CHAPITRE DIX DANS LEQUEL JE CONTINUE D’EXISTER

Les bateaux, les beaux bateaux qui s’en vont vers les Amériques, que chantait Germaine Montero, jadis. T’as jamais écouté des disques de Germaine Montero ? Tu ne connais pas les chansons de Mac Orlan ? Elles sentaient bon le goudron, la mer, l’orage, la bière tournée, la pute parfumée. C’était plein de relents de frites et de cul, avec, en loucedé, l’amour. L’amour maladroit et épique des gens de passage qui se cachent dans les cynismes pour ne pas être tentés de s’arrêter une fois pour toutes, histoire de mettre leur vie à l’heure.

Moi, débarqué du rafiot (tiens, j’ai seulement pas eu l’idée de regarder son blaze) je me paie un panoramique sur le port. Qu’il soit nordique ou sudique, un port est partout le même : des grues, des rails, des bittes, des môles, des barlus paraissant enlisés dans l’eau noire de mazout.

Tout est silencieux à cette heure intermittente, équivoque, pas vivable. Il n’y a que des fantômes d’acier sombre. Et puis des senteurs nostalgiques et fortes. Et moi, à travers elles, je renifle l’odeur de nos roses pompons de Saint-Cloud. Ça m’évoque mes rentrées tardives, quand notre jardin s’en donne à cœur joie, à la brume de nuit, et que le familier s’habille de mystère. Ce que j’aimerais traverser la tonnelle, en ce moment, et puis ouvrir notre porte et retrouver cet autre parfum du gîte, et les bruits ténus de la maison en somnolence : l’horloge, le craquement des vieux meubles, le léger bruit du commutateur, chez Félicie, qui éclaire pour regarder l’heure, la chère vieille chérie, à jamais bénie.

Pour le moment, Saint-Cloud, c’est une autre planète.

Ça se situe dans les passés floconneux, au radieux pays de la mémoire, capitale Maman !

Bon, que vais-je branlocher, moi ?

J’aurais pu ordonner à mon équipage de rallier un port étranger afin de m’y mettre le nez au sec. Mais il est inconcevable que j’abandonne Berthe, non plus que les trois moukères au fion empoisonné. Cela dit, je détermine mal ce que je peux faire pour elles toutes, les pauvres : Berthe dans les geôles du palais, les trois sœurs à bord du yacht de Chiraco ! Et Chiraco qui doit entrer en agonie, à l’heure où je te cause ! Mon seul espoir est que l’annonce de son décès provoque un sursaut populaire et qu’une démocratie s’instaure dans la foulée. Mais serait-ce la solution de mes problos ?

Aucun véhicule à l’horizon.

Je franchis les lourdes grilles commandant l’accès au port et que personne ne surveille. Le port est construit en demi-cercle dans une anse. Une large avenue misérable le cerne, bordée, de l’autre côté, par des maisons basses. Un immeuble neuf domine le tout, qui héberge la capitainerie, les douanes et autres autorités nationales. Un panneau indicateur annonce que Bravissimo est distant de 15 kilbus. Je ne vais tout de même pas parcourir cette distance à pince !

Des estaminets s’égrènent, mais ils sont fermés. C’est pas marrant, une dictature, ça rend tout le monde casanier, couche-tôt, cafard, marcheur-au-pas, boy-scout, processionnaire. Les anus se mettent à béer, les volontés à s’assoupir, les peuples opprimés ont la sotte impression de faire leur B.A. Ils attendent en catimini des lendemains qu’ils espèrent des autres. Alors ils dorment, tu comprends ?

Je suis drôlement déconfit (d’oie). Drôlement perplexe. Ecœuré par le sentiment que je ne sers à rien, que je suis en rabe, versé dans la cohorte des mendiants. Un mendigot, c’est un individu en trop. Il s’est décyclé tout doucement au point de ne plus rien pouvoir pour lui. Son ultime ressource est de servir d’épouvantail ; les autres le secourent pour chasser leur effroi.

Un coup de vague à l’âme de fond me submerge. Je m’assois sur le muret de pierre supportant la haute grille.

