— Vous serait-il agréable d’être enfermé en compagnie de votre plantureuse amie ? me demande Kilébo Kantibez avec une affabilité déroutante.
— On a toujours quelque plaisir à pouvoir parler sa langue maternelle lorsqu’on séjourne dans un pays de cons, réponds-je, moins civilement.
Il montre un ordre (les autres étant sourds, il n’exprime ses volontés que par gestes), que l’on me bouclarde avec la Bérurière de si noble style.
Elle a fini de déféquer et me regarde entrer avec, sous sa moustache ombreuse, un sourire qui ne tient pas compte des impératifs nationaux du San Bravo.
— De la compagnie ! s’exclame la chère femme. Et un bel homme de surcroive ! Est-ce que dou you parlave français ?
En guise de réponse, j’ôte mes lunettes et mon kibour.
— Seigneur ! Rêve-je ? fait l’excellente personne. Vous z’ici. Mais comment se fait-ce ?
— Je suis venu avec l’intention délibérée de vous arracher à cette prison, ma bonne Berthe, mais l’homme propose et les San Braviens disposent.
— On ne peut pas toujours réussir, fait l’optimiste femme. Il arrive qu’on l’aye dans le cul, mon cher Sana ; tracassez-vous pas pour ça. Comme on dit puis chez nous : l’intention vole l’action.
Je prends place sur le lit de fer number two.
— Parlez-moi de vos tribulations, soupiré-je.
Elle hoche sa tête de sous-maîtresse au chômedu.
— Dieu merci, je n’en ai pas ; un peu d’hémorroïdes comme tout le monde et quéqu’tracasseries à la véhicule dont à cause de leur nourriture de prison qu’est infèque.
— Alors, douce amie, racontez-moi ce qui vous est arrivé pour que l’on vous jette ainsi dans ce cul-de-basse-fosse.
Ma compagne d’incarcération (congrue) lève en direction du Tout-Puissant ses gigots super-potelés.
— Vot’ président Trucmuche, merci bien, causez-moi z’en plus ! Ah ! l’ordure ! V’savez, l’aut’jour, qu’il a éjecté nos trois p’tites copines ? Il disait, comme quoi, c’était moi qui lui portais z’aux sens, lui donnais d’l’émoi et patate « i », et patate « a », comme quoi y bandait pour ma personne, et qu’j’lu réalisais l’idéal, tout bien ; de la jactance à n’en plus finir, quoi. Les hommes, sauf vot’ respecte, commissaire, c’est tout tartine et consort. Ça cause, ça cause, même en vous bouffant la chatte. Y sont pires que nous, pourtant réputées parleuses, mais qui disent qu’ des choses sensées, j’vous prille d’admett’. Bon, on reste ensemble. L’président Chiraco, v’s’avez eu l’occasion d’juger, il est plutôt bel homme, non ? Grand, bien découpé, un porc de tête, un regard profond malgré, ou à cause, d’ses lunettes. Assez suffisamment mon genre, soye dit ent’ nous et en l’absence de mon Béru. Si vous voudrez bien adjoind’ à ces qualités physiques d’hautes qualités morales, parmi lesquelles un zob plus qu’honorab’ et une paire de roustons qui lu permettraient jamais d’se faire passer pour Jacques Chazot, vous conviendrez, cher ami, que j’me sentisse plutôt flattée qu’il m’eusse t’eu choisie. Alors, moi, j’me dis ceci : « Ma Berthy, t’v’là en terre étrangère, sélectionnée par le président d’la République d’un pays qui peut z’être utile au tien, tu t’dois, ma fille, tu t’dois. » Donc, me devant, je me donne. J’veux pas passer pour plus qu’j’sus, Santantonio. Et, voiliez-vous, j’ai toujours déploré qu’nous n’fissions jamais l’amour, moi z’et vous, ne serait-il été qu’une fois, en camarades, qu’vous eussiez une idée d’mes capacités en la matière. Car, franchement, sans vouloir m’vanter, j’peux passer pro du jour au