Or, je suis bien obligé de t’admettre — puisqu’on ne se cache rien — que j’ignore où je vais et, plus encore, ce que je vais y faire.
Me voici, en ce pays où je suis hors-la-loi, portant l’uniforme du flic que j’ai estourbi, errant d’un air préoccupé à la recherche d’une bonne idée.
En somme, quel est mon objectif ? Délivrer mes bonnes femmes, Berthe surtout, et filer en leur gracieuse compagnie sous des cieux plus cléments.
Or, Berthe est embastillée dans un fortin inexpugnable. Mes trois frivoles naviguent à bord d’un yacht où elles ont probablement fait défunter le président Chiraco. Alors ?
Tout en arpentant le macadam de Bravissimo, je sens qu’une mélancolie diffuse m’envahit doucement. Je pense à Hildegarde, cette étrange créature, ange tapineur, fille de vertu déchue qui possède l’âme d’une vierge et le frifri d’une catin.
Ce matin, elle était un être de lumière. Ce soir, je l’ai trouvée dans le rôle ingrat d’une découilleuse. Nos destins se seront croisés en vitesse, dommage, j’aurais aimé en savoir davantage sur elle. Ils vont encore clamer partout que je la raconte ainsi par misogynie, qu’en fait, j’ai la secrète haine des bonnes femmes, moi, l’Antonio. Toujours à les décrire belles et bien baisantes pour, très vite, les abjecter honteusement, les transformer en vil paillasson, mes déesses : en triste objet d’assouvissement, mon Dieu quelle horreur insoutenable ! C’est ainsi avec bibi : la profanation des fumelles. Hanté par la femme-souillure, l’apôtre, mais qu’est-ce ça cache donc, une telle marotte, docteur ? Vous qu’êtes psychonœud ? Avouez qu’il est pas normal, purulent de complexes absolument hideux, le monstre ? Il se complaît, hein ? Reconnaissez qu’il se complaît, cet endoffé de frais ! Ça cache quoi t’est-ce ? Dites, entre nous et la gare Saint-Lazare, il aurait pas été cocu dans des vies antérieures, pour ainsi balancer l’anathème et ses dérivés sur nos chères compagnes ? On distingue mal d’autres explicances. Y a de la revancherie dans cette attitude, docteur. Une rancune éternelle qu’il perpétuera jusqu’à son suprême soupir, c’est couru. On sent un être à toujours jamais déçu, brisé par le naufrage d’un idéal. Sa soif d’absolu qu’a pas été étanchée, voilà la vérité, monsieur le professeur Duchenock. Il vivait de belles certitudes. Et puis un jour il en a pris plein sa belle gueule, votre Sana. Et alors il s’est mis à crawler dans des rancœurs poisseuses. Depuis, il incube. Il a l’âme pleine de boutons ; et ça le démange. La peau d’âme, quand elle connaît des éruptions, c’est plus infernal que du vitriol sur des hémorroïdes.
Le propre du marcheur, c’est de mettre un pied devant l’autre. En multipliant l’opération, il se déplace, comprends-tu. Cet exercice banal devient dès lors le mode de locomotion le plus naturel qui soit.
Ayant marché un bon bout, je m’aperçois que le hasard — à moins qu’il ne s’agisse de mon subconscient ? — m’a drivé vers le palais présidentiel, lieu géographique de mes préoccupations.
Je ne suis plus qu’à quelques centaines de mètres des grilles aux piques dorées. Je distingue l’animation militaire alentour : les soldats, les officiers, les armes. J’entends claquer l’étalon, cliqueter les machines, ronronner les moteurs. Les officiers aboient comme toujours dans l’armée où les ordres sont donnés en berger allemand ou en dobermann.
Je stoppe à un carrefour. Un convoi de chars ultramodernes, rachetés à la Bolivie qui les avait achetés au Pérou, qui les avais acquis de l’Italie en 1928, et repeints en rose praline, un convoi de ces délicats engins, dis-je, passe le long du palais, stoppant la circulation provisoirement.
« Viva, viva ! » crient les badauds dans le crépuscule.
Faut dire que c’est de toute beauté, ces bustes militaires émergeant de la tourelle. Tu croirais des encriers avec un bouchon figurant une moitié d’humain. Une cohorte d’encriers, foutument identiques, et plus encore les soldats que les chars.
« Viva, viva ! »
C’est alors que le destin entre en scène. Sur la scène de mon théâtre privé où il m’arrive de me donner parfois des représentations de gala.
