CHAPITRE ONZE DANS LEQUEL LA VIE M’APPORTE UNE DÉCEPTION GROSSE COMME ÇA

Je passe ma matinée à écouter la radio.

Beaucoup de marches militaires, de zizique folklorique, de chants nationaux, le tout saupoudré d’informations tendancieuses et de professions de foi pour célébrer la personne et les grands mérites de Tiago Chiraco. Ce sont des odes, des prières, des cris de liesse. En plein taratata, voilà une voix qui hurle : « Dieu protège à jamais notre indispensable et vénéré président, garant des institutions, puits de sagesse, père du peuple, abonné au gaz, fils aîné de la sainte église catholique apostolique san bravienne ! » Et t’as des chœurs enregistrés qui répondent en canon (naturellement) : Dieu LE protège ! C’est charmant, un poil émouvant, et ça te donne envie d’adhérer au système décimal. Les bulletins se succèdent sans apporter la nouvelle que j’attends. On dit comme ça que le Vénéré est en mer pour inspecter la défense côtière du San Bravo et qu’il va rentrer en fin de journée. C’est tout.

Vers midi, le papa d’Hildegarde se lève. Il vient toquer à ma lourde.

— Heil Hitler ! me dit-il aimablement en ponctuant du salut nazi.

— Heil vous-même, lui réponds-je.

Il se trouble.

— Pardonnez-moi, il s’agit d’une vieille tradition.

— Vous êtes tout excusé, si on ne rigolait pas un jour comme aujourd’hui !

— A ce propos, vous savez que c’est la journée sans rire ? me prévient-il.

— Hildegarde m’en a informé. Vous avez une fille exquise, Herr Veilleur-de-Nuit.

— Mon nom est Erwin Von Mammel.

— Je vous suis infiniment reconnaissant de votre hospitalité, cher ami. Vous prenez de gros risques en m’hébergeant.

Il hoche la tête pour signifier qu’il les accepte d’un cœur léger.

— La police est revenue sur le matin, à l’hôtel, il est bien que vous n’y soyez pas resté… J’ignore ce que vous leur avez fait, mais ils paraissent très décidés à vous mettre la main dessus. Vous aurez du mal à quitter le pays.

— Avec l’aide de la Providence, peut-être y parviendrai-je…

Le gars Erwin paraît se voûter. Sa tête s’incline et il soupire :

— La Providence est morte dans un bunker, à Berlin, en mai 45.

— Dites, vous me paraissez drôlement fanatisé, sans vouloir vous vexer. Vous l’aimiez tant que ça, votre Adolf ?

Herr Mammel se flanque au garde-à-lui :

— Le plus grand homme de l’Histoire ! s’écrie-t-il. Une personnalité immense. Immense ! Il a fait trembler le monde.

— Et puis il l’a eu dans le baba, objecté-je.

— Was, baba ! Nein, baba ! s’emporte Erwin. Il a gagné ! Chaque année qui passe nous prouve qu’il a gagné. Sa chute était un épisode de sa réussite. Il restera à tout jamais parmi nous !

Il joint ses mains, regarde le ciel où une vilaine araignée plus velue que Mme Tito est en train de tisser.

Bon, je vais pas lui bricoler son Führer à ce vieux grognard du nazisme. Il est embaumé dans son admiration pour le Charlot de Munich et rien, aucun argument, aucune démonstration ne saurait l’en arracher. Dans un sens, c’est fortifiant d’être cramponné à un idéal. Ça doit aider à vivre, non ?

— Dites-moi, cher Mammel, il va falloir que je vaque à mes occupations. Pour cela un déguisement me serait nécessaire.

— Hum, hum, répond-il, ce qui n’est pas engageant. Vous êtes si différent des gens d’ici et il y a, ici, si peu de gens d’ailleurs que je ne crois guère aux déguisements, en ce qui vous concerne… Attendez au moins la nuit pour sortir, en plein jour vous n’avez aucune chance de faire cent pas.