« Allons, l’artiste, tu ne vas pas te laisser couler en queue de peloton ! A quoi ça ressemble, quand on est l’invincible Santantonio ? »

J’en suis là de mon auto-engueulade quand un coup de sifflet de trident (comme dit Bérurier) retentit.

Je sursaute.

Deux ombres surgissent, en provenance d’une guitoune du port. Il s’agit de douaniers…

A quoi bon fuir ? Mieux vaut les attendre de pied ferme.

D’autant que, selon toute vraisemblance, je ne suis pas hors-la-loi dans ce pays. A peine un mort pour les suprêmes instances. Les deux zigotos se pointent au pas gymnastique, en brandissant leurs pétoires. Ils ont le kibour de traviole et quand ils respirent tu vois mourir les papillons de nuit dans leur zone d’exhalaison, tant tellement que leur haleine est insecticide, à force de tequila.

L’un des deux douaniers (il s’appelle Rousso) me demande dans une langue qui tient tout à la fois de l’espagnol et du berger allemand qui je suis et ce que je fous là, à pareille heure.

Je lui réponds placidement que je suis un Français ami personnel et intime du président Chiraco et que, venant de débarquer, je m’aperçois que le chauffeur qui devait m’accueillir m’a posé un rabbit[15].

Ils examinent le passeport bonne en uniforme que je leur présente, le sergent (suppose que l’un d’eux soit sergent, ça te coûtera pas un pellos de plus) l’empoche et m’intime (puisqu’on est juste entre nous) de les suivre.

Nous nous rendons à leur poste de garde, un aimable local qui pue : les pieds concentrés, le pet en circuit fermé, le tord-tripes épandu, le drap crasseux, le vieux tampon encreur, l’administration sous-développée[16], l’iode, et la gomina de bazar.

Si l’on excepte un immense portrait tout flambard de Tiago Chiraco sur fond de drapeau san bravien, tout ici est misérable, funeste et anéantisseur. Il serait impossible à un onaniste convaincu de se masturber convenablement en ce lieu de haute déprime, tant il est impropre à l’imagination, voire à la concentration. Il bannit de l’esprit toute perspective de plaisir. Tu ne penses qu’à Sartre ou à rien (ce qui revient au même, les extrêmes se touchant, les dégueulasses !).

Pour commencer, ces deux messieurs me fouillent. Oh là là, fâcheuse initiative ! et puni soit l’Antonio qui n’a pas eu la présence d’esprit de se débarrasser du para bel homme planté dans sa ceinture.

Ça les remet à aboyer et il ne reste plus que des traces d’espago dans leurs vociférations. Qu’au bout desquelles, ils décident de téléphoner en haut lieu, n’importe l’heure tardive. Et alors moi, tu me connais ? Tout de suite c’est la savate française dans les couilles de l’un et un féroce coup de boule dans la mâchoire de l’autre, histoire de mettre les plaideurs d’accord. Et ça s’étale sans rechigner, ça, madame. Ploum, plok. Descendez, on vous demande ! Les premiers au parquet seront les premiers servis. A savoir que je méticuleuse en les terminant de mon célèbre shoot rémois dans la gueule. Bravo Sana, merci, et revenez nous voir quand vous passerez dans le quartier.

A présent, il me s’agit de les mettre vu que la situasse est devenue intenable pour ma pomme, étant prêté qu’ils savent mon identité. Tu comprends ?

Je prie saint Brave de m’éclairer, ne fût-ce qu’avec une petite loupiote. Et je vais te dire une bonne chose : faut pas hésiter à invoquer les saints ; moins ils sont connus, plus ils sont flattés et plus ils te concèdent. Que ces pauvres bienheureux en ont ras l’auréole de voir toujours les quidams s’adresser directement à Dieu. Ça leur donne l’air de quoi, ces pelures, qu’on les passe outre délibérément, kif s’ils n’existeraient pas ? Moi, je vois, saint Brave, en la circonstance, il fait ni une nid d’œufs, m’oblige à tourner la tête vers le fond du gourbi pour m’apercevoir un vélo. Oh, il ne s’agit pas d’un Colnago de course, dix vitesses, en alliage léger. En fait c’est du cycle vétuste, rouillé mais pouvant encore te balader le maréchal-ferrant Dada avec les seize épouses réparties sur le cadre et le porte-bagages. Bref, ce n’est pas un vélo mais une bicyclette. Par mesure de machin, je ligote mes deux douaniers dos à dos, étant à court de liens, puis j’enfourche ma nouvelle monture et vas-y Poupou !

