Glagla, Tata et Frofro ne mouftent pas.
Je conduis en ruminant mes déconvenues. L’une des trois est à mon côté, à l’avant de la chignole, j’ignore laquelle. Déjà quand t’essaies de débroussailler des jumeaux, souvent tu y perds ton latin, plus ton argot, alors des triplées pareillement pareilles, à la tienne, Ducon ! Faudrait, comme pour le Port-Salut, écrire leur nom dessus.
La circulation est très fluide à Bravissimo. Y a les guindes ricaines, étincelantes de chrome des nantis piliers du régime. Et puis les vélos et vélomoteurs de la plèbe. Aussi piloté-je négligemment, un coude à la portière, le regard vague, inattentif à ce qui m’environne.
L’avenue (en espanche : avenida) de la Revolución du Salut est plantée d’une double rangée de palmiers aux troncs éléphantesques. Sur les trottoirs, c’est plein de marchands aux éventaires bigarrés qui vendent n’importe quoi, mais pas cher.
Le crépuscule se prépare dans une grande apothéose violine. Dans ces pays, il te choit sur la frime en moins de pas longtemps et c’est assez désorientant de passer presque instantanément de la lumière éclatante à la pénombre, c’est pourquoi les loupiotes s’allument avant que le soleil ne mette les adjas, dans le centre de la capitale.
— On retourne à l’hôtel ? questionne mornement ma voisine.
Je hausse les épaules.
— A moins que vous ne préfériez une balade le long de la mer.
Les trois garces (ou grâces, au choix) égosillent qu’oui, qu’oui. Elles n’ont pas envie d’aller se claquemurer dans ce pseudo-palace, gai comme une maison de retraite pour cadres usagés.
Bon, alors, arrivé à la Place de la Revolución du Salut, je vire à droite pour aller bicher le littoral et c’est bientôt une route spacieuse, à quinze voies, plantées de lampadaires géants. Elle est parfaite, cette autostrada, sauf qu’elle a le défaut d’être plus large que longue. Que tout de suite, avant que tu aies eu le loisir de passer en quatrième, un vilain chemin caillouteux lui succède, merde, avec des nids-de-poule anti-essieux et des chiens errants, voire des volailles étiques et pathétiques en vadrouille de famine.
Je ralentis. On tangue. Mais l’air sent bon l’eucalyptus et le safran. Et puis, très vite, on voit la mer, et alors chapeau ! Celle-là, t’auras beau dire, beau faire, polluer et toutim, tu ne l’empêcheras pas d’être enchanteresse le long des golfes clairs. Le Mahomed qui se torchonne à l’horizon la déguise en brûlot.
Je m’arrête au sommet d’une éminence grise pour admirer cette pourpre cardinalice. Y a des visions, comme ça, qui, au détour d’un panorama, te font oublier les merderies existentialistes.
Mes trois mousmés décalèchent pour mieux admirer, se goinfrer les narines tellement que ça pue bon dans cette paradiserie.
Je les rejoins et nous voici alignés, les quatre, face à l’océan, emplis d’humilité devant ce grandiose spectacle. Je me dis que Tiago Chiraco est une sous-merde de goret fiévreux en comparaison de ça. Et qu’il aura beau faire flinguer à tout-va ses compatriotes, se laisser statufier, peindre, dorer à la feuille, encenser, sucer, vénérer, grandiloquer, oui, il aura beau tout, ce nœud, il crèvera et ne subsistera de sa gloire qu’une méchante exhalaison, alors que le soleil et la mer continueront de rupiner, les vaches, dans l’infini cosmique.
— Dites, les grands-mères, je murmure soudain, nous voici dans une béchamel qui a pris un vilain goût de brûlé, non ?
Elles branlent leurs mignons chefs, ces veinards, que j’aimerais me trouver à leur place.
