San-Antonio Votez Bérurier

CHAPITRE PREMIER

Franchement, les gars, j'ai rien a priori contre le veau. Il faut bien que les vaches aient des enfants ; c'est dans la nature des choses ! Seulement, du veau à tous les repas, du veau pendant quinze jours, du veau trop ou pas assez cuit, ça peut très bien devenir une espèce de calamité, non ?

Du veau en rôti, en escalope, en blanquette, en osso-buco, en paupiettes, on finit par ne plus pouvoir le renifler, même dans ses cauchemars ! C'est ce que je m'efforce d'expliquer à Félicie, ma brave femme de mère, sur la terrasse de l'hôtel du Vieux Donjon et de la Nouvel Mairie réunis. Etablissement réputé pour sa propreté, sa cuisine familiale, sa vue sur moulin de Turluru, la gentillesse de la patronne, son billard japonais grand luxe et ses écrevisses à la nage (il y en a huit dans un bassin où elles nagent en effet sans que jamais quelqu'un de la cuisine ne vienne les déranger), mais établissement dans lequel je saurais trop recommander aux vaches de ne pas envoyer leurs rejetons !

Nous sommes en vacances, M'man et moi Le coin nous a été recommandé par un cousin du voisin d'à côté qui se trouve être le beau-frère du gargotier. Il a célébré la bonne tenue de l'établissement, le calme du pays, la beauté du site.

Comme le gars Bibi avait besoin de repos on s'est laissé opérer. Et voilà comment, depuis quinze jours, on bouffe du fils de vache matin, midi et night. Ce sont de drôles de petits impatients, les naturels du bled ! Ils n'attendent pas que les veaux deviennent bœufs. Ils mangent leur blé en herbe, quoi !

Côté tranquillité, y’ a pas à se plaindre. A part l'adjudant de gendarmerie en retraite qui ronfle dans la chambre voisine, on n'entend pas un bruit. Par moment, j'ai l'impression de mijoter dans une maison de repos aux murs capitonnés. En plus de ça, le temps est plutôt mauvais. Au départ, pourtant, on était optimistes vu que le petit bonhomme au pébroque de notre baromètre restait prudemment tapi dans sa guitoune. C'était au contraire la dame à l'ombrelle, annonciatrice du beau temps, qui venait faire du charme à l'avant-scène. Jamais il ne s'était gouré, notre baromètre, jamais. Suisse, qu'il est, alors on a eu confiance. Mais probable qu'il s'est fait naturaliser français, à force d'habiter le pavillon de Saint-Cloud ? Toujours est que le sourire engageant de la souris nous a incités au départ. J'ai chopé Félicie par une aile, notre malle-valise par sa poignée la plus solide, et nous sommes partis sans crier gare (j'avais ma bagnole).

C'est comme ça qu'on s'est amené à Saint-Turluru-le-Haut. Pas la peine de chercher sur une carte Saint-Turluru-le-Bas : il n'existe, plus. C'était un patelin tout en longueur, on a fait une nationale â la place et tout ce qu'il en reste c'est une pissotière que les habitants Saint-Turlurin-du-Bas, émigrés à Saint-Turluru-le-Haut, repeignent avec déférence chaque année et contre laquelle ils viennent déposer une gerbe le 14 de chaque juillet.

Par contre, Saint-Turluru-le-Haut est un bourg florissant. Il y a un bureau de poste qui fait dépôt de pain et de journaux et une épicerie-café-bureau de tabac. Ce dernier magasin est divisé en deux parties. A gauche de la lourde, il y a le café-tabac, avec s'il vous plaît un jeu de fléchettes et de dominos (c'est Las Vegas en plus petit) et à droite, l'épicerie-haute couture. On y vend du gros sel, de la moutarde des robes de dames, des chapeaux cloche (vraiment cloches), des corsages avec de la dentelle par-devant, des dessous salaces entièrement tricotés main et des slips tellement coquins que Paul-Emile Victor en prendrai trois douzaines de paires en prévision d'une prochaine expédition dans l'Arctique. Ledit magasin a deux enseignes.