lendemain. J’possède les qualités requises. Toutes les combines et positions, j’les connais, mon cher commissaire. Çui qui voudrait m’faire découvrir du neuf, faut qu’il va se lever matin. Quand on a eu notre ami Alfred, le coiffeur, pour ami de la famille, on a fait l’tour complet d’la question. C’t un terrib’, Alfred. D’origine italienne, j’vous précise. Ces gens-là, on aura beau dire, beau faire, y z’ont du vitriol dans l’sang. Généralement, y sont ardents, mais manquent d’inventeries. Pas Alfred ! Il est de mère française, j’rectifie. Elle y a apporté l’goût des salingueries. Mais je m’étale, escusez-moi. Pour v’s’en reviendre au président, j’le démarre av’c déterminance. « Faut qu’tu vas vaincre, Berthy ! » je m’exonérais. Qu’il en râle de bonheur, ce con. Qu’il voye un peu, la France au plumard, à quoi qu’é ressemb’. Et v’là qu’j’lu entreprends ma série des « D’moiselles d’Avignon », pour débuter, en guise d’amuse-gueule, feuille d’rose, tout simp’ment. Y a pas besoin d’chercher midi à quatorze z’heures, moi j’prétends. Toujours rester dans l’classique, Santonio. Mais attention : le classique fignolé. D’ailleurs ça s’bâcle pas, ces choses-là. Pourquoi qu’v’s avez des hommes qui baisent t’encore leur bonne femme ? Parce que les putes bâclent, cherchez pas plus loin. Y z’arrivent, les hommes, à préférer une légitime qui prend goût au truc, même si ell’ serait pas d’la première fraîcheur, à une périésthétricienne qui traite l’amour par-dessus la jambe. Et y z’ont raison ! Donc, m’v’là partie dans ma feuille de rose délicate. Un vrai velours, mon cher ! Le printemps en Andalousie ! Je m’consacre toute, les yeux fermés. C’tait beau comme une chanson de Dalida. J’y mettais la même fervance que c’te grande cantatrice quand elle vous interprète Bambino à s’en faire loucher, la chérie, et qu’on sent, à la voir ainsi crispée, l’à quel point c’est du vécu c’qu’é chante. Des tranches de vie, quoi, faut savoir reconnaître. Des cas d’conscience, vous remarquerez, Dalida, ses chansons. Elles vont loin, pour quéqu’un qui sait réfléchir. J’vous prends Bambino, parce que c’t’indéniable, mais y a les autres. Tenez : Tchi-Tchi l’Amor, merde, quand on écoute ent’ les lignes, hein ? Arrêtez-moi si vous s’riez pas d’accord. J’étais donc là, à l’arrière du président, lu f’sant une feuille de rose comme jamais, lorsqu’au bout d’un moment, y t’m’entre dans une fureur, mais une fureur, mon pauvre ami, à s’en faire éclater l’ognon. Me fout’ un coup d’talon dans l’faciès. M’crache su’ les seins. M’engueule en espagnol. Et y fait un tel boucan, il égosille tante et si fort qu’son secrétaire, le p’tit crevard en noir qu’était z’avec vous à l’instant, survient. L’président baisse un peu le ton, mais continue de jacter à toute allure, cette vitesse d’hydrocution, mon pauvre ! J’ai idée qu’l’espagnol est une langue qui favorise, question débit : on en met plus dans une phrase. J’peux me tromper, notez ; moi, en fait de langues, c’est les langues fourrées, ma spécialité, commissaire. N’empêche que je peux avoir mon sentiment sur la question. C’est une langue bruyante, l’espago. Pas autant qu’le boche, certes, qui bat tous les records, mais pis que le français, en tout cas. Quand on s’chamaille avec Béru et qui s’met à m’traiter de charogne et de grosse vache pourrie qui doit t’aller s’faire fourrer par une betterave, c’est pas le même tabac du tout. Ça reste courtois. L’français est une langue mondaine, faut