CHAPITRE XIX

Nous sommes déjà dans la bagnole et je mets le contact lorsqu'une 403 noire stoppe devant nous dans un nuage de poussière. L'inspecteur Glandu se précipite, la bouche fendue d'une oreille à l'autre par un sourire.

— Monsieur le commissaire ! Ça y est ! Ça y est !

— Qu'est-ce qui y est, fais-je, votre femme vient d'accoucher de quintuplés ?

— Mais je ne suis pas marié ! se calme-t-il.

— Je croyais. Il n'y a à ma connaissance que le papa de quintuplés fraîchement débarqués qui peut être aussi exalté.

Douché, il murmure :

— Je voulais seulement vous dire que nous avons retrouvé Mathieu Mathias.

A mon tour de piquer une danse de Saint-Guy.

— Quoi ?

— Il est là, dans l'auto. On l'a sauté dans un bistrot de Couillasson-le-Guerrier, à quarante kilomètres d'ici. Et on a trouvé sur lui deux millions en argent liquide !

Je m'approche de la 403. Un type mal rasé, au regard pareil à des raisins gâtés, mâchouille un vieux mégot. Il a les menottes aux poignets et il est assis entre deux agents.

— Salut, Mathias, fais-je aimablement en prenant place sur la banquette avant. Alors, c'est fini les vacances ?

Il pose sur moi ses yeux mornes et sanguinolents.

— Et il paraît que tu avais gagné à la loterie ?

Silence.

— Tu as de la chance dans ton malheur, fais-je. Depuis six mois le meurtre de ta femme est couvert par la prescription. Tu ne vas donc avoir à répondre que de celui du comte.

Il parle. Il aboie plus exactement.

— C'est pas moi !

— Tu espères nous le faire admettre, mon gars ? T'es complètement abruti alors !

— Il s'est tué !

— Pas possible ?

C'est merveilleux de constater combien j'avais vu juste, hein mes chéries ? Admettez que pour la perspicacité, votre San-Antonio n'en craint pas beaucoup, c'est comme en amour !

— Il s'est suicidé ! Articule le Mathieu de sa voix éteinte, plus grasseyante qu'une fourchetée de frites dans de l'huile bouillante.

— C'est nouveau, mens-je. Raconte voir un peu, qu'on se rende compte si tu es doué pour les histoires à dormir debout.

— C'est la vérité, s'obstine le poivrot.

Curieux, les gars ! Je dois avoir la glande périphérique qui prend l'eau car je suis ému par la détresse de ce type, un peu comme tout à l'heure j'ai été ému par celle de Jeanot, le marmiton.

Encore un type seul !

L'univers, c'est un fourmillement monstrueux d'hommes seuls. Je vous le dis, je vous le redis, je vous le redirai : à partir de l'instant où on vous coupe le cordon ombilical, c'est râpé. On est seulabre. Pour toujours. Pour l'éternité ! Le seul moment où ça vaut vraiment le coup, c'est les neuf mois de vraies vacances dans le sein maternel. Chialez pas, je vous jure que je suis réaliste, seulement réaliste.

Après, c'est de la rigolade, de l'illusion, un jeu collectif bien moins attrayant que la danse du tapis !

— Comment cela s'est-il passé ? je murmure.

Ma voix a des accents qui troublent non seulement Mathias, mais aussi les gardes qui l'escortent.

— Je jardinais. Y’a eu des coups de revolver. Je suis allé regarder. Il était par terre… Il se trémoussait. J'ai été surpris…

Tu parles, Antoine ! Y’a de quoi surprendre !

— Et alors, mon gars ?

— Je croyais que les autres allaient arriver…

— Les domestiques ?

— Oui. Mais ils venaient pas…

— Alors, tu as pris les deux millions qui se trouvaient dans le tiroir ouvert et tu es allé les planquer dans ta boite à ragoût. Tu as enterré celle-ci et tu as repris ton boulot comme si de rien n'était, vrai ou faux ?

Il est plus estomaqué que lorsqu'il a découvert le cadavre du premier candidat.

— Oui.

Son oui n'est pas une réponse, mais aussi une question.

Pourquoi lui as-tu collé l'appareil téléphonique dans la main ?

Il secoue la tête.

— C'est pas vrai. Je ne l'ai pas touché…

— Minute, papillon, interviens-je. Tu sais que ça ne te coûtera pas plus cher. Tu as intérêt à dire la vérité.

— Je jure ! affirme-t-il en étendant la main.

Les deux agents pouffent.

— Vos hures ! tonné-je.

Le plus étonnant, c'est que je le crois, Mathias. Il a des intonations, des regards, des tics qui ne trompent pas.

— Comment était-il, le comte ?

— Parterre…

— Tu l'as dit. Mais tenait-il son revolver à la main ?

— Oui.

— Et l'écouteur du téléphone ?

— Il pendait à son fil…

Brusquement, je réalise. Le larbin. Le serviteur né dans la maison et pour qui le suicide est une indignité ! C'est le père son et lumière qui a maquillé le suicide en crime.

— Le lendemain, quand tu as lu la presse et que tu as vu qu'on croyait à un meurtre, tu es allé récupérer en douce le pognon et tu t'es sauvé. Juste ?

— Oui.

— Tu espérais t'en tirer ?

— Je ne sais pas. J'ai eu peur…

— Tu as pensé que l'enquête amènerait la police à découvrir ta véritable identité ?

— Oui.

— Tu avais déjà un meurtre sur la patate. Tu t'es dit qu'on t'accuserait automatiquement, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Eh ben, non, tu vois : la police est moins c… que tu le croyais.

Je vais pour descendre de la 403 car mes compères impatientés klaxonnent à bord de l'autre auto ; mais je me ravise.

— C'est toi qui as tué ton chien ?

— Oui.

Je soupire.

— Parce qu'il te suivait ?

— J'avais peur qu'il me retrouve là où que j'irais…

— Pauvre bonhomme, lui dis-je, c'était ton seul ami.

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