A gauche, ça s'appelle « Le Trou du Cru » et à droite « l'Elégance Parisienne ». Bref, vous le voyez, ce pays est plein de distractions. On use le temps en jouant au rami M'man et moi. Parfois, des pensionnaires, se joignent à nous Car l'hôtel du Vieux Donjon et de la Nouvelle Mairie réunis a une clientèle de choix. Les estivants qui viennent, en ces lieux sont gens de qualité. Il y a là : un ancien receveur des Contributions et sa dame un ex-adjudant de gendarmerie ronfleur, je vous l'ai déjà signalé ; une demoiselle de quatre-vingt-quatre ans qui joue de l'harmonium le dimanche à l'église et un couple d'étourneaux de cinquante piges, les benjamins du lot — après moi — qui sont Anglais et ne s'en cachent pas.

— Tu t'ennuies, n'est-ce pas, mon grand ? me demande gentiment Félicie.

Fait surprenant : depuis trente minutes il fait soleil et tous les pensionnaires de l'hôtel se sont rués sur la terrasse, sauf les deux Anglais qui boudent en voyant s'arrêter la pluie.

— Pas toi ? réponds-je.

— Avec toi je ne m'ennuie jamais, répond M'man. La brave chérie ! On pourrait l'asseoir pendant dix ans sur une fourmilière qu'elle en serait ravie pour peu que je sois à portée de regard.

Il y a un silence.

— Tu sais ce que nous devrions faire, M'man ? Notre dernière semaine, aller la passer sur la Côte. On fait les valises et demain tu te réveilles devant la Méditerranée.

— Comme tu voudras, mon grand.

Je sais bien qu'elle préfère rester ici. L'ambiance du Vieux Donjon, ça la botte, Félicie. Elle est avec des gens de son âge ; et puis on ne se quitte pas. C'est rami, re-rami ! On se joue des petits cadeaux qu'on va acheter à l'Elégance Parisienne où l'on vend itou des frivolités. J'ai déjà accumulé deux ronds de serviette en bois blanc véritable, quatre porte-clés, un porte-plume à travers lequel on voit la mairie, le vieux donjon, le moulin et l'église de Saint-Turluru, et six cravates dont la plus belle représente une tête de cheval sur fond de haricots rouges.

J'ai un instant d'indécision. Je suis partagé entre mon ennui qui confine à la neurasthénie, et mon désir de faire plaisir à M'man. Puis je me dis que du moment que nous ne nous quittons pas, son bonheur reste intact et qu'un coup de soleil sur la terrasse de Téton ne fera pas mal dans le tableau des vacances.

Avec cet été pourri, nous sommes bronzés comme des comprimés d'aspirine. Il n'y a que l'ancien percepteur qui le soit, mais lui, c'est parce qu'il vient d'avoir la jaunisse.

— Alors on s'en va, M'man ?

— On s'en va ! fait-elle en s'efforçant de rendre sa voix enjouée.

Elle renifle un peu, ce qui, chez M'man, est un signe d'inquiétude.

— Que va dire Mme Rigodin ?

C'est la taulière.

— Je vais lui expliquer que j'ai eu un coup de tube de Paris me rappelant. T’inquiète pas. Si elle rouscaille trop je lui voterai un dédit.

Apaisée, M’man grimpe à nos chambres pour préparer les valoches. Moi, je décide d'attaquer la patronne. C'est une dame plutôt forte, dont la poitrine ressemble à deux citrouilles dans un sac. Elle l'étale sur sa caisse ou bien la coltine en se cambrant pour ne pas se laisser entraîner. Lorsque je m'annonce, elle est en train de faire une addition longue comme un rouleau de papier hygiénique. Son maître queux de mari est à ses côtés, qui surveille. Je me garde de les troubler en cet instant décisif et je m'installe dans un coin de la salle à briffer. La servante est occupée à fourbir un objet d'art en plâtre représentant un gros chien-loup à la langue pendante. C'est la décoration number one de la desserte.

