CHAPITRE IV

Béru dans la paisible salle à manger d'un hôtel de village, ça ressemble un peu à un baobab géant dans un jardinet de banlieue. Les autres pensionnaires en sont babas : Faut dire que pour tout arranger, il y a des escalopes milanaises avec spaghettis bolognaise. Toute l'Italie en un seul plat. Merci, monsieur Buitoni ! Le Gravos aux prises avec un écheveau de spaghettis, ça vaut le coup de périscope, vous pouvez m'en croire ! Au début, il essaie de les tricoter en s'aidant de sa fourchette et de son couteau ; mais, n'obtenant aucun résultat satisfaisant, l'immonde les cramponne avec les doigts, se les fourre dans le clapoir et aspire de toutes ses forces. Un Boeing en train de faire son point fixe ne produit pas un bruit plus fort. Ça ressemble aussi au grincement de freins d'un vieux tramway dans une descente. Les pâtes disparaissent à l'intérieur du Gravos, comme captées par un formidable aspirateur.

— Ici, décrète l'Anormal, chacun fait comme chez soi.

Ma pauvre Félicie est sérieusement paniquée derrière son petit sourire courtois. Elle considère l'ogre avec effroi, en louchant sur la compagnie. Tout le monde est attentif. Les patrons, le marmiton, la fille d'étage, la serveuse sont massés dans l'encadrement de la porte. Les autres convives se sont arrêtés de manger et, fourchette en main, regardent, de tous leurs yeux, regardent, comme si c'était pour la dernière fois ! La nouvelle du prodige s'est répandue dans le village et ça commence à radiner des chaumières. On aperçoit des visages derrière les vitres : Les petits garçons sont juchés sur les épaules de leurs papas. (J'écris papa au pluriel car dans ces petits bleds on ne sait jamais qui est le père de qui.) Il a relevé le bord de son bada, Béru. Pivolo aviateur ! Ça lui dégage mieux le groin. Courbé sur l'établi, lourd, tendu, puissant, scientifique, il absorbe. Lorsque son assiette est engloutie, il s'attaque au plat. Il le liquide. Ensuite, comme nous n'avons pas eu le courage de toucher à nos porcifs, il récupère nos deux assiettes et les déverse dans la sienne en disant :

— Vous êtes des petites natures, tous les deux ; faut pas laisser paumer ça !

Il mange. Il avale. Le beurre dégouline à ses commissures. Il ne respire plus que par le nez, mais y a des poils qui gênent.

Le repas des fauves !

Il va avoir fini. Il est désemparé. Il regarde autour de lui, avide. Il aperçoit le gargotier.

— Si y a du rabe de rabe, patron, vous gênez pas, je suis preneur, lance-t-il, mutin.

Le taulier se démène. Il veut en avoir le cœur net ; c'est un consciencieux. Il tient à savoir jusqu'où Béru ira comme ça.

Aidé de son marmiton, il va puiser une fourchetée de spaghettis dans ses chaudrons. Béru en profite pour descendre en flamme la bouteille de Chianti que j'avais commandée, manière de jouer aux vacances vénitiennes. Puis il émet plusieurs borborygmes bien venus, s'en excuse avec discrétion auprès de Félicie et pique dans les nouvelles munitions.

C'est le percepteur qui réagit le premier.

— C'est répugnant ! grince-t-il.

Et comme le Gravos ne réagit pas, il reprend :

— Je n'ai jamais vu un individu aussi écœurant !

Cette fois, Béru l'a entendu. Il se retourne vers le bonhomme avec une livre et demie de pâtes dans la bouche. Ce qu'il dit ne franchit pas cette barrière. Il ressemble à un bouddha fraîchement déballé et qui a encore de la paille d’emballage sur la frime. D’un effort surhumain, il avale en une fois son chargement. Puis il s'approche de la table du percepteur. Ça n'est pas à lui, mais à la dame d'icelui qu'il s'adresse.

— Mande pardon, chère madame, fait-il, c'est de moi que cause votre camarade de plumard ?

La dame, pincée, marque sa désapprobation par une moue qui finit de pulvériser le calme béruréen.

Ce dernier empoigne l'assiette pleine du ci-devant collecteur de grisbi et la lui renverse sur le crâne. Voilà le digne homme instantanément guéri de sa calvitie.

On dirait l'archange saint Michel.

— T'as compris, blondinet ? lui mugit le Gros en récupérant un spaghetti à cheval sur l'oreille du malheureux. Voilà ce dont il arrive quand t'est-ce qu'on se permet des réflexions sur moi.