Un silence, et puis le soleil bascule dans la mer et le jour nous meurt en pleine poire. Et il y a comme un grand frémissement de l’univers, un souffle frais qui passe sans bruit tel un adieu. Et c’est émouvant comme un adieu muet ; un adieu du regard qui meurt et qui dit tout avant de s’engloutir, tout ce qu’il avait jamais dit de son vivant de regard vivant, toute la misère d’avoir été et celle encore plus désespérante de ne plus être à tout jamais, et de quitter ce qu’on a juste eu le temps de mal aimer.
Tout ça.
Et moi, comme chaque fois, quand une émotion me titille le cœur et les couilles, ces inséparables, j’ai une pensée pour ce que je trouve valoir en ce monde : Félicie, la tour Eiffel, Marie-Marie, et des langueurs d’ivrogne dans des bistrots silencieux.
Et puis aussi des escargots à la parisienne grésillant dans leur farce ; et des braves putes de par chez nous, habiles suceuses, gentilles comme des mamans.
On est peu de chose. Et l’on ne fait que passer, passer et trépasser.
— Ecoutez, les filles…
Le grand moment est arrivé. Faut se reconvertir, jouer brèmes sur table, savoir ce qu’on va goupiller doré de l’avant, comme dit Béru. La manière de compenser ce coup du sort. Voir s’il y aurait pas un autre moyen de moyenner.
— Ecoutez, les filles, la carburation s’est mal faite, on doit donc changer de batteries.
Elles me regardent dans le clair-obscur et leurs trois visages hallucinamment pareils demeurent impénétrables.
— Jusqu’à présent, mes belles, je me suis montré d’une discrétion exemplaire, me contentant d’exécuter mon boulot et vous laissant faire le vôtre ; seulement y a comme un défaut qui nécessite des retouches urgentes, n’est-ce pas ? Or, pour que je puisse corriger la trajectoire de la fusée, il est indispensable que je sache de quelle manière vous deviez vous y prendre.
Re-silence.
Elles paraissent étonnées, ces jolies bestioles.
— Allons, mes chéries, ne nous faisons point de laides cachotteries, ce serait une perte de temps. Votre Antonio est un grand frère pour vous, qui peut tout entendre.
L’une d’elles demande :
— Nous y prendre pour faire quoi ? L’amour à votre grand connard ?
Et moi, Santonio, futé en diantre diable, brusquement, de me dire la chose suivante :
« Après tout, elles sont sœurs mais pas fatalement complices. Et s’il n’y en avait qu’une parmi les trois qui eût été chargée de la vilaine besogne ? »
— Très bien, je remonte en tuture, chacune d’entre vous m’y rejoindra à tour de rôle.
— Mais pourquoi ? s’étonnent-elles en chœur.
— Exécution ! dis-je en m’engouffrant.
Et les trois petites tchékhovkiennes obéissent sans paraître piger ma décision. L’une après l’autre, elles montent à bord de ma tire.
Chacune a le même mot :
— Alors ?
Bibi répond par la même phrase.
— C’est toi qui devais faire le travail, poupée ?
Je sais bien que, depuis Lemmy Caution, on ne dit plus poupée à une frangine. C’est d’un démodé qui ferait chialer la grand-mère d’Alice Sapricht ; mais je suis un gusman plein de réminiscences.
Les trois frangines ont la même intonation, un mélange de curiosité impatientée et de rebufferie pour exclamer :
— Mais quel travail, bordel de merde ! Avec les trois, alternativement j’essaie d’insister :
— Tu as tort de me chambrer, môme.
— Je ne vous chambre pas, qu’est-ce qui vous arrive ? Où voulez-vous en venir ?
— Oh, très bien, n’insistons pas.
Ma tournée d’interro éclair achevée, je me retrouve derrière le volant de la brouette, gros con comme devon. Y a un os, je le vois bien. Ces frangines m’emmènent en barlu. Elles ont reçu l’ordre de ne rien dire, quoi qu’il arrive. Alors, elles resteront bouche cousue. Et pendant ce temps, la grosse Berthe s’active à régaler Tiago aux frais de la République Française Une et Indivisible. Franchement, je me trouve dans une posture des plus sottes.