Là-dessus, il prépare la bouffe.

* * *

Bon, d’accord, je suis plutôt du genre svelte, pourtant, à mon avis, elle devait être plutôt mastarde, la reine Astrid à Erwin, pour que je puisse passer ses robes. M’est avis que la photo de la chambre remonte aux calendriers grecs, comme dit Béru. L’époque diaphane, ça n’a qu’un temps chez les frangines. L’évanescence, c’est drôlement fugace, crois-moi. Quand elles sont sorties de leurs rêveries adolescentes pour prendre du chibre, les chères compagnes, et qu’elles travaillent des meules à la perfection, elles découvrent les nourritures terrestres ! Alors, se mettent à faire le plein par en haut. Tu les vois dilater des loloches, s’élargir du tour de taille, dodufier des miches, contracter des bourrelets perfidiques. L’épanouissement, qu’on appelle ça dans les bréviaires ! Note que j’ai rien contre. J’aime plutôt bien brosser dans le solide. Les tiges d’orchidées je t’en fais cadeau. Faut que tu disposes de matière première, là comme en tout. Un orifice avec juste son étui, c’est pas joyce, je préfère presque une savonneuse.

Pour t’en revenir, la dame Mammel, elle a dû découvrir la choucroute dans le mariage, et tout de suite après, les haricots noirs san braviens. Ses formes se sont formées puis déformées. En sus, elle était grande. Bref, sa robe à fleurs, tu sais, la bleue que ça représente des volubilis ? Eh bien, j’ai le regret de t’annoncer qu’elle me sied, mon pote. Et tu verrais ton Sana en traveloche, t’aurais un coup à l’aorte et dans sa périphérie ! Je me farde consciencieusement. Toute la panoplie : bleu aux mirettes, noir aux cils, rose à joues, rouge à lèvres, ocre aux pommettes. Tu croirais Marlène Dietrich au temps des cerises, en moins bêcheur, parce que même déguisé je reste simple.

Je noue un foulard sur ma tête, à la mode des gonzesses de par ici. Y a que les tatanes qui ne me vont pas. Elles enflent, mais pas des pinceaux, les mégères, sauf quand elles se traînent vers la ligne d’arrivée et qu’elles commencent à aborder les problèmes cardiaques qui ont fait clamser leurs vieux depuis des lurettes.

— Qu’en dites-vous, Herr Mammel ?

— C’est troublant, assure l’Allemand, on jurerait une femme.

Et il ajoute avec une mélancolie si profonde qu’il ne faudrait pas laisser des enfants s’en approcher de trop près :

— Je ne pensais pas que cette robe aurait encore l’occasion d’être portée.

Son regard hitlérien devient fixe, ce qui est la façon de s’embuer des regards hitlériens. Alors, compatissant, je lui mets la main sur l’épaule.

— Votre fille vous accorde un avenir, herr ami.

— Je sais. Elle est si pure, si innocente. J’ai voulu la préserver de toute souillure. J’espère qu’un jour elle rencontrera un homme digne d’intérêt, aux idées nobles.

— J’en suis persuadé, car c’est un être noble et poétique. Là-dessus, il me reste à vous remercier pour votre aide. Sans doute m’avez-vous sauvé la vie.

En aparté, je me dis que ça doit être peu de chose, ma vie sauvée, comparé aux vies qu’il a dû supprimer.

On se serre la main, il ne peut s’empêcher de me filer un petit « Heil Hitler » à bout portant, manière d’accomplir son petit kanter vespéral.

En route, Santantonio, l’Aventure t’attend.

Ou tonton.

* * *

La nuit est tombée, sans bruit ni crier gare.

