettes dorées. Quand elle passe un futal, la Gravosse ressemble à ces dames qui vendent des revues sportives, le long des routes, à l’occasion du Tour de France. Son cul éléphantesque ressemble à un tunnel obstrué. Mais chez cette femme surprenante, le fin du fin, le rarissime, le jamais vu, réside dans ses boucles d’oreilles.
Je me suis toujours demandé où elle s’approvisionnait, la Baleine. Dans quel Uniprix de banlieue maudite, chez quel mercier en délire de sous-préfecture tchadienne. Sa collection est de toute rareté. Unique au monde, je proclame. Quand elle ne sera plus, il faudra que Marie-Marie lègue ce trésor du XXe siècle à un musée du saugrenu.
Celles qu’arbore aujourd’hui ma valeureuse collaborateuse représentent deux branchettes de cerisier, comportant chacune une feuille et trois cerises brimbalantes. C’est véridique comme reproduction. D’un hyper-réalisme à tomber à genoux. Je suis sûr qu’elle va avoir maille à partir avec les piafs de la contrée, la Bérurière. Comment qu’ils vont vouloir glouper ces merveilleux fruits, les zoziaux san braviens !
Elle surprend mon regard comateux et murmure :
— Ça va, comme ça ?
— Moui ! nasillé-je.
— J’ai fait sobre, dit-elle ; pour aller chez un président, faut pas essayer d’en fout’ plein les châsses ; v’s’êtes bien d’accord, Antoine ? La distinguetion avant tout ! Y en aurait qui se croivent obligées de déballer leurs toilettes d’cérémonie. V’v’lez qu’je vous dise, Antoine ? Mes fesses ! J’eusse pu mettre ma robe en lamé av’c incrustaison de pierres précieuses et décolleté vertige ; ou bien mon tallieur en velours violet bordé d’hermine ; eh ben non, mon cher, j’m’ai r’tenue au dernier moment.
— Vous avez bien fait, pactisé-je en m’efforçant d’admirer très fort son uniforme de grognard.
Et, sur cette approbation, nous partons pour le palais imper-présidentiel.
San Bravo, c’est comme ça : y a une ville moderne composée d’une douzaine de gratte-ciel very américains de conception. Et puis, autour de ce centre neuf, un grouillement de masures. Si tu suis l’Avenue de la Revolución du Salut jusqu’au fin bout, tu escalades fatalement une colline plantée de pins parasols et c’est au faîte de ce promontoire que se dresse le palais, une vaste construction blanche, de style baroque espagnol, entourée de hautes grilles noires aux flèches dorées. L’esplanade est bourrée de militaires. Tous les dix mètres s’élève une espèce de fortin abritant une mitrailleuse pour si des fois le bon peuple san bravien se mettrait à vénérer son président un peu moins fort.
Je te passe les sentinelles armées de mitraillettes qui te regardent arriver avec des yeux plus ronds et durs que le canon de leur sulfateuse. Et je te parle simplement pour mémoire des officiers à gueule de Frankenstein constipé qui vont et viennent en fouettant leurs bottes étincelantes à coups de cravache.
Dès que je me présente, au volant de ma Buick de louage, une nuée d’uniformes nous entourent. Un juteux aussi sympa qu’un tigre enragé ouvre ma portière et se met à me glapir des trucs inaudibles tant ils sont gueulés fort.
— S’il vous plaît, mon général, dis-je à cet adjudant (de lion), je ne comprends que l’espagnol parlé ; chez Berlitz on n’enseigne pas encore l’espagnol vociféré.
Il meugle un formidable couac et se tait, tant tellement je lui pompe l’air. Vite j’en profite pour lui décocher ma botte secrète :
— Le président Chiraco nous attend, ces dames et moi, et si, à cause de vous, nous ne sommes pas à l’heure au rendez-vous, il vous fera sûrement nettoyer les chiottes de la caserne avec une brosse à dents et une éponge à timbres ; enfin, moi je vois les choses comme ça…
La gueule d’hypervache essaie à plusieurs reprises d’avaler sa salive, y parvient à la treizième tentative et se met à gargouiller :
— Le président vous attend ?
— Parfaitement.
— Vous avez une convocation ?
— Appelez Son Excellence Pedro Pantouflar depuis le poste de garde et dites-lui que le monsieur aux trois sœurs est ici.
Avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, un général de brimades se précipite, lui botte le cul comme pour transformer un essai, me salue militairement, à la façon san bravienne, c’est-à-dire le tranchant de la main droite perpendiculaire à l’arête du nez et la main gauche en coquille devant la braguette.
— Général Franco Dillo ! s’annonce-t-il, je vous présente respectueusement mes respects les plus respectueux, señor très illustre. Si vous voulez bien me suivre ?
Et il se met à marcher au pas de canard devant ma bagnole, jusqu’au perron. Sur notre passage, les militaires saluent à qui mieux mieux ; ce qui est très émouvant et te fait comprendre pourquoi tant de gens s’obstinent à vouloir devenir président de la République au lieu de récolter la résine.
On nous ouvre les portes. Ça gardavouse. Le général Franco Dillo nous invite à gravir les marches après nous avoir demandé si nous préférions être portés, mais tu sais ce que c’est quand on a ses deux jambes ?
Ce qui frappe, lorsqu’on pénètre dans l’immense hall, c’est un portrait équestre du président, peint à l’huile d’olive vierge et qui occupe tout le panneau central. De part et d’autre, deux gigantesques drapeaux du San Bravo pendent, tandis que des fleurs aux couleurs nationales (une boule rouge sur fond vert avec la raie au milieu et du poil autour, je me permets de te le rappeler) sont déposées pieusement au pied du chef-d’œuvre.
Le général-précédeur continue d’avancer au pas de canard et ses bobottes font un boucan du diable sur les dalles d’albâtre.
Il stoppe devant une double porte moulurée remoulade. Frappe et pousse un immense cri qui peut se résumer ainsi : « Aïïïooooooo hu ! »
La porte est déverrouillée aussitôt. Un surgénéral paraît, qui nous examine attentionneusement et nous militarise de son salut impec.
Nous pénétrons alors dans une antichambre dans laquelle tu remarques automatiquement trois choses. La première est qu’en face de l’entrée se trouve une autre double porte encadrée par deux factionnaires plus rébarbatifs que tout ce que nous avons pu voir jusque z’alors ; la deuxième, qu’elle comporte un bureau ministre (ou plus exactement un bureau sinistre) sur lequel a été vissé le trépied d’une mitrailleuse pourvue de son mitrailleur ; la troisième enfin est une double rampe de cellules électriques chargées de détecter les porteurs d’armes.
Le second général décroche un téléphone, salue militairement l’appareil et dit que « ces personnes sont arrivées ». Il écoute, se courbette en deux, puis en trois, comme un mètre de charpentier et répond que « Très bien, vénéré président ».
Ensuite, il nous guide à la seconde porte.
Une vibration retentit, l’huis s’écarte.
— Dieu protège le vénéré président ! clame le surgénéral en portant sa main gauche à ses testicules et sa droite dans le prolongement de sa gueule de con.
Nous pénétrons, moi le premier, parce que la bienséance au San Bravo oblige à honorer l’homme avant la femme.
Nous y voici voilà.
De toute beauté ! Impressionnant ! Unique !
La table de travail de Tiago Chiraco mesure trois mètres de long sur un et demi de large et a été taillée dans un bloc de porphyre. Le sol, de même que les murs, sont revêtus de plaques d’or. Au-dessus du bureau, une couronne consternée de diamants subit les assauts d’une douzaine de spots.
A droite de la table : le drapeau san bravien, planté comme un sapin de Noël.
C’est véry Cannes, je te le répète ; pardon, je voulais dire véry Nice.
Chiraco, en uniforme barré du grand cordon Silvouplay, l’ordre number ouane du San Bravo, est assis dans un fauteuil plus majestueux que le trône de Shah Durand.
Aucun autre siège dans son cabinet de travail, lui seul ayant le droit de s’asseoir en sa présence.
Au moment qu’on pénètre, il est en train de se faire pédicurer par un Asiatique vénérable, accroupi sous sa table. Simultanément, son cerveau étant multiforme et ubiquite, il prend des décisions nationales en fumant un cigare gros comme le zizi à Bérurier. Un ministre lui énonce le problème et cet être d’élite, dont le génie n’est plus à célébrer, tranche dans la seconde qui suit.
— Notre équipe de football a perdu son match amical contre la Bolivie, vénéré président, annonce en flageolant le ministre.
