Je laisse le soin à Bérurier de commenter pour la presse et nos collègues les péripéties de l'attentat auquel la Providence nous a permis d'échapper et je me boucle dans le commissariat en donnant l'ordre aux gardes de ne laisser entrer personne.
— Laplume vous a déjà appelé deux fois ce matin, monsieur le commissaire, me prévient le secrétaire. Il a laissé un numéro où vous pouvez le joindre.
Je demande la communication. La voix empressée de l'inspecteur Laplume ne tarde pas à chatouiller ma trompe d'Eustache.
— Ça y est, m'sieur le commissaire. J'ai déniché l'auteur du coup de fil.
— Pas possible !
— Parole !
Il est radieux. Je dois convenir que s'il a vraiment retrouvé le correspondant du comte Gaétan de Martillet-Fauceau il a réussi un très bel exploit.
— Qui est-ce ?
— Une femme. Une certaine Natacha Bannet, d'origine slave. Elle habite dans une pension de famille, boulevard de Port-Royal.
— Que fait-elle dans l'existence ?
— Rien à ma connaissance. C'est une belle fille de vingt-cinq ans, blonde, avec des yeux bleus plein la figure, et des cheveux blond cendré.
— Elle vit seule ?
— Oui.
— Où es-tu, toi ?
— Dans la même pension qu'elle. J'ai pris une chambre qui se trouve à deux portes de la sienne. J'attends vos instructions.
Je gamberge. Laplume nous croit coupés et il rabbine des « Allô ! Allô ! » désemparés.
— Calme-toi, fils, je réfléchis. Tu vas essayer de lier connaissance avec elle !
Il manque de chaleur.
— Ça va être coton, m'sieur le commissaire ! J’ai pas votre physique de théâtre. Les femmes ne me sautent pas dessus et quand il m'arrive de sauter sur elles, je reçois plus de beignes que d'encouragements.
— Très bien, surveille-la, j'arrive !
Voilà, ça m'a pris d'un coup. D'un seul ! Je me suis entendu dire ça sans avoir eu besoin de le décider. A quoi cela correspond-il ? Au besoin d'aller renifler l'air de Paris.
Je note l'adresse de Laplume et je raccroche pour aussitôt, demander le numéro de la baraque Viens-Poupoule.
— Passez-moi Pinaud ! dis-je au standardiste, après m'être nommé.
Des sonneries se mettent à rechercher le fossile. Enfin, sa voix enrhumée me parvient : à peine audible tellement il a le nez bouché et les sinus chanstiqués.
— Ah ! C’est toi San-A. ? bavoche le débris. Figure-toi que je tiens une crève carabinée. C'est au point que j'étais en train de me demander si je ne vais pas retourner me coucher…
— Tu retourneras te coucher un autre jour, vieillard, décidé-je. Saute dans une voiture et arrive à Bellecombe-sur-Moulx.
— Hein ? s’étrangle-t-il ; mais j'ai 38,2 !
— Ça prouve que ton métabolisme basai fonctionne. Fais ce que je te dis, ça urge et c'est grave.
— Mais que se passe-t-il ? pleurniche le Délabré.
— Il se passe que les jours de Béru sont en danger. J'ai besoin d'un type avisé et fidèle pour assurer sa protection, tu piges ?
— Mais, je…
J'ai raccroché pour couper au récit de sa grippe et à ses doléances.
Il doit continuer de jacter, là-bas, à l'autre bout du fil. Je sais qu'il viendra et qu'il fera son boulot, l'Enrhumé. Chétif, rouscailleur, il a toujours un pied dans la tombe et un autre sur une peau de banane, mais il tient le choc, le père Pinuche.
— On a des nouvelles de Mathieu Mathieu ? demandé-je à la ronde.
— Toujours rien, me répond-on.
Je dis à messieurs mes auxiliaires de me dégauchir coûte que coûte une photographie du personnage.
— Quand vous en aurez trouvé une, faites-la publier par toute la presse et envoyez un exemplaire aux sommiers.
On me dit d'ac. Je réponds O.K. Je frète une nouvelle tire et je fonce sur Paris, via Saint-Turluru.
Car je compte faire une halte à l'hôtel.
Le Vieux Donjon est en effervescence because le gag de ma tire incendiée. Je découvre une Félicie morte d'anxiété que je m'emploie à réconforter.
— Ça n'est pas moi qu'on visait, M'man, mais Béru. Les choses ont l'air de vouloir rigoler ce matin.
— Ah, tu trouves ! s'exclame la bonne chérie.
— Mais oui ; il faut que ça remue, c'est l'apathie qui est négative. Je vais à Paris pour une importante vérification. Toi, je vais te charger d'une enquête.