La servante est encore plus tartignole que l'objet d'art. C'est une rouquine blême, aux crins raides. Elle est vioque, plate et bornée. Franchement, je suis pas gâté. Voilà quinze days que votre petit camarade se met la tringle, mes pauvres loutes. Ça commence à faire un peu beaucoup ! J'ai pas l'habitude de jouer les ascètes, moi ! Je ne dispose pas de suffisamment d'autonomie pour me permettre une abstinence aussi prolongée. Dans l'état où je suis, faudrait pas me donner un troupeau de chèvres à garder ! L'heure du berger, ça pourrait devenir la mienne !

La servante se baisse pour ramasser une épingle (elle a lu la vie des Rothschild dans « Constellation »). Sa pauvre croupe anguleuse me laisse indifférent. Mais mon imagination délirante en recrée d'autres, plus rebondies, plus appétissantes, plus fascinantes.

— A quoi pensez-vous, amigo ?

Je prends un coup de battoir sur les endosses qui manque me pulvériser la clavicule.

Je me retourne et découvre l'adjudant en retraite. Il est chauve, rubicond, avec des moustaches de chat, un nez en bec de canard, et des petits yeux pareils à des boutons de bottine. C'est un bon vivant. Signe particulier : ne roule pas les « r ».

— Je fais de la délectation morose, dis-je.

Ses sourcils se joignent. Il a beau être chauve, il a tout de même le front étroit. Quarante ans de képi lui ont une fois pour toutes cisaillé la dragée. Ses sourcils ressemblent à une visière.

— Moi, c'est la vésicule, dit-il. On a tous quelque chose.

Il empoigne un journal qui traîne et en lit les titres.

— Toujours rien de neuf à propos de l'assassinat du candidat député de Bellecombe-sur-Moulx, observe-t-il avec scepticisme.

Je ne réponds pas. Il y a dans sa voix un je ne sais quoi d'acerbe et de provocant. Il sait qui je suis et ne m'a pas caché qu'il tenait les nouveaux policiers pour des salopards. Je pressens donc de nouveaux sarcasmes et je me prépare à faire front.

— De mon temps, affirme-t-il, une affaire de ce genre était élucidée dans la journée.

— Ah oui ?

— Ben voyons ! Ce candidat avait des ennemis. Il est facile de les démasquer. Un bon interrogatoire rondement mené et je vous livre le coupable.

— Les ennemis d'un homme politique ne sont pas des ennemis ordinaires, objecté-je.

— C'est-à-dire ?

— Ils ne connaissaient pas forcément leur victime. Ils ont agi par conviction, non par ressentiment personnel.

— Charabia ! me répond insolemment l'ex adjudant.

Et il conclut :

— Notez qu'il s'agissait d'un candidat d'extrême-gauche. C'est pas une perte. Je comprends que la police laisse flotter les rubans !

Abasourdi, je le regarde sortir et je cramponne le baveux. C'est une feuille de la région « La Pensée Bellecombaise » car Bellecombe-sur-Moulx, sous-préfecture de la Seine-et-Eure (nul ne l'ignore, je pense ?) n'est qu'à quatre kilomètres de Saint-Turluru.

Il s'y déroule des élections partielles, vu le décès d'un député. La semaine passée, le candidat communiste a été abattu à son domicile de trois coups de revolver tirés à bout portant. Crime politique. La Rousse s'est occupée de l'affaire avec précaution et jusqu'ici sans résultats.

Je comprends les collègues. Les terrains minés on n'aime pas tellement y foutre son naze.

Je repose le canard et je m'approche du couple d'hôteliers au moment où la dame annonce le résultat de son addition : 60.543,60. C'est un nombre qui en vaut un autre et ce dernier a le pouvoir de plonger les loueurs de draps dans un abîme de réflexion.

— Vous voulez quéque chose ? s’inquiète cependant l'hôtesse.

Je désigne son addition.

— La mienne, fais-je.

L'astuce est trop forte pour elle. Elle croit que je lui montre son stylo et me répond avec un gentil sourire.

— Vous devez vous tromper, monsieur le commissaire, c'est pas votre stylo, c'est la mienne.

