CHAPITRE XVI

Je me rabats sur le burlingue. Chaque fois que je reste une quinzaine sans y venir, je suis, en arrivant, surpris par son odeur bizarre. Ça renifle l'administration. Le vieux bois, le vieux drap, le vieux papier. Tous les vieux papelards, notez bien, n'ont pas la même odeur. Cela tient moins à la qualité du papier qu'au texte qu'on y a imprimé.

Ainsi à papier égal, un paquet de vieux faire-part n'a pas la même odeur qu'un même paquet de convocations. Comprenne qui peut ! Le registre d'archives ne sent pas comme le registre d'épicier.

Je distribue des saluts et des bons mots.

Puis je grimpe aux sommiers, Le préposé me dit qu'il vient justement de recevoir à l'instant par une estafette la photo d'un quidam, celle d'un certain Mathieu Mathieu. Je cramponne l'image. Elle représente un groupe de pêcheurs à la ligne, photographiés devant une guirlande de truites. A l'arrière-plan, on distingue un visage chafouin. Quelqu'un des services bellecombais l'a serti d'un trait de crayon gras.

— On peut agrandir cette gueule, fais-je. Il faudrait la grimper au labo.

Mais le père Cataplasme, le roi des sommiers, surnommé Simmons à cause de ce titre, secoue son crâne d'œuf qui ressemble à un suppositoire monté sur roulement à billes.

— Pas la peine, avec une loupe on va s'arranger.

Il prend l'instrument d'optique annoncé et se livre à un examen minutieux. Ce type-là, croyez-moi (et si vous ne me croyez pas allez vous faire badigeonner le grand zygomatique au mercurochrome) ce type-là, répété-je, car vous n'avez pas de mémoire, a un cerveau qui ridiculiserait les machines électroniques de chez I.B.M.

— Je reconnais le monsieur, murmure-t-il par-dessous sa moustache de vieux rat.

— Pas possible. Vous connaissez Mathieu Mathieu ?

— C'est pas son nom… Le prénom, oui… Mathieu, justement. Mathieu Mathias, ça y est ! Et je peux même vous dire qu'il est recherché par la police… Quoique non, maintenant il y a prescription… Attendez, nous allons voir ça… Il me semble qu'il avait tué sa femme alors qu'il se trouvait en état d'ivresse…

Il compulse son fourbi à la lettre « M ». Ses doigts menus feuillettent des fiches à une allure de rotative en folie.

— Nous disons, Mathias… MA… THI… AS ! Ça y est !

Il cramponne un rectangle de bristol auquel est épinglée une photographie. Pas d'erreur, avec dix ou douze années de moins sur les côtelettes, c'est bien le même bonhomme que sur la photographie des pêcheurs réunis.

Il lit :

Mathias Mathieu, né le 18 janvier 1905 à Bézezy-le-Fignedé (Seine-et-Eure), domicilié impasse du Professeur Grodu, à Asnières. Marié à Le Gougnafié Solange. Tourneur sur jugulaires. A tué sa femme le 23 avril 1953 au cours d'une crise d'éthylisme. A disparu. Recherché par le parquet de la Seine.

Je rends le carton au père Cataplasme.

— Merci. C'est tout ce que je voulais savoir.

Eh bien, on dirait que les choses ont l'air de se précipiter, non ?

Ragaillardi, je grimpe chez le Vieux.

Les mains au dos, le front plissé, la rosette éclatante et l'œil troublé, le Boss arpente la moquette de son burlingue.

— A votre avis, mon bon ami (car je suis en train de redevenir son bon ami). A votre avis, répète-t-il (car il sait que vous avez la mémoire qui roule sur la jante) ce serait donc le jardinier qui aurait tué le comte de Martillet-Fauceau ?

Je branle le chef.

— Pas forcément, monsieur le directeur…

Il fronce les sourcils.

— Comment, pas forcément ?

— J'ai l'impression que le comte s'est suicidé. Ecoutez, je vais vous donner ma version des événements. Gaétan de Martillet-Fauceau reçoit un coup de fil délirant de cette folle Natacha qui lui signifie que tout est terminé entre eux. Il la supplie. Elle est intransigeante. Il est comte avant tout. Son esprit descendant de Croisé reprend le dessus. Il menace de se suicider. Elle rit et lui raccroche au nez. Alors, il se tire…

— Trois balles dans le cœur ! plaisante le Boss.