— Moi ! s’étonne ma brave femme de mère.
— Ecoute, M'man. La bombe dans la voiture, on l'a glissée sous la banquette entre le moment où j'ai sorti l'auto du garage et celui où nous y avons pris place. Il ne s'est pas écoulé dix minutes entre ces deux opérations. Essaie de savoir qui rôdait dans le secteur, qui a pu s'en approcher.
— Tu ne penses pas qu'on a pu glisser cette bombe pendant la nuit ?
— Sûrement pas. Qui donc pouvait prévoir notre heure de départ de l'hôtel puisque, en me couchant, je l'ignorais moi-même ? Crois-moi : le truc s'est passé à ce moment-là.
— Pourquoi ne fais-tu pas enquêter par tes inspecteurs ? insiste-t-elle.
Je lui souris.
— Pour une raison bien simple, M'man. Ici, c'est la brousse. Les gens redoutent la police. Plus ils ont la conscience nette plus ils en ont peur. Lorsqu'un flic se met à les questionner ils jouent bouche-cousue. Avec toi, ils seront en confiance et ils parleront. Tu saisis ?
— Je ferai l'impossible, promet Félicie.
Elle a droit pour ces bonnes paroles à la super-grande-bise-filiale de son grand garçon.
Une plombe et demie plus tard me voilà dans la capitale.
Il s'agit d'une pension de famille discrète, un peu bourgeoise, sise au fond d'une cour qui, chose curieuse, me rappelle par son atmosphère celle de l'hôtel particulier du défunt comte. Au bureau, je découvre une digne personne aux cheveux gris bleuté, entièrement vêtue de mauve.
Je demande après M. Laplume et elle me l'appelle au tubophone intérieur. J'attends mon collaborateur dans un salon garni de meubles d'osier qui se plaignent véhémentement lorsqu'on les utilise.
Laplume surgit, en manches de chemise.
— Alors, mon gars ? demandé-je, où en es-tu ?
— Au même point, penaude-t-il. J'ai bien essayé de faire des risettes à la dame, mais ça n'a pas rendu !
— Elle est sortie ?
— Non : elle écoute la radio dans sa chambre.
Je me balance un moment sur mon fauteuil, me demandant ce qu'il convient de faire. Laplume me touche l'épaule d'un doigt furtif.
— La voilà, souffle-t-il.
Je vois passer une gamine dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'on devrait l'éloigner des cardiaques. Belle à vous couper le souffle, à vous débrancher l'aorte, à vous mettre la moelle épinière en serpentin. Oh ! Cette personne, madoué !
Natacha Bannet, c'est une splendeur ambulante. Je me dresse, comme en état d'hypnose et je lui file le train.
Elle sort sur le boulevard avec le fils unique et préféré, de Félicie sur ses talons aiguilles. Paris sent Paris à ne plus en pouvoir. Il y a de la tendresse dans l'air. Biscotte, l'été la circulation automobile est faiblarde. C'est bon de musarder, avec les yeux braqués sur les mamelons d'une jolie fille. Ces mamelons-là valent ceux de Cavaillon, moi je vous le dis !
Elle descend le Port-Royal jusqu'au boulevard Saint-Michel, puis elle descend le boulevard Saint-Michel jusqu'au Dupont-Latin.
Je pénètre à sa suite dans l'établissement brouhahateux. Il reste quelques étudiants au Latin quarter pendant l'été et ils suffisent à mettre le chantier dans les brasseries du coin. Quelques beaux Noirs accompagnés de belles blondes (c'est dans la nature des choses) et quelques belles brunes avec quelques beaux blonds (les choses étant ce que vous savez) pérorent en des langues multiples et variées. Ma Natacha se carre dans un coin tranquille, derrière l'escalier, et se met à commander une bouffe discrète, en rapport direct avec les conseils caloriques de « Elle Par chance », je trouve une table à côté de la sienne. J'ai une faim d'ogre, mais je me garde bien de commander du pantagruélique, ça ne ferait pas sérieux. Dans la vie faut jamais perdre le côté psychologique de la question : Il est malséant de claper du bourguignon lorsqu'on veut faire du rentre-dedans à une sœur qui se martyrise l'estom' avec le pamplemousse-jambon des régimeux. Je me farcis donc la pointure en dessus : crudités-grillade. Elle commande une demi-Evian, moi je me résous à un demi-pression. C'est neuf, raisonnable, pro-hépatique sinon épatant.
Et le manège commence. La Natacha ne m'aperçoit pas tout de suite et c'est dommage pour elle. S'il est des spectacles qui justifient pleinement l'activité des frères Lissac, c'est bien votre serviteur en train de faire son œil de velours !