Je m'apprête à la faire revenir de son erreur lorsque le facteur entre en trombe dans l'établissement. C'est un facteur comme on n'en fait plus depuis « Jour de Fête ». Il est grand, avec des fringues de coutil qui flottent autour de ses longs membres noueux et il a un nez de vigneron en fin de carrière.

— Vous savez la nouvelle ? clame-t-il d'une voix sifflante car il a perdu son râtelier récemment dans un verre de Cinzano.

— Non ! répondent en chœur les marchands de frites.

— On nous en a tué encore un !

— Un quoi ? S’enquièrent d'une seule voix les additionneurs réunis.

— Un candidat député, pardine…

Intéressé, je m'approche.

— Vous voulez dire que le nouveau candidat communiste a été abattu comme son devancier ? susurré-je.

Le facteur relève la visière de son képi, ce qui le fait illico ressembler à un dessin d'Aldebert.

— Pas le communiste, cette fois : l'U.N.R. !

Alors là, mes fils, j'en prends plein mes moustaches ! Assisterait-on à une vendetta de grande envergure ?

— Comment est-ce arrivé ? je demande.

Le facteur louche sur le comptoir désert. Le taulier, qui comprend ce que regarder-vers-le-comptoir veut dire, lui verse un gros rouge que le postman écluse en moins de temps qu'il n'en faut aux usagers des postes pour coller l'effigie de la Ve sur une enveloppe.

— Ça s'est passé comme pour Marasme !

— Qui est Marasme ?

— Vous savez ; le zig de la Révolution qu'une dénommée Charlotte a saigné dans sa baignoire ?

— Vous voulez parler de Marat ?

Il hoche du képi.

— Peut-être qu'à Paris on l'appelle comme ça, mais dans nos écoles à nous c'est Marasme !

Le candidat a été poignardé dans son bain ?

— Oui. Sa dame l'a trouvé dans la baignoire, saigné à blanc. On lui avait tranché la cariatide avec un rasoir à manche, le sien, justement !

— S'il s'était rasé à l'électricité, ça ne lui serait pas arrivé, ne puis-je m'empêcher de constater.

Mais ma boutade ne fait sourire personne Au contraire, elle me vaut des regards outrés. Je me racle le gosier.

— Il était seul dans sa maison lorsque c'est arrivé ?

— Pas du tout ! Y avait sa femme, sa vieille mère, ses deux enfants, la bonne, son chien de chasse et deux tourterelles en cage.

— Personne n'a rien entendu ?

— Personne.

— Il ne s'agirait pas d'un suicide, par hasard ?

— D'après les premières contestations de la police, paraîtrait qu'non !

Je me masse le bulbe. A cet instant, M'man descend l'escadrin tenant la petite mallette de croco où elle met nos bijoux.

— Tu as prévenu, mon grand ? demande-t-elle à mi-voix.

Je secoue la tête.

— Y’a maldonne, M'man ; on ne part plus.

Elle n'est pas contrariante, Félicie. Elle a décidé une fois pour toutes que tout ce qui sortait de ma bouche était parole d'évangile, Pourtant, elle ne peut s'empêcher de balbutier.

— Ah ! Bon… Mais… Pourquoi ?

— On vient de trucider un nouveau candidat de Bellecombe. C'est passionnant.

Je lui donne la bibise des grands moments.

— Je vais faire un tour chez les bourremen de Bellecombe, M'man. Si par hasard j'étais en retard pour le dîner, mets-toi à table sans moi.

Elle se retient de soupirer et me regarde partir en me lançant un œil plein d'indulgence et de pardon.

Je vais sortir ma tire du garage où elle s'empoussière entre une camionnette de livraison et un tracteur rouillé. Je manœuvre afin de me dégager. Mais juste au moment où je débouche de la cour intérieure de l'hôtel, M. Morbleut, l'ex-adjudant de gendarmerie, me barre la route de ses bras en croix.

— Vous allez à Bellecombe ?

— Oui.

— Ça vous ennuierait de m'emmener ? Vous savez ce qui se passe ? On a ratatiné un second candidat aux élections.

— Pas possible ! Fais-je en lui ouvrant la portière.

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