CHAPITRE SIX DANS LEQUEL TOUT LE MONDE NE SE RÉVEILLE PAS

Pourquoi le grondement de la chute d’eau, devant la porte, me fait-il songer à un moulin de mon enfance ? C’est normal, tu trouves ? Ah, bon ! Oui, après tout, que l’eau t’évoque une chose propulsée par l’eau, ça coule de source ! Je suis nave, parfois. J’ai des étonnements de chérubin. Même, je me trouve con, bien souvent. Presque toujours. Je suis le plus intelligent de tous les cons qu’il m’aura été donné d’approcher, mais j’appartiens pourtant à la confrérie des céhoënnes-pantoufles. Je suis un connard qui aura admirablement réussi à jeter le doute. A force, ça fatigue l’homme. L’effort entraîne l’usure. Tu démènes pour créer des apparences, tu luttes contre ta nature, tes composants, ta matière ; tu te fringues Lapidus, tu te risques dans les subjonctifs, t’apprends des choses que tu restitues habilement et à bon escient ; les autres croient que t’es arrivé. Y s’disent « Il est formide, ce type-là. Quelle classe, quelle intelligence, et cette culture, merde ! ». Mais y s’donneraient la peine de gratter, ils découvriraient quoi t’est-ce ? Je vais te le révéler : rien ! Du hachis parmentier de connerie. Du gâchis parmentier, quoi ! Le zéro et l’infini qui se coursent dans la tronche pensante de l’Antonio.

Bon, pour t’en revenir, le moulin, jadis, au fond du soir, sur un ciel de tristesse et de mélancolie. La roue qu’à chaque aube je meurs, limoneuse et moussue qui ne tournait plus, ne tournerait plus jamais du grand jamais. Et quoi de plus sinistros qu’une roue qui ne tourne pas, quoi de plus contraire au génie humain ? Le feu, la pierre taillée, la roue… Et la roue tourne plus, c’est la chiasse, non ? Note, moi j’aimais bien qu’elle fût immobile dans sa démantelance, près du moulin transformé en maison de vacances. Y avait des nénuphars tout alentour, posés sur leurs palettes vertes. De grosses bulles venaient éclater à la surface, entre les plantes aquatiques. Mais je te raconte, te raconte des trucs que tu t’en branles à t’en disloquer le poignet, mon pauvre. Les souvenances, c’est bon pour celui qui les possède, pas pour ceux qui les écoutent. Les tiens, souvenirs, je t’en fais cadeau. Alors je mesure que pour les miens c’est du kif. Pourtant ils sont en grand besoin de remuer tout ça à compter d’un certain âge, mes temporains. Les voici tous qui plumaillent pour narrer leur enfance, leurs amours, les gonziers qu’ils ont connus, les choses bien héroïques qui leur sont arrivées. On est cons, je te jure. Indiciblement. C’est plus révocable, une sottise d’à ce point ! Pas surmontable toute la vie. Le moment vient que tu flanches. Tu fais camarade. Tu rentres dans ta connerie pour retrouver tes aises. T’acceptes d’endosser la vilaine casaque conesque, idem un pyjama. La fatigue a raison de tout. Et puis ça suffit sur la question.

Bon, on se réveille.

Pas moi le first : une des trois frangines que je ne saurai jamais laquelle.

Elle s’arrache donc aux voiles délicats de ses songes arachnéens de chiotte. Et alors te vous pousse un cri, mais un cri, mon pauvre, que les conduits auditifs nous en saignent !

Un cri pis que dans les films d’épouvante. Si je le transcrivais, m’faudrait au moins trois pages, rien que de « i » ; c’est te dire.

Je bondis.

— Quoi ? Qu’est-ce ? Où ce que ?

La fille est sublimement nue, les loloches fermement tendus, les meules moulées main. Elle désigne avec les deux index des points précis de la grotte ; là que roupillent ces messieurs francs-tireurs. Lui faudrait quatre mains, à cette chérie pour tout montrer à la fois. Car il y a quatre cadavres à contempler. Ceux de nos copains détrousseurs. Oui, ils sont décédés, les combattants de la pluie. Morts avec un bel ensemble, la gueule béante, les yeux exorbités, leurs mains crispées sur leur poitrine. Des masques terrifiants, mon loubard. Qu’on s’en signe de croix d’urgence, vite conjurer le plus gros qui nous pèse sur la coloquinte.

