CHAPITRE QUATRE DANS LEQUEL JE TE MÉNAGE UNE AUTRE SURPRISE

Bon, il attend.

Chose curieuse, mes trois grâces qui sont vachetement dessalées dans la vie courante paraissent intimidées par la personnalité du despote.

Il est là, Tiago Chiraco, vautré sur ses coussins, les bras sous la tête, ses lunettes à énorme monture d’écaille relevées sur le front, l’œil plein de cloaque et de louches projets, de vilaines parenthèses séquestrant sa bouche mince ; il est là, curieux et dangereux, attentif et mal abandonné, d’un abandon qui n’est que le siège de sa défensive. On sent qu’il mijote des perfidies et qu’elles le divertiront.

— Eh bien, mesdemoiselles ? houspille dame Bérurier, laquelle prend au très sérieux son rôle passionnant de duègne bordelière, eh bien ; occupons-nous de c’t’adorable monsieur. Tel qu’il est, sans même lui palper le kangourou, je peux vous assurer qu’il est nanti, question biroute, ce polisson. Ecoutez, mes choutes, j’vous prends le parille qu’il s’en trimbale une de vingt centimètres passés. Pas une énorme, j’m’aventure pas, mais du beau nerfe de bœuf, légèr’ment t’arqué.

Brusquement, Chiraco qui restait immobile, dans la posture du potentat qu’on s’apprête à potenter, a une sorte de soubresaut, identique à celui de tout à l’heure, quand il parlait messe avec son ministre.

You, go out ! me lance-t-il durement en me montrant la porte.

Je conçois que ma présence le désoblige. C’est pas tout le monde qui aime se faire structurer le bigoudoff sur la scène du Casino de Paris.

Je me retire donc dans son bureau, l’abandonnant aux mains expertes de ces vaillantes petites Françaises. La porte recoulisse.

Drôle de type. Il y a quelque chose d’étrange dans son comportement, en dehors bien sûr de sa prestation politique. C’est un tyran à sursauts. Il paraît décidé, tranchant. Puis il traverse une courte période de réserve relative qui s’achève par une secousse, à croire qu’un courant électrique fulgure tout à coup dans son corps et de ces pulsions découlent des décisions brutales.

Surpris par ma brusque solitude, je demeure un moment sans réaction. Cette immense pièce saugrenue est étouffante parce qu’elle ne comporte pas de fenêtres. On la devine fortin de luxe. Inexpugnable, à l’abri des secousses révolutionnaires.

Je me dirige vers la table druidique où s’empilent des dossiers frappés aux armes de San Bravo. Moi, tu me connais comme si je t’avais fait ? La proverbiale curiosité de l’Antonio en chasse, il est superflu de te le rappeler. D’une allure coulée comme une blennorragie chronique, je m’approche de la pile de dossiers. Je soulève la couvrante du premier. A l’intérieur, je trouve une traduction espagnole d’Astérix chez les Bretons. Je passe au document suivant, il s’agit de l’annuaire des téléphones de Bravissimo et sa banlieue. Le troisième est le catalogue de Manubravo. Je voudrais vérifier les autres, mais un personnage surgit brusquement dans la pièce, venu de je ne sais où. Toutes les issues sont closes et pourtant il est là, diabolique, de noir vêtu, très pâle, le nez pincé.

Un être jeune et chétif, très mince, avec des bras trop longs à l’extrémité desquels s’agitent des espèces d’araignées blafardes qui sont ses mains.

Il porte un costume noir, très ajusté, une chemise blanche, une cravate noire. Sa chevelure huileuse est pis que noire : bleue à force. Son regard est empoisonné mais voilé d’une étrange langueur. Il a de très grosses lèvres sans couleur, presque grises, dont la vue écœure. Il les tient entrouvertes, ce qui permet d’apercevoir ses grandes dents en mauvais état, tachetées de jaune. Seule note incongrue dans sa mise funèbre : il porte à la boutonnière un bouton de rose rouge dont on s’aperçoit très vite qu’il est artificiel.

— Que cherchez-vous ? me demande-t-il en anglais.

Sa voix a des inflexions gluantes.

— De quoi lire, réponds-je ; le président m’a prié de l’attendre ici et comme je suppose que je vais devoir patienter longtemps…

— Ce bureau n’est pas une salle d’attente, répond le petit homme noir.

— Je m’en doute, mais l’on ne m’a pas proposé d’autre endroit.