Je fonce, à grandes pédalées grinçantes dans la nuit fraîche. Et je songe qu’il y a des lurettes, toutes plus belles l’une que l’autre, que je n’ai pas fait du cyclotourisme. Dans le fond, c’est un sport qui mérite. Le bas de mon futal roulé dans mes chaussettes, les pans de mon veston au vent, j’appuie fermement, comme un qui sait où il va et qui est pressé d’y parvenir. En fait je me rends à Bravissimo sans idées prélavables (Béru dixit). Simplement parce que c’est là-bas que je devrai « faire quelque chose » s’il y a quelque chose à faire.

T’es content ?

Moi non plus.

Pourtant, j’éprouve une certaine allégresse de chiquer les coureurs de l’âge d’or. Le temps héroïque où le Tour de France se courait en cinq étapes. L’époque de Petit-Breton, comme papa me causait. Il était tout bibace, lui-même dans ces années heureuses. Peut-être qu’il n’était seulement pas né, j’sais plus. Et que c’était son papa à lui qui lui racontait les hauts faits des premiers géants de la route. Tout va si vite. Tout se malaxe si parfaitement que tu finis par intervenir et ne plus savoir qui a vécu le premier, de Gutenberg ou de Blériot, de Victor Hugo ou de Blaise Pascal, de De Gaulle ou de Richelieu.

Le petit oiseau blotti dans mon pédalier gazouille de plus en plus gaiement. Je gravis des pentes, fonce « à tombereau ouvert » dans les descentes, dénoue des lacets, ou encore je « roule à ma main » sur les espaces plats. Le beau langage de l’Equipe m’arrive pour me survolter. Alors je mets en danseuse, je dose mes efforts, je lance le sprint, je chasse derrière le peloton, je recolle aux fuyards, je revois les échappés, je mène plus souvent qu’à mon tour, je casse la baraque, et autres…

Si bien qu’en très peu de temps je parviens à Bravissimo. Il est haletant, Sana. En nage. En âge de se changer.

Je dois me raser, me baigner, me sustenter, dormir. Surtout dormir, oh, oui ! Alors, tout bêtement, tout innocemment, je regagne mon hôtel.

Faut le faire après avoir pareillement chahuté les douaniers du port, non ?

* * *

Œuf ajaccien (j’en ai classe de toujours dire œuf corse), l’hôtel est fermaga et je dois sonner pour me faire ouvrir. J’interprète différents airs assez péremptoires sur le timbre, dont les plus fameux sont : les trompettes d’Aida, la Marche des Gladiateurs, Sambre et Meuse, enfin, la Marseillaise, paroles et musique de mon excellent camarade Rouget de Lisle. C’est cet hymne vaillant, tellement émouveur, qui a raison du sommeil du gardien de nuit. Il se pointe, maussade, hirsute, vieux, malade. Ses tifs sont gris, mais furent blonds. Son visage est ridé, mais il fut altier. J’ai devant moi le spécimen type du décavé. Le genre d’homme venu de loin et qui s’est mis à mal vieillir dans un pays qui ne lui convenait pas, mais dont il n’a pas eu la force de s’échapper. Souvent, t’as des mecs qui font un complexe de concentration. Ils sont prisonniers par vocation. D’eux-mêmes, en réalité.

Et je mate ses yeux très bleus, à peine cernés par le sommeil.

— Seigneur ! grommelle le bonhomme, d’où pouvez-vous bien venir à cette heure plus que matinale ?

Je lui souris. Son accent : un beurre ! Il y a de la choucroute après les syllabes de l’espagnol qu’il pratique.

— Allemand, hé ? lui dis-je en allemand.

Il opine.

— Réfugié politique, je suppose ? Vous aviez un grade important dans la Gestape ou un service de ce tonneau. A la fin de la guerre, vous êtes parti pour les Amériques. Mais une fois ici, la carburation s’est mal faite. Vous avez créé une affaire qui n’a pas marché. Et, de fil en aiguille, vous en êtes arrivé à cet emploi de veilleur de nuit, lequel n’est lui-même qu’une étape vers le mendigotariat.