Je redescends auprès de mon cheptel. Je suis furax. J’aimerais leur claquer la frime, aux grâces dédaignées. Méchamment, je leur dis :
— Vous le constatez, la beauté est une chose relative puisque Chiraco vous a préféré une grosse dondon. A quoi vous servent vos charmes, mes nymphettes, quand l’un des grands de ce Tiers Monde aime mieux ceux d’une ogresse ograisseuse ?
Piquées au tu sais quoi ? Vif ! Elles haussent les épaules d’un air pincé. Celle qui ressemble le plus aux deux autres murmure :
— Au départ, il avait pourtant l’air entreprenant, ce dégueulasse. Il commençait à me sucer les seins comme un veau tète sa mère.
— A moi, il me faisait le coup de la pince homard, dit celle qui est toute pareille à la précédente.
— Quant à moi, sur sa demande, je lui magouillais le turlu, révèle la troisième qu’on pourrait confondre avec ses frangines.
La première reprend :
— Ce type est fou. Il m’a tout à coup mordue comme une brute et puis m’a craché sur la poitrine.
— Et moi, il m’a écorchée avec ses ongles, renchérit la seconde.
— Moi, il m’a flanqué un coup de genou dans la mâchoire ! se lamente la troisième. Ça l’a pris brusquement. Aussitôt après, il s’est relevé en criant que nous étions des suppôts de l’enfer et que nous devions nous rhabiller en vitesse pour foutre le camp !
Maintenant la nuit est tombée comme des valeurs françaises à la Bourse de Paris en période pré-électorale. On ne voit que les lumières de Bravissimo, sur la droite. Un brin de lune essaie de percer les nuages pour mirer son minois dans l’océan, mais un orage se prépare, qui va nous plonger sur les endosses avant longtemps.
Curieux personnage, ce Chiraco. Je parviens mal à comprendre d’où lui viennent ces brusques changements de cap. A la seconde, il repousse l’instant en cours pour le condamner et s’orienter vers autre chose d’absolument différent.
— Bon, allez, on décarre, mesdemoiselles, car il va tomber des hallebardes : ce pays est une cabine de douches.
Nous remontons dans la guinde et je serais infoutu de te préciser si cette fois-ci, la grognace qui se tient près de moi est la même que précédemment.
Ainsi que je viens de le pronostiquer, la flotte se met à tomber. Diluvienne, ça, n’ayons pas peur du mot. Si drue, si intense, qu’il est inutile de vouloir conduire sous ces trombes. On remonte toutes les vitres et on attend que ça se passe. En moins de deux — pas même : en moins de un — les vitres sont couvertes de buée. On a l’impression de se trouver dans une cloche de plongée et de reposer à des profondeurs vertigineuses. Mes petites camarades gloussent d’effroi, comme quoi c’est la fin du monde. La carrosserie de l’auto est un tambour où bat une charge effrénée. Le ruissellement de l’eau est si violent que le véhicule remue, par instants, sous des poussées féroces. Cela dure quelques minutes, et puis, vlouttt, tout s’arrête presque instantanément. Et le calme revient. On n’entend plus que l’écoulement de la tisane sur le chemin. J’actionne le contacteur, en redoutant que l’allumage ne soit noyé, mais non, ces tires américaines font peut-être quincaille, il n’empêche qu’elles sont robustes. Je démarre. Que se passe-t-il, maman ? Voilà que mes roues ont de la peine à tourner et qu’elles produisent en le faisant un infernal bruit de casseroles vides attachées à un pare-chocs.
— Qu’y a-t-il ? demandent les souris.
— Je crains bien d’avoir un pneu crevé.
Je descends regarder. Il était optimiste, l’Antonio : ça n’est pas un, mais deux pneus qui sont nases. Ceux de l’arrière. Comme je ne dispose vraisemblablement que d’une roue de rechange, il va nous falloir rentrer à pincebroque.
J’annonce la bonne nouvelle à mes donzelles, en précisant que nous ne sommes pas éloignés de la ville et que ce sera l’affaire d’une demi-heure de footinge.
Elles renaudent comme des perdues, ces flemmardes.