Olympien, il revient à notre table.

— Tu vas finir ton cirque et aller t'excuser ! ordonné-je.

— Je te demanderais bien si mon machin c'est du poulet grommelle l'Enflure, mais comme effectivement ça en est, t'aurais aucun mérite à me répondre oui.

Il saisit le manche de son couteau et fait sonner la lame sur son verre vide.

— Envoyez la suite, taulier ! hurle-t-il. Et rapportez une boutanche. Si vous auriez du beaujolais, je préférerais.

Il s'essuie la bouche d'un superbe revers de manche et dit à M'man :

— J'sais pas si que vous êtes de mon avis, chère madame, mais ces petits vins italiens, c'est juste bon à vous taquiner la vessie !

Un qui se marre bien, c'est Morbleut. Il aime la spontanéité du Gros.

— Ça au moins, c'est un homme ! clame-t-il en se claquant les cuisses.

Il invite Béru à prendre un calva après le dîner. Tandis que ces deux messieurs sirotent de l'alcool de pomme et que M'man essaie d'arranger le coup auprès du percepteur, je demande le chemin du Mathieu Mathieu's office. Le patron me l'indique.

— Vous prenez le premier chemin à droite en descendant. Vous verrez un petit bois. Derrière le petit bois il y a une maison en ruine. C'est là qu'il habite.

Je me mets en route sous les étoiles.

Le Vieux m'a refilé une drôle de mission. Je n'aime pas m'occuper d'une affaire dont il est avéré qu'elle est l'œuvre d'un fou. Or ça ne peut qu'être un fou qui a commis ces deux crimes. Je ris pourtant sous cape en songeant à la bouille que fera demain le principal Conrouge lorsque je lui ferai renifler mon ordre de mission. Ça va être la grosse jaunisse !

La nuit est belle, un peu venteuse. L'étoile polaire se croit encore indispensable aux navigateurs et fourbit ses feux de position. La campagne sent le regain et il y a dans l'immensité environnante un formidable crépitement d'insectes.

Le clocher égrène neuf coups. M'est avis que le gars Mathieu Mathieu sera zoné lorsque j'arriverai chez lui. A la cambrousse, on met la viande dans les torchons de bonne heure. Le travail des champs c'est fatigant.

Je tourne à droite, je dépasse le petit bois et j'aperçois la crèche du jardinier au clair de lune. Ça fait très Vlaminick, comme paysage. La maison est blafarde, lépreuse. Le toit perd ses tuiles et les orties envahissent les abords de la fermette. J'espère qu'il entretient les jardins de ses clients mieux que le sien, Mathieu Mathieu !

Je ne me suis pas gourré : il est déjà à la dorme le tondeur de gazons. Pas une lumière chez lui.

Sa lourde est fermée. Je tabasse, on ne répond pas. Je loquette et l'huis s'entrouvre. Cette odeur, mes fils ! On se croirait chez Bérurier. Ça renifle le rance, la vieille crasse entretenue avec dévotion, le vinaigre et la boustifaille moisie.

— M'sieur Mathieu !

Ça ne répond pas. J'actionne ma petite torche électrique. La cage est vide. Il n'habite qu'une pièce, le vent et les intempéries ayant pris possession du reste ! Un fourneau, un vieux lit disloqué, une table, des chaises qui marchent sur trois pattes, un bahut sans porte, un pétrin sans pain… Le sol est jonché des détritus les plus variés et les plus avariés. Sa pauvre baraque, tout ce qu'on peut faire pour elle c'est l'arroser d'essence et y foutre le feu ! Des pourceaux refuseraient d'y passer leurs vacances.

— Y’a personne ?

Non, y’a personne. J'ai idée que le Mathieu est au troquet du village, ou chez un copain. Bref, n'importe où mais pas ici ! Je passe chaque pièce (du moins ce qu'il en subsiste) en revue, mais sans rien dégauchir. Inscrivez pas de veine, et revenez nous voir demain ! Je m'en vais. Avant de regagner le Vieux Donjon, je fais le tour des mines.

— M'sieur Mathieu !

Des fois qu'il serait dans les indépendances, comme dirait Béru.

Personne ne me répond.

Je repars. Soudain, dans le silence, je perçois une petite plainte. Holà, qu'est-ce à dire ! Mon tympan san-antoniesque hisse l'antenne. Fus-je le jouet d'une hallucination auditive ? J'attends… De nouveau, la plainte s'élève, menue, presque imperceptible. Je regarde alentour. C'est alors que je vois osciller un bâton planté à la verticale. Un gros bâton. Je m'en approche.