Curieux comme je suis cynique et cruel en présence de ce débris de guerre. Pourtant, je n’éprouve aucun ressentiment. A le regarder, ce vieux Teuton, on comprend qu’il a payé chérot son erreur d’aiguillage. Une vie à se disloquer, à abdiquer, à craindre. Trente-cinq piges, bientôt, de délabrance progressive.

— C’est à cause de vos insomnies que vous vous êtes fait veilleur de nuit ?

Il hausse les épaules. Malgré la vacherie de mes paroles, il conserve une attitude de souveraine indifférence. Il décroche ma clé du casier où elle attendait.

— Il doit y avoir du désordre dans votre chambre, annonce-t-il.

— Ah oui, et pourquoi ?

— La police est venue dans la soirée pour fouiller, or les policiers d’ici ne remettent rien en place.

Je prends ma clé. Je regarde Pépé Gestapo. J’hésite.

— Ils n’ont rien dit ? je demande.

— Non.

— Ce n’est guère prudent, hein ? soupiré-je en me dirigeant vers l’escadrin ; mais tant pis, je suis tellement crevé que je m’endormirais sur la bascule de la guillotine si l’on m’y allongeait.

Le veilleur d’ennui fait claquer ses doigts noueux. Dans le hall, ça produit comme le déclic d’une arme dont on retire le cran de sûreté. Je me retourne.

— Quoi donc, Herr Nazi ? je lui fais comme ça, de plus en plus mesquin et imprudent, car ce brave bonhomme n’aurait qu’un coup de turlu à passer pour que ton gentil Santantonio finisse la nuit dans un gnouf pas piqué des charançons.

— Donnez, me dit-il.

Il désigne la clé que je fais sautiller dans le creux de ma pogne.

— Pourquoi ?

Il sort une petite clé de sa poche de gousset.

— Je vais vous en donner une autre.

Et il opère le changement d’autorité.

— J’habite derrière l’hôtel, calle Santiago, au 3, une petite maison accolée aux garages. Ma chambre n’est pas très confortable mais vous y dormirez plus en sécurité qu’ici.

« Ma chambre, c’est la porte tout de suite à droite de l’entrée. Ne faites pas de bruit car j’ai quelqu’un dans l’autre chambre.

Je considère la petite clé qui a succédé à la grosse dans ma paume.

— Vous prenez de gros risques, dis-je.

Il soupire :

— Ça faisait longtemps, ça commençait à me manquer, probablement.

Pas une expression, rien. Son visage ridé demeure imperturbable.

— La solidarité entre gens de la vieille Europe ? insisté-je.

Je l’agace.

— Allez donc vous coucher ! riposte le vieillard en rouvrant la lourde de l’hôtel.

Il attend que je sorte, referme. Le verrou cliquette derrière moi.

La nuit sent l’eucalyptus parce qu’il y a une allée bordée de ces arbres odoriférants tout contre l’hôtel. J’ai un petit moment d’indécision. Le vieux SS me tendrait-il un piège ? Chasse-t-il la prime ? Il lui aurait été cependant facile de me laisser gagner ma chambre du palace, et puis de prévenir les poulets. J’incline à lui faire confiance. On ne peut pas passer vingt-quatre plombes d’affilée sur le qui-vive !

* * *

Le 3 est une masure, mais blanchie à la chaux de Pise, ce qui la requinque. La chaux, c’est l’élégance des pays ensoleillés. Ils sont pauvres mais blancs, tu comprends ? Et le blanc, c’est ce qui fait le plus défaut en ce monde, si noir.

La petite clé ouvre un gros verrou. J’entre dans du noir qui sent fort le chlore car on ne doit pas chialer sur l’eau de Javel. Un commutateur actionné me propose en échange de mon geste un escalier de pierre aux marches étroites menant à un étage bas. Une seconde porte s’interpose, qu’ouvre la même clé. « A droite en entrant », m’a averti le veilleur de nuit. Je pénètre dans la pièce indiquée et me trouve dans une chambre exiguë, aussi blanche que la façade. Elle pourrait servir de cellule à un moine, tant elle est dépouillée : un lit de fer, un placard de bois blanc, un portemanteau vissé derrière la lourde, point à la ligne.

