Et nous devisons.
Peu, mais bien.
Te rapporter notre converse sera l’affaire de pas longtemps, et encore j’exagère.
— Vous savez qui je suis ? questionné-je.
— Oui, répond mon interlocuteur.
— Moi, j’aimerais savoir qui vous êtes.
— Inutile.
Oh ! que j’aime pas ! Oh ! que je déteste ! Oh ! que ça me fatigue illico le système, j’entends le vrai, le nerveux ! Oh ! que ça s’engage mal ! Oh ! qu’il va lui arriver des ennuis considérables (de lièvre) ! Oh ! qu’il est téméraire dans ses ripostes, ce lunetté-barbu-blanchâtre ! Quand on kidnappe les gens, qu’on les embarque de force à bord d’un vieux barlu branlant pour une destination inconnue et une destinée plus inconnue encore, quand on les soporifie et que vos copains les révolvérisent, on surveille ses expressions, moi je dis.
— Vous jouez avec le feu ! assuré-je.
— Je suis ignifugé, assure le personnage avec un sourire crispant.
Je sors un briquet de ma poche, le bats, lui obtiens une flamme que j’approche de la barbe blonde. Ça fait « faouttttt » et la barbiche crame comme de la paille d’emballage. Y compris la tignasse du mec. Vite, il se désincendie à l’aide de son imperméable. Mais tu verrais sa bouille lorsqu’il ôte le vêtement de son foyer. T’as entendu causer des fameuses têtes de nœud réduites par les Indiens j’y vois rose (comme dit Béru en parlant des Jivaros). Eh bien, ça ! Grosse comme le poing. Misérable, caduque, imbécile, tristette. Que c’en est à se demander comment il va faire pour avoir l’air d’être vrai avec un tel chef.
— Ça vous amuse ? me demande-t-il sans s’émouvoir.
— Franchement, pas. Je tenais à vous prouver que vous vous faites des illusions quand vous vous prétendez ignifugé.
— Très drôle !
Non, mais tu sais qu’il me prend pour une patate, ce bougre d’espèce de truc informe !
— Je suis décidé à vous infliger les pires sévices pour vous faire parler, préviens-je.
Il hausse les épaules.
— Et moi, je suis décidé à les subir sans parler, mon cher commissaire.
Si tu veux mon humble avis, ce gnace a dû se payer un entraînement psychologique carabiné qui l’a rendu apte à tout endurer sans s’allonger. Je suis convaincu qu’on peut lui enquiller un tisonnier rougi dans le recteur ou lui arracher les dents avec un marteau sans obtenir de sa pomme le plus léger tuyau. Un moral d’airain, tu comprends ? Y a des gonziers comme ça : fabuleusement équipés pour les pires endurances, les plus atroces tortures. Des super-stoïciens, des gars qui comportent comme si leur viande n’existait pas.
Alors, plutôt que de me donner le ridicule de le tourmenter en pure perte, je me contente de le saucissonner et de le ficher dans un coin.
Ne reste plus qu’à faire un peu de ménage : balancer à la tasse le pilote foudroyé et le chauffeur énucléé. Ensuite, aider les repêchés à gagner le pont.
Quand les trois sont laguches, bien ruisselants et claquant des chailles, malgré la chaleur, je leur tiens un langage sobre mais empreint de fermeté.
— Messieurs, je suis le nouveau commandant du X trois étoiles (car j’ignore encore le nom de cette vieille chenillerie de barcasse). Vous me devez le respect. J’entends être obéi au doigt et à l’œil. Si vous jouez le jeu, je vous récompenserai en vous offrant une séance amoureuse comme vous n’en aurez encore jamais connue, grâce à la coopération des aimables jeunes filles que voici. Si ça rechigne, je vous plombe la coiffe ; que chacun médite mes paroles et en fasse son profit. Avant de se mettre aux manœuvres, vous allez me dire où nous devions nous rendre initialement.
Ils sont très bien, ces garçons. Pas chicaniers pour un chiraco.
— On devait rejoindre le yacht du président, au large du cap Griso-Nazo, disent-ils.
Que d’entendre cela, mon pauvre biquet, les bras m’en poussent de dix centimètres chacun.
Rejoindre le yacht présidentiel !
Mais pourquoi-ce ? Mais à cause de ?
Alors là, j’en perds : mon latin, mon anglais, mon allemand, mon italien, mon espagnol et même mon argot !
— Pour quoi faire ? je leur questionne.
Ils haussent les épaules.
— On ne sait pas. C’était l’ordre.
— Et il est encore loin, le Cap Griso-Nazo ?
— A une heure de navigation, me rétorque un grand malabar qui paraît plus avisé que les autres et doit avoir le grade de premier, deuxième, troisième et quatrième maître.
Je m’offre le luxe de réfléchir au vu et au suce de ces messieurs.