— Parfaitement. N'oubliez pas qu'il était penché au-dessus de la table supportant le téléphone. Pour tourner l'arme contre sa poitrine il a dû prendre appui avec le bras sur ladite table. Son doigt s'est crispé… Les trois balles sont parties… Il est tombé…

— Mais il…

— Je sais, interrompé-je : il tenait le combiné de sa main droite et il n'était pas gaucher. Mais à mon avis, c'est là que Mathieu Mathias est intervenu. Alerté par les détonations le jardinier est entré. Personne n'apparaissant, il s'est livré à une mise en scène pour une raison que j'ignore encore mais qu'il nous expliquera, j'espère, si on lui remet la main dessus.

— C'est insensé ! s'écrie le Tondu. En général, ce sont les crimes qu'on essaie de camoufler en suicide, et non pas les suicides qu'on travestit en meurtre !

— En général, c'est vrai, monsieur le directeur ; mais il est des exceptions pour confirmer la règle. Je sens que Mathieu est l'une de ces exceptions.

— Soit, après ?

— Après, il a repris son travail et a attendu. Le valet de chambre a donné l'alarme et Mathieu est allé quérir le docteur.

Le Boss est de plus en plus sceptique. Il se renfrogne et son nez pompe un air qui lui reste sur les éponges.

— Pourquoi a-t-il disparu ?

Je me marre.

— Ça y est, j'ai trouvé. Voilà ce qui s'est passé, patron. Mathieu fait le jardin. Trois détonations éclatent. Il entre, voit son patron mort et comprend qu'il s'est suicidé. Dans le tiroir où le comte rangeait son revolver il y a quelque chose qui excite la convoitise de Mathieu : de l'argent ! Il l'empoche. Mais il craint d'éveiller les soupçons en donnant l'alarme. Alors il veut faire croire au vol. Il colle l'appareil téléphonique dans la main du comte. Puis il emporte le fric, le cache dans sa gamelle et enterre celle-ci dans les rosiers. La suite, nous la connaissons : il va chez le docteur, il répond aux questions des enquêteurs, etc… Le lendemain, il revient déterrer sa gamelle, puis il disparaît.

— Après avoir tué son chien ?

— Oui. N'oubliez pas que Mathieu est un ivrogne. Une brute qui a jadis trucidé son épouse. Son chien voulait le suivre. C'était trop risqué. Alors, il a éventré la pauvre bête d'un coup de fourche et il est parti. Sans doute est-il allé s'installer dans un quelconque village, comme il le fit il y a plus de dix ans : Peut-être, plaisanté-je, se fait-il appeler Mathias Mathias maintenant ? Nous le retrouverons, patron. Et vous verrez que j'ai vu juste.

Le Vieux sourit.

— Après tout, c'est possible. Ma conviction à moi est qu'il a assassiné le comte.

Il fait claquer ses doigts.

— Mais dites donc, j'y pense, et les autres candidats ?

— Ça n'a rien à voir avec Mathieu, monsieur le directeur. D'ailleurs le troisième est mort accidentellement.

Il hausse les épaules.

— Et le second s'est tranché la gorge en se rasant ?

— Non. D'après moi, seul le deuxième meurtre est vraiment un meurtre.

Le Boss hausse les épaules.

— Un suicide, un meurtre, un accident ? C'est bien ça ?

— Exactement, patron.

— Vous aurez du mal à faire accepter ça aux journalistes !

— J'aurai des preuves !

— Dieu vous entende. Mais il me semble que vous oubliez un détail important.

— Lequel ?

Il s'assied à son bureau et caresse du bout des doigts les dorures de son sous-main de cuir repoussé.

— L'attentat dont vous fûtes victimes ce matin, Bérurier et vous !

Je fais la grimace. C'est pourtant vrai. Je n'y pensais plus. Ma parole, il va me flanquer le cafard, ce vieux bonze. Je préfère m'en aller.

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