Au mur, deux photos jaunies sur lesquelles les mouches d’une flopée de saison s’en sont donné à cul-joie. La première représente une jeune belle étrangement belle, d’une élégance d’avant-guerre et qui ressemble à la toujours regrettée reine Astrid de Belgique, décédée accidentellement à la fleur de l’âge. La seconde montre Adolf Hitler soi-même passant des troupes en revue. Au premier rang d’icelle, est un jeune officier, au bras tendu (sémaphore et fais reluire), on a tracé une croix au-dessus de son kibour, bien le signaler à l’attention générale (je devrais plutôt dire caporale, étant donné la présence du Führer).

Pas d’erreur : il s’agit bien de mon veilleur de nuit. Mais jeune, mais blond, plein de feu et d’ambition, galvanisé par une énergie à toute épreuve et qui les aura sans doute toutes connues.

Je me désappe en un tournebroche (pourquoi l’éternel tournemain ?) Et, nu comme un verre à pied, me coule dans le plumard, sans me demander si on a changé les draps ce morninge.

Dors, ô San-Antonio valeureux. Abandonne-toi dans l’infini du sommeil. Glisse sur la barque du rêve à travers les flots berceurs du subconscient. Tu as bien mérité de l’apatride (je cause du veilleur allemand). Qu’un repos miséricordoba estompe ta fatigue et te guérisse pour un moment de la difficulté d’être.

Ainsi me dis-je.

Ainsi fis-je.

* * *

Il se produisit un bruit léger. Un bruit qui n’était pas menaçant et qui pourtant m’éveilla.

Je sursautis et me dressas sur mon océan.

Me frottis les yeux, les eyes, les mirettes, les lampions, les falots, les châsses, les carreaux, les vasistas (de l’allemand was ist das). Et j’eus (de paume du serment du), en pleine rétine, la vision dont à laquelle je m’attendais le moins. Vision fabuleuse, enrichissante, absolue. Aussitôt je me sentis l’âme et la bite en fête.

J’éprouvassis de la joie jusqu’en mes recoins encore inexplorés parce que mal praticables. Ce fut intense et heureux. Surprenant, surtout. Et il n’est rien de plus exaltant en ce monde qu’une bonne surprise.

Attends, je vais te dire, laisse que je me gratte un peu l’arrière du crâne, faciliter l’émission.

Une fille, bien entendu. Très belle, slave de ver à soie : qu’est-ce que je débloque, moi ! Tu te rends compte si je suis permuté. Cela va de soi, voulais-je dire. La photo de la reine Astrid. Celle du mur. Cette personne ou presque. Elle porte un plateau avec du café et des petits pains accompagnés de beurre de cacahuète.

Je remonte le drap à la hauteur de mon nombril.

— Bonjour, me fait-elle gravement.

— Quelle merveilleuse apparition ! j’extasie. Laissez-moi deviner : vous êtes la fille de mon hôte et de la jolie dame qu’on voit ici sur cette photo, non ?

— Si. Mais je vous en conjure, ne riez pas !

— Et pourquoi donc ?

— Parce que c’est jour sans rire aujourd’hui, en l’honneur du martyre de Paulo Dargeo, le compagnon de combat du président, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort. Si quelqu’un est pris en flagrant délit de rire, il est immédiatement jeté en prison pour un an, jusqu’au prochain anniversaire.

— J’espère que vous ne me dénoncerez pas ? j’ajoute en continuant de sourire.

— Il est préférable que vous vous entraîniez à ne pas sourire, assure-t-elle.

Elle dépose le plateau sur mes jambes et j’espère qu’il ne sera pas renversé par la chouette tornade en bois de viande qui se prépare sous mon drap, à la santé de cette pouliche.

— Votre papa est rentré ?

— Depuis une heure, il dort dans mon lit.

— C’est un chic type, lancé-je.

Elle acquiesce.

— Mon prénom est Antoine, et vous ?