bien insister là-dessus : mon-daine ! On peut tout s’dire en français sans outrepasser. Mais ce grand malotru, le foin qu’y f’sait, Seigneur ! Pour un président d’la République, à la vôtre vous parlez d’une éducation, le frère ! Qu’à la fin, j’m’emporte. « Non, mais, j’lu fais, déménagez vos espressions, président, on n’a pas gardé les dindons de la farce ensemble, j’vous prille ! Merde, j’sus là, venue des antipotes, à vous faire feuille de rose de mon mieux qu’est beaucoup mieux que le mieux d’n’importe laquelle de vos pétasses, et l’remerciement c’t’un coup d’pompe dans la gueule ! Et des bieurlements d’putois à te me faire saigner les tympans ! Et d’causer, ça m’attise, vous savez ce que c’est, Santonio ? On parlote, on s’monte. « J’en ai rien à branler d’vot’ trou du cul, président ! j’lu envoie carrément. C’qu’j’en f’sais c’était uniquement par délicatesse, mais vot ognon, merde, c’est pas la cuisse de Gulliver. En tout cas, j’peux vous dire d’une chose, c’est que si mon homme eusse été là, tout président qu’vous soiliez, en assistant à votre coup d’talon en plein milieu de ma feuille de rose, y vous condamnait à la purée à vie. V’s’auriez jamais plus assisté à un banquet sans vot’ moulinette. » Et alors lui, commissaire, vous savez pas ? Y s’met à m’pisser dessus. J’en ai été mélusine. Jamais, de mon existence, commissaire, on n’m’a manqué d’respect à ce point. C’t’à ce moment que j’ai perdu tout contrôle de mon self. J’ai ôté un d’mes souliers et j’y ai balancé un grand coup d’talon su’le crâne. Ça y a déchiré l’cuir échevelé et y s’est mis à pisser le sang. C’qu’a suivi, c’est plus racontab’. L’escrétaire a appelé des soldats, on m’a roué le vif que j’ai des bleus partout, et même des violets. Et puis amenée z’ici. Telle est toute l’histoire, commissaire. Croyez-vous pas qu’nous dussions téléphoner au consul de France, lu demander d’arranger les bidons ?
— Ce serait une bonne idée, ma chère amie, réponds-je, seulement je n’ai pas de jeton de taxiphone sur moi.
Et la nuit passe après un repas médiocre composé de chènevis cuit à l’eau. Nuit cruelle, car jamais les lumières ne baissent dans cette geôle de verre. Nous y sommes comme dans une vitrine d’exposition.
Les geôliers ne font rien d’autre que de nous surveiller. Pas de brèmes, de journaux, de bavardages (et pour cause, encore que rien n’est plus bavard qu’un sourd-muet). Ils se relaient toutes les heures et restent immobiles à nous contempler, Berthe, les deux masques de fer et moi.
— Savez-vous qui sont ces gens ? demandé-je à ma chère Bérurière, en lui désignant nos mystérieux compagnons d’infortune.
Elle hausse les épaules.
— Comment t’est-ce j’saurais, av’c ce qu’y z’ont sur la tronche ?
On a fini par s’endormir, d’un sommeil tortueux, en pointillé, riche en cauchemars effroyables. Berthe m’a proposé une bonne manière pour m’aider à trouver le repos, mais j’ai refusé, alléguant que je ne me sentirais pas au mieux de ma forme sous les yeux des vilains géants qui nous surveillent.
Elle a soupiré.
— Mon cher Antonio, vous et moi, c’sera toujours un manque dans ma vie sentimentale. Deux amis comme nous, qu’ait rien entre, je déplore. Ne serait-ce t’été qu’une petite pipe affectueuse. J’vous cacherai pas qu’en partant pour ce voyage, j’avais une idée de derrière la chatte. J’me disais : voilà l’occasion tunique. Et puis, décidément non. Causez-moi franchement, commissaire : serait-ce qu’je serais pas votre genre ?