On vit des temps où l’homme refuse d’utiliser ses jambes. Il veut bien faire du ski, du tennis, du golf, mais marcher pour tout simplement avancer, user de ses guibolles comme d’un mode de locomotion, ça le terrifie. Il a pas conscience de l’à quel point tu te retrouves vite ailleurs en plaçant un pied devant l’autre.
Faisant contre mauvaise fortune ce que tu sais, elles adoptent une formation de girl-scouts. Et c’est juste au moment d’emmener ma patrouille que je réalise la situasse. Nous ne sommes pas seuls. Dans l’ombre, assis sur des rochers mouillés, se tiennent trois gaziers, un flingot entre les jambes. Ils sont torse nu, simplement vêtus de shorts détrempés, et leur peau basanée se confond avec les ténèbres.
Me faut un bout de moment avant de pouvoir distinguer leurs vitrines. Je mentirais en les prétendant patibulaires. Il y a même quelque chose de rigolard sur leurs bouilles.
— Hello, señor et señoritas ! lance l’un des trois lascars.
— Ça consiste en quoi ? lui demandé-je.
Mes nénettes se sont blotties contre moi, trouillardes que tu peux pas imaginer comme. J’ai toutes les peines du monde à respirer.
— Nous sommes de pauvres partisans, m’assure mon interlocuteur.
— Partisans de qui, partisans de quoi ?
— D’autre chose, señor. Nous combattons le tyran qui mène le San Bravo à la ruine.
— Vous avoueré-je, messieurs, que nous sommes des étrangers peu concernés par la politique de ce pays ?
— Vous êtes fatalement concernés puisque vous en foulez le sol, vous et ces jolies dames, señor.
— Ne serait-ce pas vous qui, profitant de l’orage, avez crevé les pneus de ma voiture ?
— C’est bien nous, señor. Et nous crèverons tout aussi bien vos peaux si vous refusez de nous suivre.
C’est dit gentiment, mais fermement, et tu piges très vite qu’il faut pas confondre cet avertissement avec la dernière de Marius et Olive[9] vu que ça nous entraînerait tout droit aux conséquences.
— Vous suivre où ? questionné-je, avec un sourire tout pareil au sien, au point qu’ils pourraient, l’un et l’autre, le phénomène d’osmose jouant, passer pour jumeaux.
— Pas très loin, señor.
— Et pour quoi faire ?
— Du bien, assure le guérillero qui a un certain sens de l’humour. Mais rassurez-vous, nous n’allons pas loin.
Nous nous mettons à caravaner en compagnie de ces messieurs. Chose curieuse, je me sens presque en confiance ; ce sont des hommes qui imposent leur façon de voir, et qui ne te font pas de mal pour peu que tu ne la contrecarres point. Très sympas, vraiment.
Chemin (muletier) faisant, je demande au parleur (qui doit être le chef du moment qu’il parle), ce qu’ils attendent de l’avenir, lui et ses péones.
— La liberté, señor, répond-il. Certes, il y a des menées communistes, très larvées, mais nous avons un autre idéal. Le San Bravo était un paradis avant la venue de Chiraco. J’aspire à ce qu’il le redevienne. On nous a surnommés « les combattants de la pluie » parce que notre tactique consiste à frapper pendant les orages qui stoppent tout. Vous en avez eu la démonstration.
— Excellente technique, mon bon ami, ne puis-je m’empêcher de convenir, en homme d’action sachant apprécier les hauts faits des autres hommes d’action.
Nous marchons pendant une solide demi-heure d’au moins trente minutes le long d’une sente caillouteuse. Ce point du San Bravo est d’origine volcanique et les roches y sont d’un gris d’éléphant. Les pieds chaussés de cuir glissent dessus comme sur des peaux de banane, ce qui freine considérablement notre déplacement. Un grondement lointain retentit, qui fait songer au tonnerre. Au fur et à mesure que nous avançons, il s’amplifie, se précise, devient fracas. Nous finissons par déboucher sur la rive tourmentée d’un torrent épais, aux eaux brunes, qui cascade à tout-va, s’engouffre dans des abîmes rocheux pour en rejaillir en furie et se précipiter vers de sombres étranglements dans lesquels il mugit. C’est beau, saisissant. Le bruit surtout te cisaille les nerfs. Rien de plus efficace que le bruit. Rien de plus réduisant pour l’homme. Fous-lui une monstre chiée de décibels dans les portugaises et il est à merci, l’homme. Tout égrotant, flagadant des membres. Pourquoi les Germains avaient-ils équipé leurs Stukas de sirènes infernales pour piquer sur nos colonnes, tu crois, hein, l’abbé ? Parce qu’ils avaient pigé l’effet dislocateur du bruit.