— Hildegarde.

Je souris derechef, malgré l’interdit de ce jour.

Des Hildegarde, j’en ai connu, tu penses. T’es pas romancier populaire sans t’être cogné des Hildegarde, des Barbara, des Carola et autres Vanessa, la fonction oblige. Tu ne me vois pas embourber une flamboyante héroïne, mystérieuse de partout, blonde jusqu’à la chaglatte, qui se prénommerait tout simplement Andrée ou Ernestine. On me prendrait pas au sérieux. Faut pas chahuter avec les conventions. Ils veulent bien que j’outrage le vocabulaire, que je jongle avec les mots salés, que je grimpe sans relâche au cul comme les pioupious de 14 grimpaient en ligne ; mais le folklore, c’est sacré. No touche ! En avant le régiment des Maud, Eva, Philippa, Carolina, Marilyn ; suce aux Katia, aux Ingrid. Vive le mois de July !

— Votre maman est morte ? questionné-je en montrant l’image.

— Non : elle vit aux U.S.A. avec un musicien qu’elle a connu à Bravissimo. Un amour tardif. Elle avait déjà près de cinquante ans. Et puis elle nous a quittés. Mon père en est mort.

Je comprends ce qu’elle entend par là. Je revois la gueule du vieux nazoche. C’est vrai qu’il est canné, le gus. Il aura presque tout paumé : son idéal, sa Bochie et sa Frida. Lui reste heureusement sa fifille. Et Dieu qu’elle est belle.

— Vous aimez ce pays ?

— J’y suis née.

— Et ce régime vous convient ?

— Mon père a eu sa vie gâchée par la politique, alors je préfère penser à autre chose.

— A l’amour ? j’hasarde. (Pas con, le mec, toujours à l’avant-pointe de son zob, lequel réclame toujours, et toujours davantage.)

— A cause de mon père je ne puis guère y songer, répond Hildegarde, si je le quittais à mon tour, il mourrait pour de bon.

Tout naturellement, elle s’assoit au bout du lit. Elle porte une petite robe grise, sans histoire. Elle a la peau dorée, elle est blonde, plutôt blonde. Ses yeux ont la couleur changeante de la mer, leur tonalité se modifie selon les déplacements de la jeune fille dans la pièce, et sans doute, également, selon ses pensées.

— Vous avez un emploi ?

— Je travaille comme secrétaire au gouvernement, ma situation n’est pas mauvaise grâce à ma connaissance des langues étrangères. J’en parle huit, dont le russe.

Je la complimente d’une inclinaison de tête. Pour ne rien te cacher, j’ai fait tilt, in petto, en apprenant la nature de son boulot.

— Vous fréquentez donc le palais présidentiel ?

— Dans sa partie administrative, oui.

— Avez-vous l’occasion d’approcher le président ?

— L’approcher est une façon de parler, disons que je l’aperçois.

— Puis-je vous demander ce que vous pensez de cet homme ?

Elle se rembrunit, ce qui est regrettable pour une blonde, et se lève avec vivacité.

— Je n’ai rien à penser, il est le président de ce pays, je travaille pour lui.

Je dépose deux sucres (de canne) dans mon caoua.

— Oh, merde, murmuré-je en français, y a vraiment des gens incorrigibles. Un Hitler, ça ne leur aura donc pas suffi, il leur faut la paire !

J’oublie qu’elle parle huit langues, Hildegarde. Si le français ne figurait pas parmi elles, ce serait à désespérer de notre chère culture gaulienne. Donc, elle a entendu mes paroles amères. Elle a tressailli. Son regard s’assombrit. La voici qui me fixe d’un drôle d’air indéfinissable. Est-elle hostile, bienveillante ? Qui peut le dire ?

Alors, bon, il faut que je fasse quelque chose. Je vide ma tasse de café odorant et « fruité ». Dépose le plateau sur le plancher sans tomber du lit, ce qui constitue une sorte de petit exploit dans le genre, étant donné la hauteur de ce dernier.

Libéré de cette légère entrave, je tends ma main large ouverte à la jeune fille.

Elle reste immobile, debout, les bras le long du corps, continuant de me contempler comme tu regardes un film à la téloche.

