CHAPITRE IX

Y’a encore du feu dans sa chambre, à M'man, malgré l'heure tardive. Un rai de lumière jaune filtre sous sa porte, et lorsque mon pas agile achève d'escalader l'escadrin, sa lourde s'entrouvre et j'ai droit à une moitié de sa silhouette furtive.

Elle me reconnaît et paraît tout entière, si menue, si rassurante dans sa robe grise à petit col de dentelle.

— Oh ! C’est toi, mon grand, chuchote-telle.

Je la sermonne.

— Et alors, M'man, pas encore au dodo ? T'as fait la fiesta ou quoi ?

— Je t'attendais, j'étais un peu inquiète.

— Mais puisque je t'ai fait dire par Béru que je rentrerai tard !

Elle fronce les sourcils.

— Je n'ai pas vu M. Bérurier !

Du coup, ça me glace le grand zygomatique. J'ai le nerf astral qui pète son joint de culasse et le différentiel qui prend du jeu. Je m'avance dans sa chambrette à papier cretonne qui sent déjà la lavande des Alpes depuis que M'man l'occupe.

— Plaisante pas, M'man ; le Gros n'est pas rentré de la soirée ?

— Mais je t'assure ! M. Morbleut l'a attendu en battant des cartes jusqu'à dix heures du soir. Il avait fait mettre du beaujolais au frais, parce que, prétend-il, ça se boit mieux !

Tout en parlant, elle époussette des poussières sur mes revers. Des poussières qui ne sont perceptibles que par ses yeux de mère.

Son grand, elle le veut bien propre, net !

Je renifle, perplexe. Cette disparition ne me dit rien qui vaille.

— Ecoute, Béru, justement, tenait à rentrer à cause de Morbleut et de leurs projets belotards. Il a frété une bagnole du commissariat tout exprès.

— Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé un accident ! s’inquiète Félicie.

— Je vais m'informer, dis-je en dévalant l'escalier.

Je pénètre dans la cabine téléphonique de l'hôtel et je réveille la dame de la poste. Elle me dit : « Alla » au lieu de « Allô ».

Bien parce qu'elle bâille à s'en décrocher le standard.

— Passez-moi la gendarmerie ! intimé-je.

Elle me la passe… Une nouvelle voix ensommeillée retentit qui, elle, fait « Alleuh ».

— La gendarmerie ?

— Et alorsss, c'est pourquoi t'est-ce ! grommelle la voix, me confirmant par son accent qu'elle est bien la gendarmerie nationale du coin.

— Ici le commissaire San-Antonio !

Une seconde de stupeur ; puis la voix s'empresse :

— Ah ! Parfaitement. Très honoré ! Asseyez-vous, monsieur le commissaire !

Il a le réveil en sursaut un peu effaré, le gendarme.

— Dites-moi, vous a-t-on signalé un accident de la route dans la soirée ?

— Aucun, monsieur le commissaire !

— Vous êtes sûr ?

— Certain, mademoiselle !

Il se rendort, le pandore, c'est pas possible !

— O.K., merci.

— A votre entière disposition, puis-je vous offrir…

Je raccroche.

Décidément, ça se corse. Je me rappelle brusquement avoir recommandé au Gravos de passer chez Mathieu Mathieu avant de venir. Supposons qu'il l'ait fait et qu'il soit tombé sur un os !

Félicie qui est penchée sur la rampe demande, anxieuse :

— Tu as du nouveau ?

— Aucun accident n'est signalé, M'man, je vais aller faire un petit tour.

Et je drive en direction de la masure du jardinier, après avoir dégainé mon ami Tu-Tue et l'avoir déposé à mes côtés sur la banquette ! Dès que j'ai contourné le petit bois et pris le chemin de terre conduisant chez Mathieu Mathieu, j'aperçois l'auto au clair de lune. Le cœur serré, je fonce vers le véhicule.

Qu'est-il arrivé au Gros ? Un truc grave, sans doute !

La portière est ouverte, côté conducteur. Deux jambes en sortent. Je stoppe et cavale comme un perdu jusqu'à la bagnole.

Le corps de Béru est affalé sur la banquette. La partie inférieure de son académie pend hors du véhicule. Mon Béru, mon Béru ! On l'aura assaisonné au moment où il s'apprêtait à descendre.

Je me penche sur lui et pose ma main sur son front. Il est encore chaud. Soudain un formidable éternuement retentit et le Gravos se dresse sur un coude.