Alors là, j’ai tout pigé. L’une de mes trois beautés (voire les trois) a (ou ont) administré une fameuse poudre de grande escampette aux guérilleros. Et ceux-ci sont clamsés en pleine noye, après avoir dûment ripaillé. Et ces foutues garces jouent admirablement la stupeur, l’effroi, le glagla. Elles supplillent qu’on s’en va (dirait Béru). Elles se relingent en toute hâte fiévreuse. Pleurnichant, gémissant, hoquetant, lamentant et autres adverbes fignolés.

Ma pomme, sans perdre le nord, je récupère les bijoux, le fric, tout ce que ces soudards nous avaient volé. Je dégage la porte. La chute d’eau chute de plus en plus impétueusement because les pluies qu’ont dû y aller à la manœuvre pendant la nuit.

On se casse en file indienne (ici, y a encore quelques Cheyennes de race, des Aztèques dans le fromage, cependant que nombre d’Incas caracolent au volant de leur Mustang).

Le soleil grimpe à l’horizon. La forêt est toute bruissante de ramages d’oiseaux. On file à tout berzingue jusqu’à la route où nous avons abandonné notre tomobile, la veille. Elle est toujours là, certes, mais dans quel état, comme aurait dit mon ami Charles Quint, le grand qu’avait une barbe. Madoué ! C’est un fantôme de bagnole. Elle n’a plus de roues, plus de volant, plus de housse, plus de moteur, plus rien que son châssis et sa carrosserie. Des piranhas buickophages l’ont dépecée jusqu’à l’os, pendant la nuit, pis que si on l’avait abandonnée sur l’autoroute du Nord. Note qu’avec ses boudins crevés, elle était hors d’usage pour nous !

On continue à pied sur Bravissimo. Le cœur lourd, les jambes molles. Moi, j’ai jamais eu une vocation de scout. Les marches forcées, merci bien ! Mes donzelles maugréent. Elles disent qu’en arrivant en ville elles veulent absolument foncer à l’hosto, se faire examiner de fond en comble par un toubib, qu’on leur analyse le sang, le pipi, tout le bastringue, vu que nos geôliers sont sûrement morts d’une vilaine épidémie hautement pernicieuse. Et qui doit s’attraper pis que la chaude-lance. Leurs simagrées finissent par me battre les claouis.

— Moulez-moi, les gerces ! exclamé-je. Nos tartarins ne sont pas morts d’une fièvre tierce, non plus que du typhus, quelqu’un leur a refilé le bouillon d’onze heures, si vous voyez ce que j’entends par là.

— Quelqu’un ? Mais qui ? égosillent ces péronnelles.

Tu parles d’un front qu’elles ont ! De plus en plus s’ancre en moi l’idée qu’une seule d’entre elles est là à la coule et qu’elle chique les saintes nitouches pour ne pas donner l’éveil à ses frangines.

Comme je ne réponds pas à leur question, et pour cause, elles s’écrient :

— Vous ? C’est vous qui avez empoisonné les brigands !

— Moi ! A Dieu ne plaise !

— Si ces hommes sont morts empoisonnés, ça ne peut être que par vous, car vous ne pensez tout de même pas que c’est nous ?

Je ne pense qu’à cela, au contraire. Je dissimule mon indécision derrière un rire plus ou moins bien venu. Après tout, seul compte le résultat. En scrafant ces types, celle qui leur a administré une potion magique nous a sauvé la vie. Quatre vies en échange de quatre autres, c’est un calcul qui se défend. La morale n’est certes pas sauve, mais nos aimables personnes le sont. Et c’est là l’essentiel.

Avant que nous n’abordions les faubourgs, un ronflement de moteur retentit derrière nous. Le premier depuis notre départ de la grotte. Nous nous rangeons sur le bas-côté et dressons simultanément nos pouces. Une fourgonnette Mercedes, blanche et neuve, se pointe dans un nuage de poussière. Docile, elle stoppe près de nous. Un gars de par ici se tient au volant. Il porte de grosses lunettes de soleil formant miroir. Et y a rien de plus indisposant que de voir ta propre gueule quand tu cherches à découvrir celle d’un autre.

— Vous pouvez nous emmener jusqu’au centre-ville, señor ? lui demandé-je avec une grande urbanité et un sourire grand comme sur les affiches qui te disent de placer ta fraîche à la Banque Chmoldu où t’auras tous les avantages : crédit, intérêt, pipe à toute heure, nettoyage de ta voiture gratis et tirage mensuel des bons de caisse, tout ça…

Le gars qui réfléchit grâce à ses lunettes me répond, sans réfléchir.

— Avec plaisir, montez derrière !