— Qui est capable de prendre le commandement en second de ce contre-torpilleur ?
— Je ! dit le malabar.
Effectivement, il porte une montre en nickel au poignet, ce qui tendrait à faire croire qu’il sait lire l’heure, et que donc c’est un individu cultivé.
— Le cap sur le cap Griso-Nazo ! enjoins-je. Je ne tolérerai aucune défaillance.
Ayant déclaré, je me laisse glisser sur les grands flots bleus, en surveillant le comportement de « mon » équipage.
Des rires ! Des folâtreries.
A croire que ces dames se font faire des papouilles ! Comme disait le duc de Kent : elle glouce, Esther.
Je m’hasarde jusqu’à la cambuse et c’est pour prendre acte d’un spectacle que non, franchement, on aura tout vu et que je ne suis pas au bout de mes stupéfiances. Magine-toi, l’artiste, que mes trois donzelles, rassurées par la tournure des événements et histoire de se défouler la nervouze, ont découvert un nouveau jeu que je recommande chaudement à madame la baronne pour ses kermesses de charité.
Elles ont allongé le premier motof, celui que j’ai ligoté et oublié, je le con-fesses, elles l’ont allongé sur le dos, reprends-je, au beau milieu de la cambuse, lui ont déballé le zigomar vibreur, ont flatté icelui comme il convenait pour qu’il atteigne le mieux de sa forme et jouent, ces petites polissonnes, à le chevaucher alternativement. Quand j’emploie le verbe jouer, crois-moi, c’est à bon escient. Il s’agit réellement d’un jeu, assez innocent, somme toute, et dont je te communique les règles. Chacune de mes nanas fait dix aller-retour sur le bistounet de l’homme. Ensuite, elle laisse sa place à une autre qui se paie également dix mignons va-et-vient. La troisième entre dans la ronde à son tour. La gagnante sera celle qui aura droit à l’apothéose du julot. Ce qui corse (je te dis plus Ajaccio, depuis tous ces attentats) la chose, c’est que chacune des trois frangines déploie sa propre technique. T’as celle qui s’active dans la fougue cosaque, celle qui, au contraire, travaille en velouté langoureux, et celle, enfin qui trémole du prose. Le mataf, son mât de misaine est à la noce, tu peux le dire. Ces ébats de gonzesse sur sa grande vergue, même dans ses rêves les plus érotiques consécutifs à l’abus de tequila, il imaginait pas une débriderie pareille. Quand il racontera ça, plus tard, à ses petits-enfants, ils le traiteront de gâteux. Il gémit doucement. Ce qui rend dingue cette séance, c’est la brièveté de chaque intervention. Dix tagadas, c’est une misère. T’as à peine le temps de prendre du recul. Lui, juste quand il prépare sa décarrade, la mademoiselle déséquestre, lui laissant renquiller sa pâmade. A la fin, ces changements répétés de partenaires et de rythme le rendent chèvre, le pauvre garçon. La preuve qu’il bêle (de Cadix) ! Les mômes se mettent alors à tricher un peu. Celle qui l’emballe à la va-vite exécute quelques cigognages supplémentaires, au grand dam des deux autres, lesquelles tiennent la comptabilité de ces culées. Celle qui voluptueuse ralentit tant et tant le mouvement qu’elle outrepasse la durée limite impartie, et là aussi ça rouscaille. De même, la troisième, celle qui a choisi la saccade, exécute de telles figures aux angles téméraires qu’elle va casser la tige de Césarin. Et puis, au bout d’encore cinq minutes, les circonstances entraînent le match nul. Le marin débigorne pendant un temps mort, entre deux partenaires. Il emplâtre le plaftard de la cambuse, ce con. Évidemment, celle qui fut en lice la dernière (la voluptueuse justement) revendique la victoire. Mais ses sœurettes s’inscrivent en faux, comme quoi le jeu c’est le jeu et que la triomphatrice devait décrocher la timbale avec sa case trésor, un point c’est tout ! Alors faut pas venir ergoter à présent. Elles referont une partie plus tard, promis.
Moi, je délivre l’heureux bénéficiaire de ce singulier concours et l’invite à rejoindre ses compagnons.
Le malabar qui tient mal la barre me désigne une masse ocrée vers les confins.
— Le cap Griso-Nazo, señor !
Je chope les jumelles posées sur la carte et me mets à scruter le large dans le sens de la longueur. L’océan est vide. Pas plus de yacht à l’horizon que de pourboire sur la table d’un bistrot écossais.
— Personne ! marmonné-je.
— Il n’est pas encore arrivé, dit le malabar. Nous devrions approcher de la côte, señor commandant, et jeter l’ancre pour l’attendre.
Le conseil me paraît valable.
Aussi, le suis-je.
Bientôt, le vieux barlu se balance mollement dans la houle.
La journée s’écoule.