— Ah, te voilà ! Sacré N… de D… de B… de… D… ! Explose Lagonfle.

— Mais qu'est-ce qui t'arrive, Belle Pomme ?

Le Gros ne se contient plus.

— Il m'arrive que si je tiendrais le c…ard qu'a inventé cette ceinture de sécurité, je la lui ferais bouffer ! Tu sais ce qui m'arrive ?

Je viens jusque-là après t'avoir quitté. Bon ! Machinalement, j'ôte la clé de l'antivol, j'ouvre la portière et je vais pour descendre. Bon, tu me suis ?

— Ça m'est d'autant plus aisé que tu me parais rivé à ton siège, ma pauvre Loque !

— Je me rappelais plus cette ceinture, tu comprends. Moi, j'ai des gestes brusques quand c'est que je suis en action. J'étais les cannes dehors, le buste en avant et voilà que la sangle métallique me bloque. De saisissement, je lâche la clé qui tombe dans l'herbe.

Bon ! Alors je veux ôter la ceinture. Mais c't' fermeture de mes deux, dans l'effort dont auquel j'ai fait pour sortir s'est bloquée. J'ai z'eû beau la tripatouiller, tirer, tordre et crocheter : des clous ! En plus de ça, pas moyen de ramasser cette garce de clé par terre. J'ai essayé d'attirer l'attention en klaxonnant. Autant lansquiner dans un violon ! J'ai pompé la batterie et c'est tout ce que j'en ai eu. De guère l'as, j'ai fini par m'endormir.

Je me marre comme douze mille cinq cent quatre-vingt-dix bossus. Le Gravos épinglé à sa banquette comme un monstrueux coléoptère à un coussinet, c'est d'un comique fantastique. Je regrette de n'avoir pas sous la main une caméra ou, pour le moins, un appareil photo ! Ça ferait la joie de la maison bourremen !

— T'as pas plus de cœur qu'une tierce à pique ! Mugit Sa Majesté ! Des heures que j'attends, à la fraîche ! Je m'ai même offert une génuflexion de poitrine, si tu veux tout savoir !

Ecoute comme je tousse ! Me voilà sur le chemin des sénats et ça te fait marrer ! Qu'est-ce que c'est que ce bled à la mords-moi le zigomarr, où que les poulets ont des bagnoles piégées ! Si elle aurait pris feu, je serais déguisé en charbon de bois à l'heure que je te cause ! C'est bathouse en cas d'accident, crois-moi ! Pour te sortir de là il te faut la panoplie complète du petit forgeron !

J'essaie de défaire la satanée boucle, mais je n'y parviens pas.

— Faudra faire un rapport à la Grande Taule, Gros, recommandé-je. Tu as raison, le système de sécurité laisse à désirer.

Il ne récrimine plus. Il est à bout de nerfs le doux chérubin.

— Qu'est-ce que je vais devenir, San-A, si tu ne parviens pas à me dégager ?

Je cesse mes vaines tentatives et je cherche la clé de l'antivol dans l'herbe. Grâce à ma torche électrique, je la retrouve.

— Tiens, fais-je, conduis ton Boeing jusqu'au patelin, on réveillera le charron. Avec une scie à métaux, nous finirons bien par te délivrer.

Ainsi est fait !

Vingt minutes plus tard, Béru peut sortir de la charrette. Il fait quelques pas en se massant la bedaine.

— C'est dur pour les nerfs ! assure-t-il. Sans compter que cette vacherie de boucle m'a transformé le nombrille en boîte à lettres, dire qu'il y en a comme Gagarisme qui se laissent arrimer dans des fusées. Moi, si j'ai pas ma liberté de mouvement, je suis t'un homme fichu.

Il mène grand circus à l'hôtel, oblige le taulier à se lever et à lui servir une bouteille de Châteauneuf du pape qu'il écluse comme un vainqueur d'étape du tour écluse sa bouteille de Perrier.

Les soirées sont animées avec le Gros. Faut reconnaître !

« Le vent tourbillonnant qui rabat les volets

Là-bas, tord la forêt comme une chevelure,

Des troncs entrechoqués monte un puissant murmure,

Pareil au bruit des mers, rouleuses de galets. »

Ces vers appris à l'école primaire hantent mon subconscient. Je me réveille tout à fait. Il fait jour et un vent terrible souffle sur Saint Turluru-le-Haut. Je ne sais pas qui a semé ce vent-là, mais en tout cas il récolte la tempête, le venticulteur ! Et même, comme ça doit être une bonne année, il peut espérer un ouragan. Les chalutiers doivent chahuter vers Terre-Neuve ! La morue va encore augmenter, les gars !