— Grand Dieu, chère Berthe, qu’allez-vous imaginer là ? Seulement vous êtes l’épouse de mon meilleur ami et je refrène l’appel des sens dans un cas pareil.
— Eh bien vous avez tort, bougonne la rombière, si on ne baiserait pas les femmes de ses amis, l’amitié ressemblerait plus à grand-chose.
Là-dessus, elle s’endort, incomblée, ronflante, énorme monticule de sommeil bercé par des nostalgies organiques.
Et moi je rêvasse. Que sont les trois sœurs devenues ? Et l’étrange Hildegarde avec son papa nazi ?
Un bruit, du bruit, m’arrache à la torpulence dans laquelle je baigne.
J’allume mes loupiotes personnelles et je vois entrer le secrétaire crevard, escorté de deux officiers. Il fait des ordres aux gardes-chiourme, lesquels viennent chercher nos voisins de détention, les deux mecs de fer masqué. S’agit-il d’une exécution matinale ? Ma montre parle de cinq heures of the morninge. Ça me paraît un peu tôt.
Tout le monde se retire et je me pelotonne, la tête dans le creux de mon coude.
A cinq plombes, dans notre pavillon de Saint-Cloud, Félicie s’éveille. C’est son heure, car elle roupille peu, M’man. Elle se retient de se lever afin de ne pas gêner le sommeil des autres. Elle demeure un grand moment dans son lit, couchée sur le dos, bien à plat. Moi, je ne sais pas dormir sur le dos, y a que les natures infiniment chastes, comme ma vieille, qui peuvent. Des êtres confiants, donc qui ont la conscience à l’horizontale. M’man est toujours posée de la sorte dans son lit d’innocence. Un gros chapelet à grains noirs est accroché au-dessus de sa tête, à côté de la photo de papa qui le représente en militaire. Oui : elle s’éveille, ma Félicie. Elle pense à moi. Se demande où je suis, ce que je fais. Et tout naturellement, elle se met à prier, parce que, je vais te dire : ma bonne étoile proverbiale, c’est elle, la chère veilleuse, qui sans relâche parle de moi à qui peut quelque chose pour moi.
Confusément rassuré, je me rendors.
Et des bruits encore.
Cette fois, les officiers qui escortaient Kilébo Kantibez ramènent un des deux hommes masqués.
Qu’a-t-on fait de l’autre ? Kaput ?
Le silence revient. Le détenu réintégré se couche. Il dort assis à cause de son masque. Maintenant, il est six plombes et demie. Félicie s’est levée et prépare son premier café dans la vieille cafetière de fer émaillé, dont les motifs bleus représentent des cerises. Des cerises bleues… Depuis mon plus jeune âge je les ai dans ma rétine. M’man se fait plus d’un litre de café à la fois. Elle laisse la cafetière sur un coin du fourneau et, toute la matinée, de temps à autre, s’en sert une tasse dont elle avale le contenu à petites gorgées gourmandes, sans y avoir mis de sucre. Je lui ai acheté des cafetières électriques, à ma Félicie. Et même un percolateur rital pour confectionner des expressos. Elle les utilise une semaine, par politesse, ostensiblement. Et puis un beau matin, ces ustensiles modernes disparaissent et la vieille cafetière retrouve sa place au bord du fourneau.
Je hume l’odeur du café. C’est inouï, l’autosuggestion, la force mentale que ça crée.
Je regarde pioncer la mère Bérurier. Elle remue les lèvres en dormant, comme si elle bouffait. Elle doit rêver qu’elle clape, cette bonne ogresse. Manger, c’est leur apostolat, les Béru, mâle et fumelle. Leur raison d’être bienheureuse. Tout se résume à ça. Tout est basé dessus : leur mystique, leur philosophie, leurs espoirs avoués et cachés, leur devenir. Il faudrait que pour eux, les vitraux des cathédrales représentent des choucroutes garnies, des gigots à la broche, des poulardes sur lit de pommes de terre.