En parvenant en bordure de ce coursier d’eau bourbeuse, les trois sœurs Frangipane se plaquent les paluches sur les manettes, tant tellement que ça leur chtirbe les tympans, cet infernement. Elles poussent des mimiques affreuses de constipées irrécupérables. Alors le chef du détachement nous guide vers une chute d’eau comme s’il nous engageait à prendre une douche à quinze kilos de pression. On croit qu’il va se filer la pipe sous la flotte, mais non, il contourne la chute et s’insinue entre l’eau et la paroi rocheuse. Ses guérilleros nous obligent à le suivre. On. Nous sommes copieusement aspergés au passage par les éclaboussances impétueuses. C’est le Niagara en plus petit, les cataractes du Zambèse (Zambèse et des moins belles !). Et puis on se trouve devant une ouverture rectangulaire. Nous pénétrons à l’intérieur d’une grotte que je te dis que ça. Deux cents mètres carrés environ. Tout ce qu’il faut pour séjourner dans des conditions valables : réfrigérateur à piles, canapés, lits, bibliothèque, tables, chaises, football de table, yaourtière à pédale, pèse-bébé, sauna, jeu de fléchettes dont la cible représente Tiago Chiraco (chaque œil vaut cent points), cinéma porno, poupées gonflables, caisse de retraite des cadres, stand de tir, et j’en passe dans l’immédiat, trop sollicité par ce qui est étalé céans, et les miches tant tellement serrées qu’on ne pourra plus jamais prendre ma température. Parce que, n’étant pas le dernier des cons, ni même l’antépénultième, je me dis que si on nous a conduits ici, c’est qu’on ne redoute pas une dénonciation postérieure de notre part. Un repaire de cette qualité, pour des gusmen traqués, c’est du beurre. Ils ne vont pas prendre le risque de carboniser leur planque en nous remettant en circulation. Or, comme ils ne projettent pas de nous assurer le gîte et le couvert pendant les cent dix ans qui nous restent logiquement à vivre, c’est qu’ils comptent nous buter.
Quand nous voici voilà dans la grotte miraculeuse, ces braves garçons nous cernent après nous avoir fait placer en essaim autour de la table centrale.
Le chef, quant à lui, pousse une porte imitation rocher afin d’aveugler l’ouverture. Faudrait être drôlement futé pour repérer une telle cachette, moi je te le dis.
Il donne de la lumière et un gigantesque plafonnier diffuse sur nous une clarté de bloc opératoire.
— Ces filles parlent espagnol ? me demande le chef.
— Non.
— Alors dites-leur de déposer leurs bijoux sur la table sans faire de manières ; et vous-même videz vos poches.
— L’opération détroussage ? ricané-je.
— Nous ne pouvons lever des impôts pour subsister, señor, plaide mon interlocuteur, un grand beau gaillard aux yeux de braise et aux dents de loup, avec un collier de barbe qui ressemble à de l’astrakan ; lorsque nous aurons pris le pouvoir, nous n’aurons plus besoin de voler les gens de cette manière.
Il rit d’un beau franc rire en cascade (à cause de la chute, probable). Je fais part de ses exigences aux sœurs Bouquinquant ; elles sont trop effrayées pour regimber et se défont à qui mieux mieux de leurs bracelets, colliers, bagues et boucles d’oreilles. Personnellement, je dépose ma Piaget extra-plate sur la table, ainsi que ma liasse de chiracos. Le chef rafle le tout qu’il dépose dans une boîte de fer. Par acquit de conscience, il nous palpe afin de s’assurer que nous n’avons pas triché.
