Feu Georges Monféal était de son vivant conseiller financier. On dit que les conseillers ne sont pas les payeurs, pourtant m'est avis que celui-ci a payé chérot. Il habitait un appartement d'un étage dans le quartier résidentiel, non loin de chez le feu comte Gaétan de Martinet-Fauceau.
Une bonne, vêtue de noir, m'introduit auprès d'une veuve qui attend les livraisons du teinturier pour en faire autant. Cette dernière est une personne, encore jeune, encore blonde, encore bien roulée et qui n'est pas démunie de charmes. Elle a le chagrin digne mais sincère. J'aime assez.
Je me présente, je présente mon valeureux adjoint et je lui demande si elle veut bien répondre à une nouvelle série de questions.
Elle opine et me désigne des fauteuils crapauds (ce qui est le siège idéal pour Béru). J'en choisis un, Béru en choisit deux (un pour son dargif un autre pour ses nougats) et la dame s'assied dans le quatrième et dernier du lot (je dirais bien du Lot-et-Garonne, mais ça ne ferait pas sérieux à un moment où, précisément, le drame se noue).
— Votre mari avait-il des ennemis, madame ?
Question classique, me direz-vous ? Je n'en disconviens pas. Mais il est bon de ne pas dépayser le client de prime abord.
— Quand on fait de la politique on en a fatalement, répond-elle. C'est dans la nature des choses ! Mais peut-on appeler des ennemis les gens qui ne partagent pas vos opinions ?
Pas bête, cette dame.
— Certes non, admets-je.
Elle requiert l'avis de Bérurier et ne l’obtient pas vu que le Gros s'est endormi.
— La veille de… du drame, M. Monféal a organisé une réunion électorale ; cette dernière fut-elle houleuse ?
— Absolument pas.
Elle hoche la tête.
— Au contraire, on se serait cru dans un salon entre gens de bonne compagnie.
— Bon, arrivons-en alors aux faits. Parlez-moi de ce qui s'est passé, en prenant les choses par le commencement. Qui s'est levé en premier ?
— Maria, notre soubrette.
— C'est elle qui m'a ouvert la porte ?
— Oui.
Que je vous affranchisse au passage sur le sujet : Maria c'est une gaillarde de quarante piges, bien en chair, et qui paraît à peu près aussi intelligente qu'une potée auvergnate.
— A quelle heure s'est-elle levée ?
— Six heures.
— Qu'a-t-elle fait alors ?
— Elle a toqué la porte de notre chambre pour réveiller mon mari qui avait du travail à préparer. Puis elle est allée faire le café.
— Et quel a été le comportement de votre mari ?
— Il s'est levé, a passé sa robe de chambre et il est allé prendre les journaux sur le paillasson où le marchand les dépose. Puis il les a lus aux toilettes, ainsi qu'il avait coutume de le faire ! Drôle d'endroit pour opérer sa revue de presse !
— Et ensuite ?
— Il est allé à la cuisine prendre son bol de café quotidien.
Elle rougit et balbutie.
— Il prenait toujours son petit déjeuner à la cuisine. Il a été élevé à la campagne, comprenez-vous, et…
— Il n'y a pas de mal, rassuré-je. Il paraîtrait que le roi Séoud d'Arabie en fait autant. Ensuite ?
— Il s'est enfermé dans son bureau et a travaillé jusqu'à huit heures.
— Et pendant ce temps ?
— Pendant ce temps, je me suis levée, j'ai fait ma toilette, j'ai réveillé les enfants et me suis occupée de leur petit déjeuner.
— Continuez !
— Vers huit heures, donc, mon mari est sorti de son bureau et m'a dit qu'il allait prendre un bain. Il m'a avertie parce que, précisément, la porte de la salle de bains ne fermait plus au verrou et qu'il ne voulait pas que les enfants risquent d'entrer à l'improviste.
— Et pendant ce temps ? Insisté-je.
— J'ai couvert les confitures de Maria.
Elle explique :
— Elle les avait faites la veille. Mais on ne les couvre que le lendemain…
J'adresse un souvenir fervent à Félicie et je réprime un sourire.
— Je connais la technique, dis-je : le papier sulfurisé trempé dans du lait…
Elle aussi réprime un sourire. La vie continue, avec ses joies, ses peines, ses rôtis de veau, ses obligations et ses gags.
— Je vous en prie, poursuivez…
— Lorsque nous avons eu terminé…
Elle se cache les yeux ! Un sanglot rauque lui échappe.
Je me lève.
— Je voudrais que vous me laissiez visiter l'appartement, madame.
— Je vous en prie !
Je retourne dans le hall, la jeune veuve sur les talons.
— Cette porte est fermée dans le courant de la journée ?