— Vous êtes l’associé de Delapine ?

— Comment le savez-vous ?

— Je suis le secrétaire particulier du président.

— Très bien, ravi de vous connaître…

Un temps. Il ne bronche pas. Je continue :

— Oui, je suis l’associé de Delapine.

— Delapine ne nous a jamais parlé de vous.

— Delapine n’était pas bavard, ce qui est préférable lorsque nous exerçons des occupations comme les nôtres.

Il continue de me dévisager crûment, sans insolence délibérée, mais en homme qui ne cherche pas à séduire et qui se fout de ce que les autres pensent de lui…

— Vous connaissiez Delapine depuis longtemps ? demande-t-il.

— Des années.

— D’où lui venait cette affreuse cicatrice qu’il avait sous le menton ?

Et c’est là que ton Antonio se montre divin, mon chéri. En pas une moitié de seconde, il se tient le raisonnement ci-joint : pourquoi ce garçon te pose-t-il une question pareille ? Que pouvait lui importer que Delapine eût ou non une cicatrice ?

Je m’entends, ou plutôt j’entends mon moi-second répondre avec calme :

— Vous devez faire erreur de personne, Delapine n’avait pas de cicatrice sous le menton.

Il me semble déceler comme une légère détente dans le regard intense du petit homme.

— Venez attendre dans l’antichambre, me dit-il, on vous offrira des boissons et des revues.

Ouf : gagné. Si je n’avais pas eu le nez creux et des réflexes abasourdissants, ce blanc-bec me piégeait comme un garenne.

Il appuie sur la commande d’ouverture de la porte et m’escorte dans l’antichambre aux sentinelles et bureau-mitrailleur. Le surgénéral de service se fout au garde-à-vous en nous apercevant.

— Veillez à ce que le señor ne manque de rien ! ordonne le secrétaire très particulier.

Et il se retire dans le bureau présidentiel sans autre forme de congé.

— Quel est le nom de cet exquis jeune homme ? je demande au général, en anglais d’abord, mais il ne le parle pas, et en espagnol écorché ensuite pour lui faire croire que je le balbutie seulement, fidèle en cela à ma tactique.

L’officier supérieurement supérieur baisse le ton pour me répondre avec quelque effroi sur le visage, comme une vieille bigoudaine évoquant Satan :

— C’est Paolo Macabro, le secrétaire privé du vénéré président.

M’est avis qu’il ne doit pas l’être, vénéré, le Macabro. En tout cas il porte bien son nom[4], car il est macabre en effet.

On me sert une tequila parfumée à la racine de domino. J’ai droit à un fauteuil amené tout spécialement. On me propose une revue satirique étatsunienne que ça représente le président du Conseil israélien en train de pisser contre la carte d’Egypte, avec comme légende :

« Dommage que j’aie la prostate ».

Je m’apprête à lui prendre sa connaissance, la revue, quand la lourde du bureau s’ouvre et le président surgit. Il a les crins ébouriffés, la peau colorée et les lunettes chavirées.

— Vous ! me crie-t-il en pointant son index favori dans ma direction.

Je me redresse comme un seul homme.

— Monsieur le président ?

— Arrivez un peu ici !

J’obéis, vaguement inquiet par l’excitation du tyran. Un mec comme lui, détenant le pouvoir discrétionnaire, t’aimes pas qu’il fulmine. Tout peut se produire, surtout le pire.

Lorsque je me retrouve dans son burlingue, il éclate :

— Rembarquez-moi ces trois salopes, dare-dare[5], compris ?

— Grand Dieu, écrié-je, voulez-vous dire, révéré et extrêmement vénérable président, que ces merveilleuses créatures ne vous donnent pas satisfaction ?

— Elles me flanquent le tournis à se ressembler pareillement. Je n’ai pas envie de faire l’amour avec des phénomènes de foire. Je suis un être équilibré, moi, monsieur. Une âme saine dans un corps sage, telle est ma devise, vous devriez le savoir !

— Mais, président…

— Suffit, je déteste vos poufiasses et leurs misérables manigances soi-disant lubriques. Elles sont un défi à l’amour : une insulte, monsieur. Si elles étaient san braviennes, je les ferais vitrioler et enfiler par des ânes ; elles ont de la chance d’être étrangères.