— C’est bien, approuve-t-il. Vous allez partager notre modeste repas.
Il se marre et ajoute :
— Vous l’aurez payé assez cher !
Comme tu le vois, la bonne humeur est de rigueur chez les révolutionnaires san braviens.
Ce qu’il y a de poilant, chez ces gens-là, c’est qu’à l’instar de mes trois stars, ils se ressemblent. Toujours, chez les francs-tireurs, tu noteras. Je te prends Castro, par exemple, tous ces guerriers, t’aurais cru sa pomme. Le mimétisme. A croire que les luttes secrètes unifient les visages.
L’un des gentils messieurs passe une espèce de casaque de lin sur son torse luisant et ôte son short mouillé. La casaque lui arrive un peu plus bas que le nombril ; mais il est sans pudeur. Ses potes l’imitent. Et voilà mes sonneurs de cloches avec mams’elle bibite au vent, ding dong ; des types bien membrés : de la bonne chopine de franc-tireur, comestible et que tu devines prête à la manœuvre sitôt que t’as enlevé le cran de sûreté.
L’un d’eux branche la radio. Ses potes s’occupent de la croque. Pas si frugale que ça. Froid, mais consistant : salade de turlu, gigot de gaudillo, fromage de brandule, fruits du jardin, café.
Le speaker interrompt tout à coup le programme de musique de chanvre. Il est tout essoufflé, surexcité, en pâmade. Il déclare comme ça qu’on vient d’apprendre la mort de Pedro Pantouflar, le chef de cabinet attaché de presse et d’embrassades. Une crise probablement cardiaque, vu sa promptitude, l’a terrassé alors qu’il s’apprêtait à passer à table. Suivent les mérites de cet homme de bien, héros de la Révolution, compagnon vachetement féal du divin Chiraco qu’il a servi avec un dévouement à toute épreuve, une persévérance naninanère et du chmoltoche à n’en plus pouvoir. Pantouflar laisse une pauvre mère accablée, une veuve en parfait état, et trois beaux enfants plus six filles. Aux suprêmes nouvelles, le président vénéré aurait décidé de lui décerner à titre posthume l’ordre du Trou Occulte et de la Banane, la plus haute récompense créée par le nouveau régime. Ses funérailles auront lieu demain matin en la cathédrale de Bravissimo, en présence des Corps constipés, d’un détachement de la garde à vue et du défunt drapé dans un drapeau, ce qui est la moindre des choses.
Les guérilleros explosent de joie. Ils déclarent qu’une pareille bonne nouvelle, ça s’arrose. Alors la tequila coule à flots. Mais le gars mézigue, fils unique et hautement préféré de Félicie, distille des arrière-pensées surchoix. Il se dit, le camarade Santantonio, que la crise cardiaque pourrait bien être consécutive à la rage de Chiraco. Ce dernier aura assouvi sa vindicte, comme on disait puis dans les feuilletons d’autrefois. Qui sait s’il n’a pas révolvérisé son chef de cagoinsses, ou s’il ne lui a pas arraché la veine jugulaire avec les ongles pour se passer les humeurs ?