— On ne refuse pas une main tendue, dis-je doucement.

Alors elle me présente la sienne. Nos deux paumes s’opposent, nos doigts s’entremêlent. Irrésistiblement, je la tire vers moi. Je l’attire vers moi.

Elle se laisse aller. Se laisse hâler. Sa tête est contre la mienne. Je presse sa poitrine pour mieux sentir son souffle.

Et on demeure ainsi, un long moment, sans bouger, sans parler, pareils à un couple d’humains qui viennent de se rencontrer et de se reconnaître.

Et tu penses, toi, homme de peu de foi, de trop de foie. Oui, je le sais bien, tu penses que je profite de cette minute capiteuse pour passer aux exercices conventionnels. Toi, dégueu comme un goret lubrique, te voilà à saliver, et à mijoter des coups bas. Tu te dis : nature, ce con va lui filer la paluche au valseur, en loucedé, pour lui jouer « Le destin frappe à ta porte » ; elle va pâmer aussi sec (si l’on ose exprimer de la sorte) et roucouler de ces choses bien jolies que les gonzesses entonnent sitôt que tu leur siffles un coup franc indirect. Simultanément, continues-tu de songer, il y va à la galoche extatique. La toute belle pelle princière patronnée par Fluocaril. Quand la mousmé commence à transer, il la laisse donner libre cours à sa respiration pour lui biberonner les roberts au cours de sa descente vers Saint-Jacques de Compostelle. T’en as qui raffolent, d’autres qu’indiffèrent. Les loloches c’est selon, question de tempérament, le mammaire est sur option seulement, facultatif, comme la peinture métallisée pour les chignoles. Mais t’as intérêt à y souscrire, car celles qu’aiment ça l’aiment vraiment. Et toi, bel apôtre salingue, toujours en pleine libido, mouilleur intrinsèque, bandeur sous nappe, branleur sous cape, toi, tu te dis : l’Antonio continue de lui faire la bébête qui descend. Une lichemouille sur le mignon nombril par esprit d’à-propos, ça n’engage à rien et ça ne mange pas de pain. Et puis alors, c’est l’arrivée superbe dans la Vallée des Délices. La croquemidoune savante, avec ses préalables, ses avertissements, ses investigations de reconnaissance. Bien établir ses positions. Reconnaître les lieux, les recoiffer de la menteuse ; jamais se lancer dans le bouche-à-bouche fougueux, mais assurer sa tête de pont avant la décarade frénétique.

Et tu me vois, avec des cuisses en guise d’écouteurs sur les manettes, le nez oblique pour assurer la survie du mec, en train de lui chanter en auvergnat dans le delco, puis de poursuivre par la tyrolienne à haute fréquence. Et tout, et tout, je te connais, vieux pas de vice, si sournois du kangourou, mon drôle, qui bande à part, mine de rien, en lisant La Croix ou La Bannière après avoir pratiqué un orifice dans le baveux. Tu comptes les coups, pas vrai ? Tu te dis encore : là, il l’interrompt de la minette pour passer au calçage épique. Saumur ! Il l’encadre noir. Le pageot ronronne. Bon, et brusquement, il quitte mam’zelle net, la privant à outrance, pour lui faire tourner le dargif du côté de Montmartre. Je cherche fortune autour du chanoine ! (Je te l’ai déjà dite, mais c’est toujours bon ; si on t’interdisait les répétitions, tézigue, ça fait des décades que tu moufterais plus, pauvre nœud !). Avoue que tu me supposes en train de lui expliquer le coup du centaure réversible ? Bicéphale (ô bil). L’entrée de Jehanne of Arc à Reims, drivant cette pomme de Charles VII. L’emmenant sacrer comme une grande sœur emmène son petit frelot chez le merlan pour lui faire couper les douilles. Le côté : « Vous allez me sacrer le petit et veillez à ne pas lui foutre de saint-chrème dans les yeux, il a de la conjonctivite ». Hue, mon beau palefroi qui n’a pas froid aux châsses ! Oui, tout ça tu le projettes dans ta cervelette débile (Buffalo). Eh bien, laisse-moi te dire que tu te gourres à ne plus savoir où le mettre !