Encore le bruit, qui va finir par me devenir familier, de la porte qu’on déverrouille. Dans cette crypte, les pas ont une sorte de réverbération, comme quand on marche sans se retenir dans un temple vide.
C’est Kilébo et ses sbires habituels. Ils sont galonnés jusqu’à l’oigne, les péones du petit crevard. Mais lui, le seul de l’entourage du président, se complaît dans ses costumes de deuil. C’est un cloporte. Les cloportes n’ont pas le goût des chamarrures. Ils ressemblent à la nuit au sein des chamarrures. Ils ressemblent à la nuit au sein de laquelle ils mènent leur vie vénéneuse. C’est un vénéneux, Kantibez. C’est du poison hautement concentré. Le misérable dans son aboutissement le plus total.
Il arrive devant notre cellule. Tiens, ce matin, il rit. C’est vrai que le jour sans rire est fini. Les gens qui l’escortent pénètrent dans notre geôle, et leur intrusion réveille dame Berthe, laquelle louffe un grand coup pour les accueillir.
On me passe des menottes aux poignets, d’autres aux chevilles et l’on m’entraîne à l’extérieur. Bon, sans doute ma dernière heure s’apprête-t-elle à sonner au beffroi du destin, comme l’écrit si joliment Jean-François Revel dans Bérénice.
Dehors, le grand soleil rayonne à plein chapeau. La vraie fiesta de lumière. Nous contournons la prison. Surprise : derrière est un enclos (comme dirait Ninon) tendu de toile à rayures bleues et blanches. Une estrade s’élève contre l’un des pans de toile. Sur cette estrade, l’est un magistral fauteuil, et dans ce fauteuil, Tiago Chiraco soi-même, sublime dans un uniforme blanc à épaulettes d’or de président de la République san bravienne. Il a l’air rogue derrière ses lunettes à l’épaisse monture. Il paraît un peu absent, comme un zigman qui a pris trop de somnifère (à repasser) pour dormir et qu’un bol de caoua n’a pas suffi à réveiller complètement.
Il se tient bien droit, statue impressionnante du pouvoir. Bon, je poursuis. Deux soldats armés de mitraillettes l’encadrent. Au milieu du terre-plein, trois trous ont été creusés. Pas des trous du genre tombes. Des trous circulaires et profonds. Je me demande à quelle intention on les a faits, et, comme s’il lisait dans mes pensées, Kilébo Kantibez répond à ma question.
— Approchez et penchez-vous sur ces fosses, monsieur !
— Je patoune comme je peux — avec des menottes aux chevilles, ce n’est guère fastoche — et m’avance jusqu’au premier orifice (le premier par rapport à ma position de départ, tout est relatif).
Un frémissement me flaouche la moelle pépinière dont cause Béru. Cette excavation est à demi pleine d’une matière grouillante, qui semble en ébullition. Des fourmis rouges !
J’ai pigé ! Félicie, ma chère chère vieille, tes prières sont donc demeurées sans effet, ce matin ? On va me flanquer dans ce trou et m’y laisser dévorer par ces horribles bestioles ! Ah ! misère humaine ! Ah, détresse infinie ! Chute de la matière organique, si mystérieusement venue sur cette planète, la seule habitée du système solaire, on le sait à présent. Et qu’au lieu de s’y répandre en action de grâces pour remercier la Providence de ce fabuleux et étrange présent, les hommes uniques que nous sommes s’y dépècent le corps et l’âme, les ingrats fumiers.
Je me tourne vers le secrétaire, goguenard. Ah ! le fétide personnage ! Ah, le monstre des ténèbres ! Sombre et étriqué, blafard, avec ses dents jaunes et pointues de vampire ignorant Gibbs, il prend son pied. La fleur de sa boutonnière, au lieu d’égayer son misérable costume, en accentue l’aspect funèbre.
— Je crois qu’il s’agit là de la pire des morts, me dit-il.
— Merci de me l’avoir réservée. Quels sont les deux autres élus ?
— Oh, vous êtes à côté de la question, commissaire San-Antonio.