J’enquille une venelle aux fragrances javellisées à cause d’une patrouille de flics déambulatoires. Tu vas m’objecter que ça n’est pas une soluce d’esquiver les bourdilles, et que si ma déguisance est bonne, je peux au contraire les affronter la tête haute ; pourtant l’homme en rupture de siège a de ces réactions spontanées. Pas le temps d’analyser, de réfléchir. Des poulets droit devant ? Ho, virage sur l’aile.

J’emprunte donc cette venelle. La rends lorsque j’atteins son autre extrémité, hésite, ne sachant où je dois aller. Je suis sans projet, mais dispose d’énergie, ce qui est essentiel. Il vaut mieux ne pas savoir quoi faire et être capable de le faire que l’inverse. Je me trouve au cœur d’un quartier pittoresque, composé de petites maisons basses. On aperçoit beaucoup de femmes sur les seuils et je me demande si le quartier en question ne serait pas réservé. Quelques secondes d’examen m’indiquent que probablement oui, car des bonshommes déambulent comme au marché, en reluquant les dames. Parfois, l’un d’eux aborde l’une d’elles. Brève converse et les deux s’engouffrent dans la petite maison.

J’en suis très exactement là de ma conclusion lorsqu’une voix graillonneuse m’interpelle (à tarte) :

— Tu prends combien, ma jolie ?

Je regarde à qui appartient cette voix et ma surprise est vive de reconnaître le gros mec qui m’a proposé la casquette-message l’autre jour sur la plage.

Le dénommé Alonzo Alonzi, plongeur d’élite dans une brasserie de la capitale. Le chéri vient tirer sa mignonne crampette hebdomadaire chez les dames pétasses.

— Pas aujourd’hui, fais-je d’un air horrifié, c’est un jour sacré, le jour du sans-rire !

— On peut baiser sans se marrer, objecte cet homme de bien, avec quelque pertinence, que, moi qui te cause, l’ami, moi qui te déconne à longueur de vie, j’ai su un mec qui pleurait en broutant le frifri d’une fille. Qui pleurait d’amour pour elle, en pleine dégustation de tarte aux poils, comme dit l’Audiard. Qui pleurait la bouche pleine, enfoui dans les profondeurs de celle qu’il bouffait, pleurait de détresse à cause de l’instant qui ne tarderait pas à finir ; pleurait aux perspectives de la vie salopeuse qui l’attendait sur le pas de la porte pour l’emmener dans l’emmouscaillage général ; qui pleurait dans un corps adoré toutes les larmes du sien ; pleurait dans ses délices, l’ami, pleurait dans des jouissances les plus pures larmes de son existence ; pleurait comme je te pleure d’en parler, l’ami, et se sentait grandi par sa peine d’un tel moment, par ce grand mérite unique et magistral de chialer dans une chatte en émoi. Et que personne n’y peut rien, ceux qui comprennent pas davantage que ceux qui ne comprennent pas, parce que c’est ainsi, la beauté du monde : des larmes sur un cul bouffé. Et merci mon Dieu d’avoir permis cela. Car là est Votre vraie grandeur, mon Dieu : sexe et cœur confondus, foutre et larmes mélangés. Là est votre gloire de l’homme. Et vous n’aurez même pas un mot à dire pour qu’il soit sauvé, celui-là qui aura pleuré de misère en faisant minette. Pleuré tout en bandant. Seigneur, pleuré en tyroliant un clitoris épanoui. Quelle prière a pu jamais vous toucher davantage, Seigneur ? Répondez ! Répondez-moi : je suis dans l’annuaire.

Alonzo me défrime avec insistance. Sa remarque n’espérait pas de réponse. Il me regarde en accomplissant un effort mnémonique (amenez Monique !). Visiblement, je lui « dis » quelque chose.

— On s’est déjà vus, assure-t-il brusquement, je suis déjà monté avec toi, ma grande ?

— C’est possible, réponds-je pour m’en débarrasser, tout en réprimant un grand frisson d’effroi. Salut, à un de ces soirs !

Et je m’apprête à continuer mon chemin de nulle part, lorsqu’il me saisit par le bras.