L’espace d’un machin au chocolat, je me dis que notre mission a capoté dans l’œuf. Les quatre se sont mis le doigt dans l’œil à s’en racler le fond du calbute. Ils espéraient affoler le cher Chiraco avec ce cheptel peu banal, et, conclusion, ils n’ont réussi qu’à le mettre en pétard. Après tout, je n’y suis pour rien. J’ai fait ce qu’on m’a demandé, point à la ligne. Ne me reste plus qu’à replier mes cannes à pêche et à retourner chez maman.

Je regarde vitupérer le dictateur. La porte donnant sur l’alcôve est demeurée ouverte et j’aperçois mes chères franciscaines en train de se relinger en arborant des mines boudeuses.

Un nouveau venu fait son apparition, probablement mandé par Tiago Chiraco. C’est le gros Pantouflar, épanoui, les favoris plus frisottés qu’à l’ordinaire, un sourire d’une merveilleuse veulerie au coin des hamburgers.

Il s’incline très bas devant le maître.

Il a aperçu les gonzesses à loilpé et, pensant que son président a chopé le panard du siècle, il attend de lui quelque nouvelle décoration, voire des privilèges convoités.

— Pantouflar, attaque Chiraco d’un ton effroyablement radouci, tu as vu ces femmes, ce matin, n’est-ce pas ?

— En effet, fabuleux président, et j’ai tout de suite compris qu’elles combleraient Votre Honneur.

Tiago sourit, un peu comme sourirait un serpent à sornette.

Puis il hurle :

— Triple con, gandousier, pot à merde, rat crevé, purulence, visquosité, négation, diarrhée noire, foutre vert, pissat de crapaud, vieux tampax, vérolerie à jambes, cerveau creux, mange-pus, communiste, trou du cul de singe, opposant, fumier de lama, chierie, pâté de charogne, gauchiste, huile rance, socialiste, mendiant, incurable, chaude-pisse, étranger, dégueulis, radical de gauche, pet, égout, dégoût, hibou, caillou, chou, genou, pou, décomposition, suppositoire, libertaire, croix-rougien, chiffe-molle, eau croupie, crasse humaine, gueule de raie, raté, lait tourné, godasse, mur de chiotte, vipère, centriste, enculé à sec, crachat, forban, erreur, ouvrier, juif, goret, marxiste, ordure, crème de bite, cadavre, caca russe, tapette, couille flétrie, cloaque !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!![6]

Il se tait, à bout de souffle, de colère et d’épithètes. Puis, l’énergie lui revenant, il ordonne :

— A genoux, chien maudit !

Pantouflar, éperdu d’éberluance, s’agenouille. Alors Chiraco se met à lui savater la gueule jusqu’à ce que cette dernière soit en sang. Après quoi il se débraguette, sort sa zézette et compisse la face tuméfiée du chef de cabinet.

Et, une fois de plus, il lui vient un sursaut. Puis son être se détend instantanément. Il sourit.

— Pantouflar, dit-il, va chercher une serpillière et nettoie le parquet !

Quand son infortuné collaborateur est sorti, il me prend à témoin.

— Ah ! ma tâche est difficile, mon pauvre ami, me dit Tiago Chiraco. Le drame, dans mon métier, c’est qu’on n’est pas secondé. Bon, emmenez vos putains ; quand je serai fatigué de l’autre, je vous le ferai savoir et vous reviendrez la chercher.

— L’autre ? bredouillé-je sans comprendre.

— Mais oui : la grosse ! Elle, je la garde, c’est une vraie femelle, une amoureuse hors paire[7]. Elle porte aux sens et ses initiatives personnelles m’enchantent. Je suis certain de connaître avec cette femme d’élite des moments de grande qualité. Pantouflar vous fera verser votre dû, je ne le contesterai pas, eu égard aux prestations de la grosse, mais de grâce, épargnez-moi à l’avenir vos initiatives saugrenues. J’ai besoin de vraie femme, moi, mon cher. Ma mission est terrible ; sans moments de détente corporelle, je ne pourrais la mener à bien, car elles sont lourdes dans la main, les rênes du pouvoir. Dieu m’a confié une mission, je dois la remplir.

Depuis l’alcôve enchanteresse, Berthe, en slip saumon et soutien loloche de dentelle, m’adresse un petit signe mutin de la main, façon Oliver Hardy en goguette.

Décidément, nous vivons dans un monde plein d’embûches, de contradictions et de dérision.

— Amen !

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