La force de mon regard est telle, mon magnétisme si puissant que la belle souris finit par tourner sa jolie petite tête blonde de mon côté. Pas besoin de lui examiner le fond de l'iris pour comprendre que ça rend. Du coup, je me sens tout à fait bien et je pige ce qui me manquait à Bellecombe. C'était Paris ! Paris, son air capiteux, ses souris, son bruit, son odeur. Les vacances lénifiantes à Saint-Turluru m'avaient sclérosé. Ici, je retrouve mon tonus, ma vérité, mon allant. Je suis pareil à ces fleurs japonaises en papier qu'on jette dans un verre d'eau qu'elles finissent par emplir en un rien de temps. Je suis recroquevillé, comme un foie atteint de cirrhose, jetez-moi dans Paname et le miracle s'opère. Et comme ce matin il y a dans cet air de Pantruche une sorte d'espèce d'harmonie pré-établie, un marchand de billets de loterie radine. C'est le genre rat galeux avec des pellicules sur ses épaules. Il va de table en table. Ça ne carbure pas fort. Il fonce alors à celle de Natacha et se met à lui brader son bazar à tout va. Natacha refuse. Elle voudrait bien que le type lui foute la paix. Mais il s'accroche, opérant à l'insistance. Une belle fille esseulée, c'est la proie idéale. Il se fait insinuant. Il va jusqu'à lui déposer d'autour un billet devant son assiette. Alors, le chevalier Bavard, celui qui remplace le beurre et la cantharide, se lève et fonce sur l'importun.
— Puisque mademoiselle vous dit qu'elle ne veut pas de billets ! lui débité-je d'une voix impressionnante.
Il me regarde, bat de ses cils farineux et ronchonne.
— De quoi je me mêle !
Je lui cloque mille balles et je prends trois biffons sur sa planche à billets.
— Déguerpis !
Du coup il s'abstient de renauder et sort en essayant de récupérer sa dignité.
— Merci, me virgule la douce enfant.
Je lui souris et j'agite les trois billets devant elle.
— Voulez-vous parier que j'ai attrapé les numéros gagnants ?
— C'est bien possible !
— C'est toujours comme ça que la fortune arrive, il suffit de lire « Ici Paris » pour s'en convaincre. Si je gagne, on partage, d'accord ?
Et voilà : c'est parti comme en 14, les gars ! Quatre minutes plus tard, nous buvons le café de conserve (c'est du Nescafé), et un quart d'heure après nous déambulons sur le Saint-Michel. Cette gosse, elle est belle et elle sent bon. Sa tiédeur ressemble à celle du printemps. Mince, voilà que je deviens lyrique ! Faudra que je prenne un dépuratif !
Elle me dit qu'elle se prénomme Natacha, ce qui me surprend beaucoup. Elle est la fille d'un ancien diplomate russe, le duc Igor Bannetchkov mort récemment. Elle vit chichement de petites rentes et écrit un livre sur les conséquences de l'art moldo-valaque dans l'emballage moderne.
— Beaucoup d'amis ? je demande.
— Non.
Elle a une petite pointe d'accent hérité de son papa. C'est délicieux, je vais le lui chercher jusqu'entre les dents, tellement il est doux. Elle se laisse faire. On frète un bahut et on se fait conduire au bois de Boulogne. Les petits oiseaux et les sadiques s'ébattent à travers les fourrés. On trouve un coin à peu près isolé (il n'y a que quarante-huit « voyeurs » embusqués pour nous mater) et c'est la roucoulade maison, avec affrontement de muqueuses et solo de jarretelles à quatre doigts.
Je la confidence, cette greluche. A-t-elle des amants ? Ce ne serait pas surprenant, vu son âge et son conditionnement physique. Elle répond qu'elle est libre pour l'instant, me révèle que je la chope juste après une rupture… Ça m'intéresse ; du coup je dresse également l'oreille.
— Comment un homme peut-il vous laisser ! m’insurgé-je. C'est proprement inimaginable !
— Il ne m'a pas laissée, c'est moi !
— Tout s'explique. N’allez pas me dire qu'il vous trompait, surtout ; je ne saurais ni l'admettre ni le tolérer.
Elle devient grave, sa mâchoire se durcit, son regard se fixe.
— Non, c'est beaucoup plus grave.
— Par exemple ! Racontez-moi tout, mon cher amour…
Les quarante-huit voyeurs sont maintenant cent douze à nous cerner, tels des Japs dans la brousse cingalaise pendant the last war. Ils retiennent leur respiration, espérant assister à une partie de chmitzblik-fouignouzé.
