CHAPITRE V

Chemin faisant, il fait la hure. Parfois même il marmonne des choses que je préfère ne pas entendre. Le soleil joue à cache-cache avec des nuages floconneux ; parfois il s'en évade et flanque un coup de lampe à souder sur l'horizon, puis vite il disparaît dans des cumulus accumulés.

— Il va flotter, aujourd'hui, prophétisé-je, manière d'engrener la conversation.

— Tout ce que je souhaite, c'est qu'il tombe de la m… ! triche le Gros.

— Évidemment, dis-je, chacun aime à se retrouver dans son élément !

Nous atteignons le petit bois. C'est un bois de bouleaux. Leurs troncs argentés semblent être teints à la gouache.

Béru se cabre brusquement.

— Ecoute, San-A., dit-il en adoptant un ton conciliant, cette photo, donne-la moi !

— Des clous ! Qu'est-ce que j'offrirais à ta femme pour ses étrennes si je te la donnais maintenant ?

Il verdit !

— Ecoute, mon pote, si jamais la Berthe a ce nom de Dieu de cliché entre les mains un jour, je te casse les vertèbres une à une jusqu'à ce que tu ressembles à une limace !

J'enregistre la menace d'un grave acquiescement.

— O.K., baby, mon rêve ça a toujours été de pouvoir t'appeler papa sans que ça paraisse invraisemblable !

Ces aimables répliques une fois échangées, nous atteignons la masure de Mathieu Mathieu. Il ne me faut pas deux coups d'yeux pour comprendre que la situation n'a pas évolué depuis la veille au soir. D'un regard, je pige que le jardinier n'est pas chez lui. Le cadavre du petit chien est tout raide, dans les orties trempées de rosée. En l'apercevant, le Gros oublie toute rancœur et se met à pleurer.

— Une jolie petite bête comme ça ! Pleurniche le massacreur, comment t'est-ce qu'il se trouve des vandaux pour oser leur faire du mal ! S'il voulait plus de son chien, le nabut, y'avait qu'à le mener dans un fournil ou le remettre à la Espédéraste ! Le tuer d'un coup de fourche — y a qu'un bouseux pour oser !

— Qui te dit que c'est lui qui l'a tué, Gros ?

— Raconte…

Je le mets au parfum des événements. Il suit mon historiette et en oublie la photo.

— Selon toi, murmure le Gros, le jardinier aurait vu quèque chose le jour où qu'on a revolvérisé le premier candidat aux érections ?

— Pourquoi pas ? Le meurtrier s'est bien enfui par une issue quelconque !

— Et pour assurer sa sécurité, il a voulu faire disparaître ce témoin gênant. Alors hier soir il s'est annoncé. Le brave toutou a voulu lui chercher des rognes et il s'en est débarrassé d'un coup de lardoire !

— Et après ?

— Après, ce qui s'est passé, c'est à nous de le découvrir.

— Tu penses qu'il a buté aussi le maître ?

— J'en ai le pressentiment.

— S'il l'avait scrafé, on trouverait le cadavre, non ?

— Il l'a peut-être planqué pour gagner du temps ! Ou peut-être ne l'a-t-il pas bousillé ici, mais a-t-il décidé Mathieu Mathieu à le suivre dans un endroit plus discret…

— Un endroit plus discret ! ricane le Gros en me montrant la campagne, environnante, le bois, la maison délabrée et ses orties… Dis, San-A., y a qu'au paradis qu'il existe l'endroit en question !

Il a raison, le tas de boue. Comme je n'ai pas le temps de jouer à cache-cache, je décide de foncer sur Bellecombe et de coller les archers à la recherche du jardinier.

Apprenant qu'une partie de l'élite policière est assemblée au commissariat de la sous-préfecture et que je vais diriger cette élite, le Gros se détend. Il ne lui déplaît point d'être l'adjoint fidèle d'un homme de ma condition. Parti comme le voilà, m'est avis qu'il va crâner vilain, le Soufflé !

Malheur aux subalternes !

Je dois admettre, toute ma modestie mise à part et pourtant ça en fait un sacré paquet que nous réussissons une entrée assez remarquée. Le principal Conrouge joue seul maître à bord ! Il est très sollicité, très entouré, très pourléché, très flatté, très adulé, très acidulé, très pourtourdutroubeurré. Et faut voir comment qu'il se rengorge dans les premiers grands rôles. C'est tellement bien imité, qu'on jurerait que c'est vrai !

La foule des journalistes est de plus en plus dense. Ça rappelle les crises ministérielles du bon vieux temps. Les flashes flashent à tout berzingue. Conrouge a changé de costar. Il s'est fringué en gris anthracite car c'est ce qui rend le mieux sur le noir et blanc trame journaux. Cravate très claire car il est brun de peau. Il connaît son métier, le bougre ! C'est tout juste s'il ne s'est pas un tantinet renforcé les lèvres avec du rouge baiser. En tout cas, il se passe la menteuse dessus afin de les rendre brillantes, chaque fois qu'un souilleur de pellicule se met en batterie. Sa voix est plus étudiée que les prix de certains aubergistes ; son maintien noble et altier. En nous apercevant, il fait un petit geste à la fois protecteur et désinvolte.

— Oh ! San-Antonio et son saint-bernard ! Alors, l'affaire vous amuse vraiment ?

Je cligne de l'œil.

— Peut-être n'est-ce pas le mot, réponds-je. En tout cas me voilà !

— Es-tu parvenu à élucider ce double mystère ? plaisante-t-il, heureux de voir des sourires sur les faces de la presse et d'entendre des gloussements dans les rangs bourremen !