— Non, vous voyez ; il suffit de tirer le loquet. Seulement, on ne peut pas ouvrir depuis le palier si la chaîne n'est pas fixée.
— Elle ne l'était pas hier matin ?
— Elle ne l'est jamais.
— Personne n'est venu dans la matinée avant le… le moment du drame ?
— Si : un secrétaire de mon mari. Je ne l'ai pas reçu. Il a seulement apporté des documents que Georges lui avait demandés. Il les a remis à Maria et il est reparti.
— Votre chambre se trouve ?
Elle me désigne un couloir qui prend au fond du hall. Quatre portes y ont accès. Il y en a deux de chaque côté.
Notre chambre, c'est la deuxième.
— Et les autres ?
— La première c'est celle des enfants, en face celle de maman ; puis la chambre d'amis…
— Vide en ce moment ?
— Oui, vide !
— Je pars en expédition. La crèche des mômes gentille ; il y a des fresques à la Van Gogh sur les murs qui représentent Mickey et Donald. La carrée de grand-maman est austère, et même pater-noster avec ses meubles presque noirs, ses tentures sombres et son vieux lavabo à dégueuloir. Rien à dire de la chambre d'aminche, meublée de bric et de broc. Elle sent le renfermé. Les Monféal ne doivent pas héberger beaucoup de copains : Leur piaule à eux, par contre, est de style. Charles X ! C'est clair et précieux. Il y a bien des cadres à la noix au mur, des statuettes en biscuit sur les meubles et des rideaux qui vous donnent envie de tisser ; mais dans l'ensemble, c'est correct.
— La porte de la salle de bains est à gauche de l'armoire ! m'avertit dame Monféal.
Je l'ouvre. La salle de baths is blanche et noire. C'est le côté téméraire des locataires ! Ils se sont payés de l'avant-gardisme dans l'endroit le plus discret de leur appartement. Les poignées de lourde représentent des oiseaux ; c'est vous dire s'ils sont allés loin dans le culot ! Ça fait frissonner, non ?
Je m'avance. Au premier regard, je m'aperçois que le fenestron de la salle de bains est garni de barreaux, et puis l'appartement se situe au second étage !
La robinetterie de la baignoire se trouve à l'opposé de la porte d'entrée, si bien que lorsqu'on fait trempette on tourne fatalement le dos à la lourde.
— Sa pauvre tête était renversée en arrière, sa gorge était ouverte et il y avait du sang partout ! Dire qu'on le tuait à deux pas de nous ! Les enfants jouaient… Maman raccommodait… Je…
Elle pleure.
— Où se trouvait le rasoir ?
Elle me désigne le lavabo.
— Là-dedans. On pense que le meurtrier s'est lavé les mains avant de fuir.
Combien d'issues à l'appartement ?
— Une seule !
— Donc, au moment du meurtre, vous vous trouviez avec la bonne dans la cuisine ?
— Oui.
— Votre mère raccommodait dans sa chambre ?
— Non ; dans celle des enfants, elle est plus claire.
Je retourne dans celle des Monféal. Je m'approche de la croisée.
— Elle était fermée, me dit la veuve. Et de plus, le meurtrier n'aurait pu sortir par là ; elle donne sur la place et hier c'était jour de marché !
— En conclusion, fais-je, plus pour moi que pour elle, l'assassin devait avoir la clé de votre appartement. Il s'y est caché. Il a attendu que votre mari soit dans la salle de bains pour l'égorger, puis il est parvenu à repartir sans être vu. Dites-moi, il a pris des risques terribles ! Car, enfin, avec vous tous qui vaquiez à vos occupations, il s'en fallait d'un cheveu qu'il soit aperçu !
— C'est inouï, murmure-t-elle. Cela tient de la magie ! Un peu comme chez Martinet-Fauceau, je crois ?
— C'est pareil, il n'y a que l'arme du crime qui ait changé !
Je réfléchis un instant. Cet appartement paraît si quiet, si sûr… Et puis, la mort… la mort hideuse et mystérieuse.
— Vous avez encore besoin de renseignements ?
— Non, madame…
Je la regarde. Le noir va bien lui aller. Pour peu qu'elle mette aussi des bas noirs, je suis partant pour régler la succession de son mari ! Vous allez dire que je suis un poil nécrophalique sur les bords, mais je dis ce que je pense !
— Oh ! Si ! sursauté-je ; le nom et l'adresse du secrétaire venu apporter les documents en question !
— Jean-Louis Bécollomb. Il travaille rue des Deux-Eglises : la droguerie générale…
— Merci, madame, et toutes mes condoléances. Je prends congé et je mets le cap sur la rue des Deux-Eglises. Lorsque je tourne le coin de la Street je réalise soudain que j'ai oublié le Gros dans le salon de Mme Monféal. Bast, il rejoindra sa base par les moyens du bord, ce gros sac à vin !