Une voiture officielle, arrivant par l’Avenue de la Revolución du Salut (c’est écrit dessus) stoppe pour laisser passer les machines de guerre (et surtout de naguère). Il s’agit d’une bonne grosse vieille Cadillac noire, portant sur les ailes avant le fanion du San Bravo, et dont le pare-brise s’orne du macaron traditionnel. Elle est pilotée par un militaire, mais, à l’arrière, se trouve tu sais qui ? Pince-moi : je rêvasse ! Le secrétaire extrêmement privé de Chiraco, cette horrible petite guenille de Kilébo Kantibez. L’homoncule se tient lové sur la vaste banquette qui pourrait presque lui servir de lit. Il a un volumineux dossier entre les salsifis et, au lieu d’extasier devant le défiler des chars, il le compulse attentivement.
Moi, San-Tantonio, le frénétique (on m’appelle Frénétique d’art dans les milieux motorisés), voilà que j’agis sans réfléchir. C’est comme un vertige. Je prends du recul pour me regarder faire. Et je songe : « Mais il est fou, ce mec. C’est suicidaire, un tel comportement. Il lui prend quoi, à ce dément commissaire ? »
Je marche à la voiture noire. Ouvre la portière arrière, m’installe délibérément auprès du crevard aux dents jaunes. Il en suffoque, le bléchard.
Me regarde sans me reconnaître, biscotto, l’uniforme, les lunettes miroitantes, tout ça.
Je porte sur mon dos une mâle assurance. Un homme déterminé en vaut mille. En vaut cinquante-deux millions, même, parfois, je me suis laissé dire.
Le chauffeur se retourne.
— Qu’est-ce que vous faites ? il me demande.
— Du stop, mon chéri, je rétorque. Avoue que mes bagages ne sont pas encombrants ?
Et je lui montre mon feu. Il porte alors la main vers sa boîte à gants.
— Eh ! l’ami ! l’interpellé-je, vous n’allez pas mourir à votre volant, à la fleur de l’âge.
Là-dessus, le convoi de chars en a fini de déferler.
— Allez, hue ! intimé-je, fouette cocher.
— Je vous reconnais, me dit Kilébo Kantibez.
— Moi aussi, on est quittes.
— A quoi rime cette attaque ? il insiste ; qu’espérez-vous donc ?
— Délivrer la grosse brave femme que votre patron a fait incarcérer, mon cher secrétaire aux affaires étranges, vous savez, cette truie déguisée en sorcière de Walt Disney ?
Il fronce le nez.
— Et ensuite ?
— Récupérer également les trois femmes qui, présentement, se trouvent à bord du yacht présidentiel. A ce propos, avez-vous des nouvelles du président ?
— Naturellement, je demeure en contact permanent avec sa majesté présidentielle.
— Elle se porte bien ?
— Parfaitement bien, je vous remercie.
Son regard ne frémit pas. Je veux bien que nous sommes le sans-rire day, jusqu’à minuit, mais je ne puis m’empêcher d’admirer son self-contrôle.
L’auto s’est remise en marche et avance sur le palais. Des officiers s’empressent.
— Pas un mot à ces messieurs, recommendé-je, sinon je vous tire huit balles dans le ventre, c’est ce que contient présentement mon chargeur. J’ai remarqué que ça part tout seul, ces gadgets. Vous allez contourner le bâtiment et vous diriger vers les prisons, au fond du parc. Je sais que vous seul avez le droit d’y pénétrer, monsieur Kantibez. Vous ferez une entorse aux traditions en m’y faisant entrer avec vous. Dites à votre chauffeur de nous escorter également, car je ne puis me permettre de le laisser à l’extérieur. Tout doit bien se passer, j’ai horreur des infusions de sang (comme dit un ami à moi). Calme et dignité, telle est la consigne. Ainsi tout le monde se portera bien.
Kilébo confirme mes instructions au chauffeur. Alors voilà qu’on tourne autour du majestueux palais de sa majesté le président. Derrière, t’as d’abord une roseraie immense. Ensuite des tennis bien entretenus. Et puis le parc, riche d’essences peu communes dont je ne te dresserai pas la liste, vu qu’on ne fait que passer, tu comprends ? Mais tu peux la trouver dans le Guide Bleu du San Bravo, à la page 110, c’est écrit en italique. Des jardiniers et des militaires s’activent. Les jardiniers taillent et ratissent. Les militaires graissent les jolies mitrailleuses enrubannées de feuillages qui sont disséminées sur les pelouses et d’autres dans les arbres pour faire plus joli.