La gosse ne s'aperçoit de rien.
— J'ai appris que cet homme était communiste ! fait-elle.
— Pardon ?
— Oui, vous avez parfaitement entendu, reprend-elle avec vivacité. Communiste. Je l'ignorais. Il portait beau, il était noble. Un comte, j'avais confiance, non ? Mais, hélas ! Tout se perd. Vous imaginez ce drame shakespearien ? Moi, la fille du grand duc Bannetchkov, exilé en France, ruiné par les soviets, être la maîtresse d'un communiste ! J'ai cru que j'allais le tuer.
— Racontez-moi un peu ça, c'est passionnant. Je comprends votre calvaire, ma belle amie. Et je partage votre juste courroux.
Elle capture une bête à Bon Dieu qui se fourvoyait sur la couture de son bas. Lui donne un baiser et lui rend sa liberté.
— Je l'avais connu à Paris. Pendant deux ans je l'ai aimé et j'étais sienne.
La formule surannée et exquise me fait gazouiller le trémolux internus.
Qu'en plein vingtième siècle une bergère vienne vous bonnir à propos d'un zig quelle est « sienne », y a de quoi se la faire décaper à la lampe à souder et se la faire badigeonner au minium, non ?
— Touchant, éructé-je, infiniment touchant ! Votre vie est un roman ! Comme c'est beau, comme c'est grand, comme c'est généreux !
Les sadiques du Bois opèrent une progression de vingt centimètres dans notre direction.
Elle continue.
— Il y a dix jours, mon ami m'a adressé une affiche électorale. Il y avait sa photographie sous la faucille et le marteau. Comment ne suis-je pas morte à cet instant ? Je me le demanderai toute ma vie. Ah ! L’organisme est plus résistant qu'on ne croit !
— Certes, conviens-je. Qu'avez-vous fait ?
— J'ai rompu.
— Au téléphone ?
— Oui. Il ne méritait même pas une lettre d'adieu. Je lui ai dit que je lui interdisais de me revoir, que je n'avais pour lui que haine et mépris.
— Une tranche de vie, susurré-je. Du Bernstein mâtiné de Georges Ohnet !
— N'est-ce pas.
Vite, une larme extrêmement belle perle à ses cils. Elle agite ses ramasse-miettes. La larme tombe dans l'herbe, goutte de rosée prématurée ! (Oh la la, il va falloir que je prenne de l'aspirine, ça ne tourne pas rond).
— Et comment cette espèce de comte a-t-il réagi ?
— Le désespoir ! Il me suppliait au téléphone ! Il jurait que si je rompais il se suicidait.
Il a ouvert un tiroir et m'a dit qu'il saisissait un revolver.
J'ai la respiration qui se prend les jambes dans la cordelière de ma stupeur.
— Ensuite, ma tendre beauté ?
J'ai raccroché ! J'ai horreur de ces scènes déprimantes.
— Il s'est suicidé ? croassé-je.
Elle hausse les épaules.
— Pensez-vous, les hommes sont bien trop lâches !
Je fais un louable effort pour retrouver mon rythme respiratoire.
Dites-moi, merveilleuse Natacha, enchantement des yeux, exaltation du cœur, vous qui humiliez les roses et faites pâlir le matin, vous arrive-t-il de lire les journaux ?
— Bien sûr, fait-elle : je lis « Art », « Cancan », et « Minute ».
— Je veux parler des quotidiens !
— Non, s'insurge la belle blonde. Sûrement pas. Je hais cette presse à scandale qui nous fait tant de mal !
— Et le coup de téléphone dont vous parlez, vous l'avez passé un matin de la semaine dernière ? Le mardi, très exactement ?
Ses yeux s'exorbitent. Sa bouche bée. Sa poitrine se soulève. Ses sourcils s'arquent.
— Oui, comment le savez-vous… ?
— J'ai oublié de vous signaler que j'avais des dons de visionnaire.
— A ce point, c'est stupéfiant !
Elle se renverse sur la pelouse et regarde le ciel bleu où des nuages légers font la brise buissonnière.
— En effet, c'est bien mardi de la semaine passée. Vous êtes un être fantastique, balbutie-t-elle en passant sa langue mutine sur ses lèvres charnues. Je lui refile the big galoche.
La cohorte de mateurs pousse un soupir et se rapproche.
— Je n'ai qu'un défaut, fais-je. Je suis chef de cellule dans mon quartier !
Elle s'ébroue, se lève, me gifle et s'enfuit.
Je la laisse faire. Je n'ai plus rien à lui dire et je sais où la retrouver. Les sadiques, désorientés, se dispersent dans la nature.