Il s'agit d'un manche de fourche. Le bas de l'instrument disparait dans les orties. Je braque le faisceau de ma lampe à mes pieds et j'ai un tressaillement. Un petit chien jaune et blanc, aux oreilles pointues gît sur le flanc. Il est cloué au sol par les dents de la fourche et il agonise. C'est un spectacle affreux que celui de cette pauvre bête traversée de part en part. Je n'ose arracher la fourche. Et pourtant il le faut. J'empoigne délicatement le manche et le soulève d'un coup sec. Le chien ne bronche pas. Il vient de mourir. Je contemple un instant son flanc crevé d'où sort un sang noir.

Il est perplexe votre San-Antonio chéri, mes belles ! Perplexe du haut en bas ! Pourquoi a-t-on embroché ce pauvre clebs ? Parce qu'il risquait de mordre ? Oh ! Que j'aime pas ça. Je me repaie une tournée des environs, examinant le sol avec plus d'attention pour m'assurer qu'on n'a pas fait subir au jardinier le même traitement qu'à son chien. Mais j'ai beau battre les touffes d'orties je ne découvre rien.

Affaire à suivre. Je regagne mon hôtel en me promettant de revenir tôt le lendemain.

Y a du spectacle au Donjon, les gars. Ils n'ont jamais vu ça à Saint-Turluru ! Même le percepteur, malgré ses avatars (mieux vaut avatars que jamais, disait Peut-être Breffort) se tient les côtes.

Grimpés sur une table, l'ancien adjudant et Béru poussent la goualante. Morbleut s'est noué une nappe à la taille afin de se travestir en dame et il a mis du rouge à lèvres par-dessous ses baccantes. Béru le tient par la taille ; ils sont joue contre joue et chantent en duo : « Que ne t'ai-je connu au temps de ma jeunesse. Dans un rêve brûlant j'aurais pu t'emporter… » De quoi s'asseoir sur le bouilleur de la cuisinière jusqu’à ce qu'on dégage de la vapeur !

L'anglais, qui a un appareil polaroid, prend des photos à tout va et les distribue à la ronde. J'en chope une et la glisse dans mon portefeuille à toutes fins utiles…

Les duettistes obtiennent un triomphe.

— Hé, San-A. ! m’interpelle le Gros, figure toi que c't'ami connaît Les Matelassiers. C'est la première fois que je rencontre quelqu'un dont au sujet duquel il sache cette chanson. Tu y es, Popaul ?

L'adjudant répond que oui. Et l'hymne béru éclate, scandé par l'assistance. Félicie en pleure. Je l'ai jamais vu rire aussi fort, M'man. Du coup ça me ravigote et j'oublie le petit chien enfourché.

Le lendemain, dès six plombes, je suis debout. Je prends une douche et je vais réveiller le Gros. C'est pas de la besogne de tout repos. Il pousse des vachissements et remue ses énormes lèvres déshydratées par la G.D.B. Puis, péniblement, il ouvre un store, un seul, et darde sur moi Un œil de bœuf, mes frères !

En moins spirituel. Ce matin, la vie ne semble pas l'enthousiasmer.

— Qu'est-ce qu'il y a ? bredouille l'infâme.

— Lève-toi, sac à graisse.

— Biscotte ?

— On a du boulot !

Ça lui fait écarquiller son second vasistas.

— Toi p't'être, mais moi, j'ai rempli mon programme. J'avais pour mission de te retrouver ; je t'ai retrouvé, alors laisse-moi en écraser.

— Inspecteur principal Bérurier, vous êtes placé sous mes ordres et je vous ordonne de vous lever !

Il se tourne sur le côté, proposant son monstrueux postère à mon regard.

— Si je serais placé sous les ordres du pape ce serait du kif, mon pote !

Je récupère la photo du fameux limier dans mon portefeuille. Elle représente le Gros en train d'embrasser l'adjudant Morbleut.

— Mate un peu, pépère ! Ça vaut pas Harcourt, mais c'est ressemblant, non ? Si tu ne te lèves pas illico, je la poste au Vieux afin d'enrichir son album de-famille.

Le monstre antédiluvien regarde le cliché et bondit.

— Tu le ferais, San-A. ?

— Parole !

— Tu le ferais vraiment ?

— Si c'est un défi, je la poste même en express, assuré-je.

Il rabat ses couvertures, lève ses jambons, gratte à pleines mains ses fesses velues.

— C'est bon. Mais je te le revaudrai, San-A.

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