— Au contraire, dis-je, suave, tout ce que j'ai pu découvrir, c'est que ce mystère n'est pas double, mais triple !

Du coup, voilà môssieur the principal (excusez-moi si je me mets à écrire en anglais, parfois, mais c'est machinal) qui arbore une tirelire style Régence.

— Ah, oui ?

— Tout ce qu'il y a « d'ah oui », Conrouge. Le jardinier du comte a disparu et on a assassiné son chien d'un coup de fourche !

Il y a remous chez les tartineurs de faits divers, tout joyces qu'on vienne leur remouiller la compresse.

Je fais claquer mes fingers.

— J'aimerais lire la déposition du bonhomme, déclare-je. Où est-elle ?

Conrouge devient violet. Il sent qu'il est en train de paumer la face et sa petite sonnette d'alarme carillonne à toute vibrure comme la clochette d'un steward de wagon-restaurant au moment du premier service.

— Elle fait partie du dossier ! dit-il, si tu crois que j'ai le temps de te la chercher.

Alors là, mes gamines ensoleillées, le petit San-A perd patience.

— Si tu ne l'as pas, prends-le, mon pote ! lui balancé-je dans les incisives. A partir de tout de suite, c'est moi qui suis chargé de diriger les opérations !

Je lui cloque mon ordre de mission dans le tiroir vertical, de sa pochette.

— Dont acte. Ça te servira de décharge !

Il jaunit.

D'un geste lourd, il récupère le faf officiel et se met à le potasser.

— Tu liras ça à tête reposée, conseillé-je. On a du boulot sur le gaz. Pour commencer, je veux la déposition du jardinier, et que ça saute !

Je suis pris dans un immense embrasement. Je n'y vois plus clair. Les loupiotes des photographes m'aveuglent.

Je fends la foule. Béru s'est plaqué contre moi pour faire partie du cliché. Il a ôté, son chapeau afin d'éviter les ombres sur sa bouille sublime.

— Je suis pas toujours en concordance avec tes méthodes, chuchote-t-il, mais je peux te le dire, gars, tu viens de me faire plaisir, car j'ai horreur de Conrouge.

Je ne partage pas son allégresse. Si je n'arrive pas à élucider cette affaire, m'est avis que je la sentirai passer !

Du coup, je pourrai me retirer au Vieux Donjon et m'acheter une canne à pêche !

Je taillais les rosiers de Monsieur le comte lorsque la fenêtre de la bibliothèque s'est ouverte. Séraphin, le valet de chambre, m'a crié qu'il venait d'arriver un grand malheur à Monsieur le comte et qu'il fallait courir appeler le docteur, en face… C'est ce que j'ai fait !

Question.

— Vous aviez entendu les coups de feu ?

Réponse.

— Oui, mais je ne savais pas qu'il s'agissait de coups de feu.

— C'est instructif ? demande Bérurier.

— Passionnant comme du Tintin, fais-je, et je poursuis ma lecture du rapport.

Question.

— Qu'avez-vous pensé ?

Réponse.

— Quand les coups de feu ont éclaté, je tondais la pelouse avec la tondeuse à moteur. J'ai pris les coups de feu pour le bruit d'un tapis qu'on secoue, ou qu'on bat.

Question.

— Entre le moment où ces coups de feu ont retenti et le moment où le domestique vous a demandé d'aller chercher le médecin, quelqu'un est-il sorti de la maison ?

Réponse.

— Je n'ai vu personne ! Absolument personne !

Question.

— Qu'avez-vous fait alors ?

Réponse.

— Je suis allé sonner en face.

Question.

— Vous avez rencontré des gens en cours de route ?

Réponse.

— Oui, des voisins, des gens du quartier ! Je leur ai dit qu'il venait d'arriver un grand malheur à Monsieur le comte. C'est ce que Séraphin venait de me dire !

Le reste du rapport est du même tonneau. Mathieu Mathieu n'a vu personne sortir de la demeure. Du moins l'a-t-il prétendu.

Je fais signe à des inspecteurs d'approcher.

— Dites, les gars, vous avez questionné les gens alertés par le jardinier lorsqu'il allait quérir le toubib ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Qu'est-ce que ça donne ?

— Ils ont confirmé. Personne n'a entendu de coups de feu. Le Mathieu est sorti en courant et les a interpellés pour leur dire qu'il était arrivé un malheur à son patron.

— Il n'a pas précisé quel genre de malheur ?

— Non, puisque lui-même l'ignorait.

— O.K., merci !

Je me pince les deux yeux entre le pouce et l'index. Béru me tapote l'épaule.

— Dis voir, mec, on pourrait maintenant s'intéresser à la seconde affaire, pendant que la première se décante ?

— On pourrait, Béru, on pourrait !

Je donne des instructions afin que des recherches soient entreprises pour retrouver le jardinier. J'insiste en outre pour qu'on essaie de savoir qui téléphonait au comte au moment de sa mort.

— Tu crois que ce dernier détail a de l'importance ? s’informe le valeureux.

— Il peut en avoir. Le comte a été tué presque à bout portant. Et de face ! Il a vu son assassin ! Il aurait pu à cet instant lâcher une exclamation susceptible de nous fournir une indication.

— Jockey ! approuve Béru, je veux pas te flatter, San-A., mais t'en as dans le chou !

Cet hommage étant rendu à mes immenses qualités et à ma vive intelligence, nous nous rendons chez les Monféal, pour étudier de près le second volet de l'enquête !

Загрузка...