Les volets de l'hôtel donnent de grandes gifles à la façade. Des morceaux de branchages se plaquent aux vitres après avoir longtemps tourbillonné dans le ciel tourmenté. Chouette été ! Vous m'en remettrez deux autres de côté, c'est pour offrir à mon percepteur ! Ce serait formide de voir voltiger des feuilles d'impôt dans cette tornade ! La bonniche de l'hôtel crie parce que le fil d'étendage s'est fait la malle avec son chargement de nappes et de serviettes. Bath cerf-volant, et qui doit amuser les mômes de l'école.

Je mate l'heure à mon horloge personnelle. Il est sept plombes of the morning. Je me douche, me rase, me lotionne, me vêts et me dirige vers la salle à manger.

L'ex-adjudant Morbleut est déjà debout. Sa moustache bien cirée luit comme une queue d'otarie. Il paraît aussi joyeux qu'une épidémie de choléra.

— Déjà levé ? je demande.

Il hausse les épaules.

— Moi, c'est quatre heures tous les jours, tranche-t-il ; y’a que le matin qu'on peut faire du bon travail !

— Sauf si on est veilleur de nuit. objecté-je doucement.

— Je voulais dire dans notre métier, mon garçon. Vous avez du nouveau ?

— Pas encore !

— Je m'en doutais. Vous autres, les jeunots, vous faites des enquêtes comme le jeu des sept erreurs : avec un crayon et du papier.

La rouquine qui a pu récupérer son cerf-volant nous sert le petit déjeuner.

— Votre subordonné m'a posé un rude lapin, hier soir ! attaque Morbleut.

— Il était chargé de mission, Bérurier. excusé-je.

— Et en attendant, pour la belote, je me suis mis la ceinture.

— Lui aussi. Pouffé-je.

Le bigophone retentit en coulisse.

— Tiens, fait l'adjudant, il fonctionne encore, celui-là !

Un Béru en pyjama, tout amolli par le sommeil, paraît, superbe et triomphant.

— Bon appétit, messieurs ! fait-il.

— Salut, Ruy Blas ! réponds-je.

Le Gros se gratouille l'entre-jambe.

— Il fait un vent à décorner un gendarme, observe-t-il.

— Dites-donc, proteste Morbleut, je n'apprécie pas beaucoup ce genre de plaisanterie !

— Mande pardon, s'excuse le Gros, effaré, je causais pour dire. Y’avait aucune alluvion à vous !

— Je l'espère, mon ami, je l'espère. Mme Morbleut a toujours eu une vie privée irréprochable.

La rouquine se pointe.

— Monsieur le commissaire ; hèle-t-elle. C'est pour vous le téléphone. Mais qu'est-ce qu'on entend mal alors ! Oh là là, ce qu'on entend mal !

— Avec un siphon pareil, ça n'a rien d'étonnant, explique le Mastar. Les nanas qui vont mettre des jupes gonflantes aujourd'hui, elles feront de la recette, je vous le dis !

Je vais cueillir le combiné qui pendouille au bout de son fil dans la cabine vitrée.

— Allo !

Une voix en pointillé me demande si je suis le commissaire San-Antonio. On pêche une syllabe sur deux avec cette tempête.

— Oui, oui, oui, oui ! réponds-je, en espérant que mon interlocuteur parviendra à s'en farcir un.

— … faut…niez… suite !

— Il faut que je vienne de suite ?

— … veau… ame… s'est pro…

— Je dois amener de l'Aspro ?

— Non ! Nouveau… s'est produit !

Je glapis.

— Un fait nouveau ? Vous dites qu'un fait nouveau s'est produit ?

— Oui…

— Mais parlez, sapristi !

Le gars parle. En vain. Maintenant, notre conversation c'est de la purée de voyelles. Je raccroche.

— Allez, Gros, mugis-je, en route ! Paraîtrait qu'il y a du nouveau.

— Quel nouveau ?

— Pas pu saisir ce que me racontait le gars. Je fonce, tu me rejoindras avec ton D.C.4. Et surtout, n'oublie pas de mettre la ceinture de sécurité. Avec ce vent, c'est plus prudent !

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