Rarement, que dis-je : rarissimement il m’est arrivé de presser sur ma poitrine une gonzesse splendide et ne pas aller au fade. J’ai beau chercher, les exemples antérieurs ne me viennent pas en mémoire. Mais là, franchement, le phénomène se produit. Non que je n’aie pas envie de me l’octroyer, mais un sentiment confus me retient, fait de timidité, de scrupules, de je ne sais quoi encore de véry émotionnel.

Alors je lui parle. Ça vient sans préméditation. Des mots-fleurs, de ceux qu’on offre comme tu cueilles les coquelicots d’un champ pour les tendre à ta belle et qui, par la grâce de l’instant, deviennent plus précieux que des orchidées. Oui, des mots pour chanter sans musique. Des mots qui ne s’enchaînent pas parce que chacun d’eux se suffit à lui-même. Je lui dis la douceur infinie de ce moment d’inconnu. Elle que je ne savais pas une heure plus tôt et qui est là. Elle, qu’on est venu de très loin concevoir ici. Et puis moi… Et cette chambre de vieil homme presque mort, plus somptueuse que tous les palais d’Arabie. Et le miracle de son abandon spontané. Mais je ne la toucherai pas plus loin. Ne l’embrasserai pas. Cet instant est trop beau pour en engendrer d’autres. Il faut le conserver tel qu’il est venu par ma main tendue. Et je dis je ne sais plus quoi et elle répond par le plus merveilleux des silences.

Du temps s’écoule encore. Jusqu’à ce qu’on entende défiler cette merderie de troupe dans l’avenue de la Revolución, musique en tête, pas cadencé. La force en marche. La gloriole. Le charme est rompu. Elle se redresse, s’écarte de moi. Elle a des larmes dans ses étoiles. « Merci, balbutie-t-elle, jamais je n’avais vécu ça ».

Et malgré que ce soit jour sans rire au San Bravo, elle me sourit. Tu ne peux pas comprendre…

La musique grossit. Papoum papoum. Cuivres et cymbales. Elle commence à diminuer d’intensité.

— Avez-vous écouté la radio, ce matin ? demandé-je.

— Oui.

— Rien de particulier ?

— Rien.

Quelque chose me tarabuste la gamberge : le président Chiraco devrait être infiniment clamsé. A moins qu’il n’ait une seconde fois renoncé à mes drôles de guerrières blondes, ce maniaque.

— Vous travaillez aujourd’hui, Hildegarde ?

— Bien sûr.

— Vous ne pourriez pas essayer de savoir ce qu’est devenue une grosse femme déguisée en folle de Chaillot qui était demeurée dans l’intimité du président et qu’il aurait, m’a-t-on dit, fait embastiller ?

Elle hoche la tête.

— Je sais effectivement qu’il l’a fait jeter en prison, et pas dans n’importe laquelle : dans sa prison personnelle où seul Kilébo Kantibez, son secrétaire, a accès.

Je frémis.

— Où se trouve cet aimable endroit ?

— Derrière le palais. C’est une construction récente, au fond du parc. Elle est surveillée en permanence par une section de la garde de cuivre, la garde privée du président. Les geôliers sont sourds-muets et analphabètes afin qu’ils ne puissent pas communiquer avec leurs pensionnaires. Il s’agit de vraies brutes sanguinaires qui font peur à tout le monde. La prison ne comporte qu’une seule ouverture, qu’encadrent deux mitrailleuses. C’est un véritable fortin de béton que des bouches d’aération alimentent en oxygène.

Je réprime une grimace d’hépatique en crise.

— Et vous dites que seul son secrétaire a le droit d’y pénétrer ?

— Uniquement lui.

— Vous le fréquentez ?

Elle a un frisson authentique.

— Oh mon Dieu, non, heureusement, c’est un être effroyable.

— Un jeune type étriqué, habillé de noir, avec de grosses lèvres grises et des dents jaunes ?

— Vous le connaissez donc ?

— J’ai eu une conversation avec lui, en effet.

Je réfléchis un petit bout de moment et je murmure :

— Hildegarde, il va falloir que je fasse sortir la grosse femme de cette prison !

— C’est impossible, me répond-elle, à moi, Français !

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