On longe le mur des fusillés privés du président, là qu’il vient personnellement mitrailler des insurgés pour s’entretenir la main à la pâte.
Et puis on parvient à une construction basse et massive, sans fenêtres, sans angles, car elle est de forme arrondie. Une porte rébarbative et des armes, des troufions pour la garder.
Je continue de me regarder agir, de m’écouter parler, sans chercher à dissiper ce sentiment de profonde admiration que je me porte, non sans raison d’ailleurs, parce que, franchement, faut les avoir grosses comme des citrouilles pour oser ce que j’ose, n’est-il pas ? Risquer un coup pareil, à moins d’être bourré à la clé, ni Bayard, ni Duguesclin, et pas plus Turenne ne se le seraient permis, moi je te le dis. C’est dément.
Bon, je continue, pas attendre que sèche la sueur de tes angoisses, mon pauvre chouchou.
Les gardiens du sépulcre-geôle se mettent en position déférente lorsque Kilébo Kantibez sort de la Cadillac. Le général-portier s’empresse de délourder. Moi, le plus turellement du monde, je tiens mon pistoloche à la main, le canon dressé contre mon épaule, en admirable garde du corps prêt à toute intervention.
Et nous pénétrons dans le fortin.
Le moins qu’on en puisse dire est qu’il n’est pas très grand.
Il se compose d’une espèce de sas dont le fond est muni d’énormes grilles. Une douzaine de matons, baraqués comme des transformateurs électriques, s’y tiennent, sans parler, étant donné leur sourde-muettance. Il y a des râteliers garnis d’armes automatiques contre le mur. Plus un lance-roquettes sur pivot pour apostropher les détenus en cas de mutinerie. Mais attends, la génialité de cette prison, je vais te dire, elle réside dans le fait que toutes les parois des cellules sont en verre. Tu piges la signifiance de la chose ? Y a un couloir central, bon. Avec six cellules à gauche et six cellules à droite. Or, du fait que tous les murs sont transparents, tu peux regarder jusqu’au fond de la prison et mater tous les détenus en même temps. Génial, non ? Comme surveillance, y a rien de plus efficace. Ainsi, au premier regard j’aperçois Berthe, sur la gauche. Elle est sur le siège des toilettes et règle des problèmes d’ordre intestinal.
Juste en face d’elle, se trouvent deux prisonniers dans la même cage de verre. Détail étrange : ils sont masqués. Mais quand je te dis masqués, il ne s’agit pas d’un loup de velours. Oh ! que non. Tous deux ont la tête prise dans une espèce de casque muni d’un heaume pour leur permettre de s’alimenter.
Les geôliers sourds-muets s’inclinent bien bas devant Kilébo. Ce dernier fait un signe et le préposé aux clés ouvre la grille accédant au couloir. Nous entrons.
Parcourons quelques pas.
Depuis son siège de faïence, l’aimable Berthe nous regarde arriver sans cesser de s’efforcer. Faut dire qu’elle ne m’a pas reconnu, sous ma défroque de flic.
Kilébo stoppe.
— Continuons jusque là-bas, enjoins-je en montrant dame Béru.
Il reste immobile.
— Essayez donc de presser la détente de votre pistolet, me conseille-t-il.
Son regard est plus vicelard que celui d’un serpent regardant déambuler une souris blanche autour de lui.
— Pourquoi tirerais-je tant que tout se passe bien, mon cher ? objecté-je.
Seulement le cœur n’y est pas, car je devine, à sa jubilation mal contenue, qu’il y a un sac de nœuds, soudain, dans mon équipée.
— Depuis que nous avons franchi cette grille, nous nous trouvons en milieu glomifugé, m’explique-t-il. Il est impossible de se servir d’une arme à feu car il se produit automatiquement un carcérage biclunex des métaux et un pistolet, par exemple, ne peut plus fonctionner.
Par acquit de conscience, j’essaie d’actionner la détente, mais, effectivement, mon feu n’est plus qu’un morceau d’acier inutile.
Kantibez fait un grand geste du bras. Illico, les gardes-chiourme se jettent sur moi et me neutralisent.
Triste journée, décidément.
Vraiment, il n’y a pas de quoi rire en effet !