— Fusillez le goal ! tranche Chiraco.
Il tire une bouffée de son habana et en propulse la fumaga dans les narines à Fu-man-Chu qui lui fourbit les orteils. Pas un instant il n’a réagi à notre entrée. Aussi demeurons-nous, ces dames et moi, je veux dire : moi et ces dames, en rang de tu sais quoi ? Parfaitement, d’oignons, et c’est pas la peine de pleurer pour autant.
— Il n’y a plus de vivres dans la province du Brazéro, vénéré président.
— Qu’on mange les vieillards !
— Une épidémie de choléra ravage la ville de Santanfer.
— Tirez à vue sur ceux qui voudraient en sortir !
— Le directeur de l’Opéra réclame des crédits.
— Changez de directeur !
— Les paysans du Tavumonku ne peuvent payer les nouveaux impôts.
— Confisquez leurs terres.
— Les dockers du port de Ladanlbaba sont en chômage.
— Je vous ai déjà dit qu’on les fusille !
— La troupe refuse, vénéré président.
— Fusillez la troupe ! Est-ce tout pour aujourd’hui ?
— C’est tout, vénéré président, protecteur du peuple. Ah, encore une chose : Monseigneur Saserdos demande à quelle heure il doit célébrer le grand office à la cathédrale, demain, à l’occasion de la San Guinetti ?
— Quand il voudra, demain je me ferai représenter par ma statue d’apparat, celle avec l’uniforme de grand langoustier.
Tout à coup, le vénéré président tressaille. Il porte sa main droite à plat contre son oreille, comme un qui souffre d’une otite.
— Attends, fesse de rat visqueux ! crie-t-il à son ministre qui se retirait après s’être prosterné à trois reprises. Réflexion faite, j’irai à l’office. Messe à onze heures. Tout le monde en grande tenue ! Les absents seront passés par les armes !
— Qu’il en soit fait selon vos désirs, vénéré président, père des arts, protecteur de la Sainte Eglise, messager de Dieu, providence de l’Etat.
Le ministre exit.
Tiago Chiraco se penche sur son pédicure chinois à frime d’Asiatique.
— Terminé, Tu Tan Fou ?
— Oui, président.
Tiago lui balance un coup de saton dans la gueule et le Chinetoque se retire en rampant. Le bon président daigne enfin s’apercevoir de notre venue dans son antre.
Il nous toise longuement, puis un sourire aussi engageant qu’une poubelle en période de grève des éboueurs assombrit sa face de carêmiste.
— Quelqu’un parle espagnol ? demande-t-il en espingo.
Quelque chose me dit de ne pas moufter. On se contente de lui adresser quelques courbettes chargées d’incompréhension.
Il reprend, en anglais :
— Quelqu’un parle anglais ?
— Je, président ! réponds-je avec une humilité qui ferait passer celle d’un mendiant lépreux pour de l’arrogance.
— Approchez !
J’obéis.
Vu de près, il est encore plus sinistre, Tiago Chiraco. Y a du reptile chélonien dans son visage. Sa tête est un peu celle d’une tortue de mer.
— Pantouflar m’a dit que Delapine est mort ?
— Un fâcheux accident de la route, président. Mais je suis son associé et je continuerai de vous satisfaire dans la mesure de mes possibilités.
Il désigne les quatre dames au garde-à-vous.
— C’est là ce que vous m’amenez ?
— Des personnes très exceptionnelles, président, comme vous pouvez en juger. Des triplées ravissantes et expertes que leur entraîneuse ici présente conduit aux plus hautes prouesses amoureuses.
— Eh bien, nous allons voir.
Il presse un timbre. Le surgénéral de l’antichambre paraît.
— Ouvrez-moi cette porte ! lance Chiraco en désignant le fond du salon.
Quoi, une porte ? L’on ne distingue rien. Mais le surgénéral salue militairement et va actionner un bouton de commande. Effectivement, un panneau coulisse, démasquant une petite pièce sans fenêtres composée d’un immense lit circulaire, plus justement d’un sofa bas et rond, de cinq mètres de diamètre au moins. Des coussins à profusion. Un éclairage tamisé.
Chiraco qui est nu-pieds se dirige vers ce boudoir et se laisse tomber sur une pile de coussins.
Il nous fait signe de le rejoindre, ce con.
Ce qu’on.
— Eh bien, j’attends, dit-il.