Je remercie le serviable camionnetteur et m’empresse de délourder les portes arrière du véhicule. L’intérieur de la calèche est vide, si l’on excepte deux ou trois caisses de bois sur lesquelles nous déposons nos fessiers. La tire repart.

Et moi je te dis que le gonzier ne dorlote pas sa boîte à vitesses. La manière qu’il te pousse la première jusqu’à cent, à en carboniser le moteur, en dit long comme la ligne du Transsibérien sur ses talents de pilote. Avec ça qu’il ne se préoccupe pas des panneaux de vitesse, le chéri. Il bombe plein tube, freinant à mort, virant sec, accélérant de nouveau. On ne tarde pas à avoir la nausée, ainsi embarqués dans la fantasia du Grand Huit. Mes trois connes exclament tant et mieux, en essayant de s’agripper à moi, à moi qui ne m’agrippe qu’à ma dignité masculine. Heureusement que le centre de Bravissimo n’est pas loin.

Pas loin ? Voire…

Cinq minutes s’écoulent à ce rythme d’enfer.

Puis dix, puis un quart de plombe.

M’est avis que le chauffeur n’a rien pigé à ma requête et qu’il se rend plus loin que la capitale. La seule route qui aille ailleurs mène au port, distant d’une chiée de kilomètres (au moins). Furax, je me mets à tambouriner contre la cloison qui nous sépare de ce Fangio san bravien. Fume ! C’est du Havane ! Il continue de rouler, le panard au plancher, l’horrible.

Je gagne la porte du fourgon en titubant et empare la poignée. Fatalitas, elle est bloquée ! J’ai beau escrimer, jurer, sacrer, pousser, cigogner, liturger[11], il m’est impossible d’ouvrir.

— Au secours ! Au secours ! glapissent mes pisseuses, épouvantées.

— Allons, allons, du calme, mes chéries ! leur dis-je sévèrement, avec la dignité d’un commandant de Boeinge dont trois moteurs sur quatre sont en flammes et qui fait juste comme si la climatisation était mal réglée ; un peu de dignité, que diantre !

Elles se récupèrent tant bien que mal.

— Mais qu’arrive-t-il ? demande celle du milieu.

— Ma poule, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de Charybde, ce monstre fabuleux qui gardait l’entrée du détroit de Messine. Il avait la foutue manie de gober les navires qui se présentaient. Alors les pauvres marins, pour ne pas se faire glouper comme des huîtres, changeaient de cap ; las, ils tombaient sur Scylla, un autre monstre, à six têtes celui-là, qui n’en faisait que six bouchées ! Il vient de nous advenir une aventure similaire à celle des matelots en question ; ayant échappé à Charybde, nous venons de tomber sur Scylla. Si la formule vous plaît, conservez-la en mémoire de moi, mes belles, car je viens tout juste de l’inventer.

Elles ne m’écoutent pas.

Pleurent.

Drôle que les larmes rendent sourd. C’est pourtant ainsi. Le véhicule utilitaire continue de bomber. Nous de ballotter. Faudrait quelque chose d’un peu contondant sur les bords pour briser l’une des deux vitres dépolies (pour être au net) enchâssées dans chacun des panneaux. J’essaie avec ma godasse, seulement nous avons affaire à du verre incassable.

Soit : attendons.

Il finira bien par se passer quelque chose ? Fatalement nous devrons nous arrêter. Une voiture à moteur a besoin de carburant et doit se ravitailler. Quand bien même nous serions en route pour la Terre de Feu, nous observerons des haltes.

Je leur explique ça. Elles s’entraînent à paniquer, mes belles radasses dorées. A sangloter comme des fillettes.

— Quel pays, chevrotent-elles, on s’en souviendra !

Dieu les entende !

* * *

Au bout d’une heure, comme prévu, la fourgonnette stoppe. Aux bruits, je me rends compte que nous nous trouvons dans un port, à cause des sirènes, des halètements de bateaux, des ferraillements de grues.

— Aidez-moi, les mômes, on va leur jouer une bacchanale de notre cru pour donner l’alerte.

Et, prêchant l’exemple, je me mets à frapper les tôles des pieds et des poings en hurlant à m’en déchirer le corgnolon. Mes aimables compagnes font de leur mieux.

Pas longtemps. Au bout de quelques minutes, nos membres s’engourdissent, deviennent lourds, lourds, aussi lourdingues que nos cerveaux.

On se laisse tomber sur le plancher.

Me semble reconnaître une odeur chimique…

Et également percevoir comme un chuintement.

Vu, compris : on nous gaze pour nous assagir. Cette Mercedes est vraiment bien équipée.

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