Boum, il sait !
— On peut ! ajoute-t-il. Quand vous voudrez.
De l’autre côté du champ clos, le président lève la main.
— Amenez les condamnés, fait-il.
Et je commets, par ignorance, une faute d’orthographe dans ma phrase, que je rectifierai dans un instant.
En effet, très peu de temps s’écoule et une jeep pénètre sur le terrain de supplice. A l’avant deux militaires.
A l’arrière, ô désastre : les trois sœurs de ma funeste expédition. La faute, tu l’as déjà décelée, résidait dans l’absence de « e » muet au mot condamnés. Le président avait dit « condamnées » et moi, comme un gland, j’avais entendu « condamnés », faut être con, non ?
Les trois donzelles sont entièrement nues. Ligotées serré.
— Voyons, balbutié-je, vous ne pouvez pas infliger un tel supplice à ces filles. Ce serait… ce serait un sacrilège envers l’humanité.
Kilébo Kantibez me chope par le revers de mon uniforme.
— Ecoutez, commissaire, nous savons ce que ces filles sont venues faire ici. Nous savons qu’elles ont la mort dans leurs sexes, ces misérables truies. Il faut les anéantir et de la pire manière. Le président a hésité entre les fourmis rouges et la lampe à souder, s’il s’est résolu pour les fourmis, c’est qu’il veut qu’elles soient désagrégées lentement. Ce ne sont pas des femmes, mais des armes. On détruit les armes de ses ennemis.
Pendant qu’il causait, les deux soldats de la jeep ont amené chacune des filles devant un trou. Ils attendent un ordre ultime.
— Ecoutez, Kantibez, dites au président que je lui rachète la vie de ces malheureuses. Je me porte garant au nom du gouvernement français. Articulez un chiffre et il sera accepté.
— Nous avons d’autres sources de revenus que le rançonnement, riposte l’autre.
Et il va vers le président. Et il lui dit :
— Quand vous le voudrez, vénéré président !
Chiraco opine. Il est blafard, tézigue. Son café crème qui passe mal. Ce genre de spectacle, après les croissants du matin, faut reconnaître que c’est pas tonifiant.
Un hurlement monstrueux éclate dans l’air déjà surchauffé de cette matinée équestre[18]. La première des trois sœurs vient d’être plongée dans sa fosse, la tête la première.
Bien vite ses cris cessent car elle étouffe, la pauvre chérie. Mais le chant de l’horreur est repris par ses deux frangines.
Je lève mon visage vers le ciel pour ne plus regarder. Quelle imploration formuler ? Tout cela est plus qu’épouvantable, indicible ! La raison défaille. On voudrait bannir l’instant de l’histoire du temps.
Et c’est au tour de la deuxième. Par les pieds cette fois. Son visage fou émerge du trou. Figure de sorcière, soudain. Masque démoniaque qui n’est qu’un cri. Un cri qu’on regarde. Un cri matérialisé.
Je me détourne de cette vision super-infernale, merde, les mots me manquent, et quels néologismes tu voudrais créer en ce moment ! Y a plus de vocabulaire. Plus de langage. On ne parle plus : on hurle.
Je regarde le président Chiraco. Tu sais pas ? Il dégueule depuis son trône présidentiel, le cher homme. Faut le voir, l’entendre meugler ses « hug » d’Indien. Il retrouve les origines premières du San Bravo, l’ordure. Doit avoir un reste de sang apache dans les pipe-lines. La manière qu’il les pousse magistral, ses « hug », mon frère au visage pâle. Et il flaque copieux sur l’estrade, ce qui nuit tant soit peu à la pompe. Et je regarde son dégueulis. Et je parviens à ne plus penser, pendant dix secondes, aux trois filles, mes belles camarades d’équipée, déchiquetées menu, au grand mépris de leur beauté et de ce joyau de la nature qu’est leur triplage, en somme.
Leurs hurlements n’en finissent pas. Alors je me mets à leur crier :
— Ayez du courage, mes filles ! Ayez du courage !