— Attends, écoute.

Mais il oublie ce qu’il voulait me dire. Il palpe mes biscotos d’athlète et bégaie :

— T’es un homme !

— Tous les goûts sont dans la nature, grand fou ! éludé-je.

Là-dessus, je m’arrache. Il me course.

— Hé ! Amigo !

Tu parles d’un obstiné, ce gros con, il risque de me pulvériser la cabane.

— Quoi ?

— J’ai jamais essayé avec un gars, me dit-il en baissant le ton, je voudrais me rendre compte…

— Revenez demain !

— Demain je ne serai pas libre, c’est tout de suite que je veux !

— Je vous ai déjà répondu qu’il n’en était pas question aujourd’hui.

Le gros lard visqueux prend soudain une expression sardonique. Son excitation le rend fumier comme un mâle insatisfait.

— Tu sais que ton petit boulot est formellement interdit par la loi et qu’il est puni de mort ?

Merde ! J’aurais dû m’en gaffer. Les régimes comme celui du vénéré président Tiago Chiraco s’appuient toujours sur des tabous. Ils martyrisent des minorités pour donner bonne conscience à la majorité. La grande aubaine reste les juifs. Les nègres, maintenant, ils n’osent plus, depuis que ces cons prolifèrent, qu’ils sont licenciés et commencent à savoir se servir de Migs ou de Mirages. Pour les zhomos aussi ça se tasse, sauf encore dans des patelins rétros, comme le San Bravo.

— Ecoute, mon beau chéri, lui roucoulé-je, je ne saurais pas où t’emmener car, pour te dire la vérité, ma vieille mère, sa sœur infirme et mon petit frère viennent de débarquer dans mon studio de travail ; tu ne nous vois pas faisant des galipettes devant eux ?

Le vilain porcelet me montre une maison rose, à une jetée de capote anglaise de nous.

— Viens par ici, c’est chez la pute que je me tape habituellement, on rigolera.

— Ecoute, Chouchou…

Il a de la mousse aux lèvres, ce gros tendeur. Le regard en pleine globulation.

— Si tu ne viens pas, j’appelle un flic. C’est pas dur : il suffit de crier « police » et il en sort de partout !

— Méchant !

— Viens !

On ne pourrait neutraliser sa flamme qu’à grand renfort de seaux d’eau froide. Je le suis donc, me promettant de lui faire sa fête sitôt que nous nous trouverons dans un lieu adéquat et concomitant.

Il pousse une porte dans la façade rose praline de la crèche. On se trouve en présence d’un escadrin, tout comme chez mon pote le nazi, car, au San Bravo, le rez-de-chaussée n’existe pas et les maisons commencent à partir du premier étage.

Parvenu au sommet des seize marches de pierre, il actionne le heurtoir d’une deuxième lourde.

Qui s’ouvre.

Une fille fardée comme les très anciens habitants du pays, je te cause d’avant Colomb, et sobrement vêtue d’un peignoir en voile arachnéen (le voile qui fait se voiler la face) surgit dans l’encadrement.

— Tiens, c’est toi, Alonzo ! dit-elle morneplainement. Mais tu es avec une fille !

— Je veux une séance de gala, annonce Alonzi. Rassure-toi, j’ai de l’argent.

— Alors si tu as de l’argent, vous êtes les bienvenus, fait la fille.

Elle s’efface pour nous laisser entrer.

Et mon sang, au lieu de ne faire qu’un tour, se met à geler. Il stoppe dans mes veines comme l’eau dans les canaux de Bruges l’hiver qu’il a fait si froid, si froid que le zizi du Manneken Pis lui est resté dans la main, le pauvre chou !

J’ose à peine le dire tellement c’est bas.

La pute…

La pute dont Alonzo Alonzi est l’habitué fervent n’est autre que la chaste Hildegarde Von Mammel.

T’aimes ?

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