La bamboula se poursuit jusqu’à une heure avancée de l’ennui, dans la grotte des francs-tireurs. Quand ils ont bien lichetrogné, ces messieurs décident de s’embourber mes compagnes. Je fais part à ces dernières de ce vœu pieux. Il n’a rien qui puisse effaroucher des personnes de leur condition. Et même, elles trouvent fière allure à ces hors-la-loi aux muscles tendus et à la peau luisante, aux chibres prometteurs, aux dents de loup, et t’essaieras et t’essaieras…
Alors une vaillante partie d’oignon s’engage. La vraie débauche. Je me dis que je pourrais en profiter pour essayer quelque chose, seulement le chef de la compagnie n’est pas tombé de la dernière pluie (c’est le cas d’y dire) et un homme armé est toujours de permanence pour me surveiller tandis que ses potes bavouillent à tout berzingue. Je dois préciser, pour cautionner la vérité de mon récit, que ces zigotos brossent comme des patates. Eux, ils se tamponnent des fioritures. La pipette moldave, l’enfourchement en danseuse, le trot viennois ne les intéressent pas le moins du chose. Depuis l’arrivée de Christophe Colomb, ça lime à la papa dans les Amériques. La baisouille franche et massive, le pif dans l’oreiller, avec de temps à autre un mouvement de crawleur pour assurer l’oxygénation du mec. Simplement, ce qu’il faut leur reconnaître, c’est qu’ils ont le cul à ressort, les gueux. Charogne ! De vrais lapins. Mille aller-retour-seconde ! Les miss, elles useraient d’un vibro masseur, elles ne s’apercevraient pas de la différence, comme on dit à France Inter. Ces « ombres », tu les verrais piquer leur sprint, t’en serais sidéré. Tout le peloton au coude à coude, dans un mouchoir, à tringler follement pour franchir le premier la ligne d’arrivée. Tout ça sans un mot. Du contre-la-montre de grand style. Juste que t’entends le bruit saccadé de leur respiration, et la plainte forcenée du sommier qu’on ébroue[10].
Ils déboulent dans un rush suprême, assez beaux dans leur effort, je dois reconnaître ; les hommes qui suractivent, fussent-ils bûcherons, rugbymen ou enculeurs de mouches, impressionnent. Y a de la grandeur dans le dépassement corporel. Anquetil fut plus exaltant que Pascal sur le moment. Et Cassius Clay que moi. Nous autres, Pascal, moi, c’est la postérité qui nous sauve. On ne laisse pas un nom, on laisse une œuvre. Un nom s’oublie, une œuvre continue de vivre et de se régénérer. Quand je parle ainsi, tu piges bien que j’en remets, car enfin Pascal n’est pas tellement connu, sinon pour faire chier mes petits potes au bac.
Toujours est-il que nos compères défouraillent presque en canon, dans un lapsus de temps très réduit, comme dit le Gros.
Le guerrier qui me surveillait et qui se traîne un gourdin plus long que le canon de sa mitraillette s’hâte de sauter sur le rôti qu’on lui laisse. Qu’à peine la sœurette libérée la première a le temps de se faire le ménage, il est déjà à l’intérieur de cette personne à entamer une course-poursuite absolument étourdissante.
La grande chevauchée éperdue, le Pancho Villa ! Son vrai nom, j’oubliais, c’est Ibez Sanchez. Il fulgure du scoubidou verseur, l’apôtre. Dieu du ciel, quel démarrage insensé. Mais où il va, commak, cézigue ? C’est téméraire, moi je déclare. Et d’ailleurs, tiens, sens : il chauffe ! Bien ce que je prévoyais… Il va s’enflammer un rouston à ce rythme. Comme les avions catapultés, quand une aile frotte.
Grand fou, va ! La môme (celle qui ressemble le plus à ses deux sœurs) se met à gueuler putois qu’il lui défonce le trésor des Templiers. D’autant que c’est le plus fortement monté, et qu’au grand surcroît, d’avoir visionné les prouesses de ses camarades, il en a chopé une comme une barrière de passage à niveau !
Elle en peut plus, la grenouille, d’un taureau tellement fougueux. Il va la transpercer, le butor, de son boutoir. Lui arranger une chaglatte vaste comme la grotte, qu’ensuite, les futurs amants s’y perdront. Son frifri, c’est pas la caserne d’Ali Baba, merde ! Il constitue son capital, son fonds de commerce, en somme. Les déprédations sont pas couvertes par la Lloyd. Qui c’est qui l’aura dans le cul si on lui défonce le baigneur ? Répondez pas tous, bande de glandus !
Enfin, il s’active tant et si bien qu’il part à dame avant la catastrophe.
Là-dessus, tout le monde se couche et s’endort du sommeil de Just Fontaine.
Si tu savais quel réveil nous attend !
Non, avant de se réveiller, on va changer de chapitre, ça mérite !