Mais mon exhortation paraît si dérisoire en comparaison de l’effrayant supplice ! Si vaine !
Les affreux insectes mettent longtemps à les dévorer. Alors, moi, j’en peux plus, comprends-tu ? Je suis à bout. L’intolérable, quand il se produit, fait basculer la vie. Il me semble que je vais m’évanouir. M’évanouir vraiment, comme au temps de la marquise de Sévigné. Tomber dans les pommes, quoi. M’écroulaga.
Au lieu de ça, tu sais quoi ? Je tombe à genoux devant le tyran, l’odieux Tiago Chiraco.
— Gentil seigneur, imploré-je, père du peuple, raison de l’Etat, phare de la pensée, glaive de la justive, esprit souverain ; protecteur de tous, gloire de l’humanité, je t’en conjure, arrête cette chose affreuse qui te retourne l’estomac, à toi, pourtant si aguerri.
« O, homme de grande foi, au destin édifiant, résurrection des vertus ancestrales et télépathiques, arrosoir du génie, parade incomparable à toute constipation, flambeau de nos nuits, regarde de l’avenir, toi qui franchis le Rubicon comme la lune, fruit de l’espace cosmique, géniteur du salut universel, prends pitié et ordonne qu’on achève ces malheureuses. Mets fin à leur calvaire, de grâce. »
Et tout en gémissant, suppliant, exhortant, psalmodiant, je baise le bas du pantalon de Chiraco. Et Chiraco tente de me refuser les transports en piéticulant, ce que découvrant, l’un de ses gardes du corps se jette sur moi, tel que j’escomptais avec une infinie ferveur. Il m’empoigne par les cheveux. Sa mitraillette accrochée à son cou pend entre nous. Je la saisis avec une adresse de singe et enfonce la détente. V’là que le gus a un entonnoir à la place de la tête. J’arrache l’arme. Je suis aveuglé par le sang du mec. Je place un bout de rafale dans la poire de l’autre soldat qui me met en joue. J’arrose ensuite les trois trous et les plaintes cessent enfin. Le silence qui suit est divin, pour cause, un supplice pareil : Dieu les accueille en direct, carte de V.I.P. céleste, tu penses. C’est du paradis bien gagné. Mon chargeur est à sec, j’ai perçu le clic clic signalant que le chargeur est parti sans laisser d’adresse. Qu’alors, unique dans mon genre, et mettant à profitrol la stupeur ambiante, je saute sur la seconde mitraillette. Plus une seconde à perdre. Cette fois, c’est messire Kantibez que je braque. Il croit sa dernière seconde arrivée et il se décompose de confiance. Les officiers qui l’escortent s’hâtent de faire les marionnettes avec leurs mains.
Nous sommes dans le champ clos, à l’abri frugal des toiles tendues. J’ai un court instant de répit pour réfléchir, mais pas le temps de me confectionner une potée auvergnate.
Comment vais-je développer la situasse ? Que veux-tu que je branle, ainsi entravé ? On ne trottine pas pour se sauver. Et puis, à l’extérieur, c’est plein de troupes en armes. Même en prenant Kantibez comme otage je n’irais pas loin. D’autant que ce fumier a dû se faire passablement d’ennemis à la cour, lesquels ne seraient pas fâchés de profiter de l’occase pour le liquider en même temps que mézigue.
Je recule un peu, de manière à me placer tout contre Tiago Chiraco. Celui-ci est le moins flambard de tous. Il joue « Nuit andalouse » avec ses croqueuses. Pour ma part, malgré que je tinsse la mitraillette, je lui arrache ses lunettes. Constate alors qu’elles sont très particulières, ainsi que je m’en gaffais depuis un instant.
Et mon parti pris s’opère.
Je n’ai qu’un moyen de m’en sortir : faire la révolution à moi tout seul. Ne pouvant neutraliser l’armée environnante. Je dois la gagner à ma cause. La partie de poker est d’une témérité insolente.
Néanmoins, je vais la jouer.