CHAPITRE VII

La Droguerie générale est située dans une artère étroite qui sent l'eau bénite. C'est un boyau, plutôt, qui sépare deux églises dont l'une est désaffectée et l'autre désinfectée. Comme l'une est plus petite que l'autre, on a complété ce bout de rue sans soleil par la Droguerie générale. Il faut grimper trois marches pour accéder, au magasin obscur. Des gens furtifs, en blouse grise, s'agitent silencieusement dans un vaste local. L'enseigne représente une tête de cerf. Etant donnée la raison sociale du magasin, on se demande à quoi elle rime. Peut-être après tout est-ce l'emblème du patron ?

J'entre et je demande après M. Bécollomb. Une dame à cheveux blancs, enfermée dans la caisse, me désigne un grand type habillé de maigre, portant sous sa blouse grise une chemise blanche et une cravate noire ; plus, je pense, un pantalon mais comme la blouse lui tombe sur les radis, je ne saurais l'affirmer catégoriquement. Dans mon genre, je suis comme saint Thomas : je ne crois que ce que je vois.

Le zig a une bouille pareille à un croissant de lune, avec par en haut trois centimètres de cheveux coupés en brosse, et par en bas un petit pinceau de poils roussâtres.

— Monsieur Bécollomb ?

— En personne ! répond-il d'une voix qui fait penser à un moulin à légumes râpant des carottes.

(Si peu, me dis-je avec ce sens critique que vous me connaissez bien et qui me permet de situer mes contemporains au premier coup d'œil).

— Commissaire San-Antonio.

Il fronce l'emplacement de ses sourcils, car j'ai omis de vous signaler qu'il n’en possède pas.

— Ah ! Bon ?

— Vous n'avez vu aucun policier depuis l'assassinat de M. Monféal ?

— Non.

On a bien fait de remplacer Conrouge !

— Vous avez rendu visite hier matin aux Monféal ?

— Oui.

Il a les joues creuses et un long nez qui plonge tout droit dans sa lèvre inférieure en forme de bénitier.

Les collègues et les patrons du Bécollomb nous zieutent à la dérobée, de derrière les comptoirs. Ils se demandent ce qui se passe.

— Quelle heure était-il ?

— C'était quelques minutes avant huit heures et demie.

Et d'expliquer :

— Mon service au magasin commence à huit heures et demie.

— Vous avez vu Monféal ?

— Non, il était dans son bain, m'a dit sa camériste.

— En somme, vous n'avez vu que la bonniche ?

Il pince ses narines, ce qui est un exploit vu que les ailes de son nez sont déjà collées.

— Oui.

— Vous lui avez remis des documents ?

— Oui.

— De quel genre ?

— Ils concernaient la campagne électorale, fait sèchement le marchand de naphtaline.

— Vous êtes-vous attardé au domicile de votre candidat ?

— Absolument pas. Cette visite n'a duré qu'une minute, d'ailleurs j'étais pressé.

— Vous n'avez vu personne chez Monféal ?

— Uniquement la camériste.

— Et dans l'escalier ?

— La concierge, en bas, qui lavait le couloir…

— C'est tout ?

— C'est tout !

— La section de votre groupement pense présenter un nouveau candidat ?

— Aucune décision n'a encore été prise, mais je pense qu'elle le fera. Il n'y a aucune raison pour qu'elle ne le fasse pas. Les agissements d'un fou ne doivent pas compromettre la stabilité du…

Je suis déjà dehors. J'éternue à douze reprises car je dois être allergique à l'un des produits de la Droguerie générale, à moins que ce ne soit à Jean-Louis Bécollomb ?

Il est dix plombes. Le temps s'est rebecté pendant mes petites visites et un timide soleil rôdaille au-dessus des clochers.

J'avise un petit bistrot, tout ce qu'il y a de sympa. C'est le café de province, avec de vieux guéridons de marbre, des boiseries encaustiquées et un comptoir d'étain. Voilà que je me mets à jouer les Maigret, à c't'heure. J'entre et je commande un grand noir. Le patron me le sert lui-même. Il porte sa chemise de nuit sous son gilet de laine et il a une casquette.

Je touille mon caoua tout en faisant le bilan de la situation. Deux candidats députés d'opinions nettement opposées ont été tués à leur domicile dans des circonstances extrêmement mystérieuses. Le meurtrier a agi avec une audace inouïe dans les deux cas. Et dans les deux cas, il a bénéficié d'un fabuleux concours de circonstances qui lui ont permis d'évoluer chez les victimes, alors qu'elles n'étaient pas seules chez elles, sans être vu. Je m'offre pourtant un doute en ce qui concerne le premier meurtre, car la disparition du jardinier me donne à croire qu'il a vu quelque chose…

Je bois deux gorgées de jus et je me pose la question (en anglais : the question) : « Est-ce l'œuvre d'un fou, San-Antonio ? »

Ainsi interpellé, le subconscient de San-Antonio se prend par la main et s'emmène promener dans les sentiers tortueux de la réflexion. Quand il revient, il murmure :

— « Non, San-Antonio, franchement, je ne le crois pas, ou plutôt : je ne le sens pas !

— Et pourquoi ne le sens-tu pas, San-Antonio ?

— Ecoute, San-Antonio, je vais essayer de te répondre : un fou agit ouvertement. Il s'en moque, d'être vu ; au contraire, il aime avoir un public. Ces bonshommes, il les aurait descendus en pleine réunion ou en pleine rue. »

— Alors, mon petit San-Antonio, ta conclusion ?

— Ma conclusion, c'est que tu me les brises San-Antonio, avec tes questions à la mords-moi le neutron ! Continue de déblayer le terrain, ensuite tu verras bien…

— Merci, San-Antonio, t'es de bon conseil ! »

Je vide ma tasse. Et je demande au patron de me présenter sa facture. Il arrive en se fourrageant dans le fond de futal, me dit que je lui dois trente centimes et me demande si je suis journaliste.

— Pourquoi, m'étonné-je ?

— Comme ça, je trouve que vous en avez la dégaine !

— Dix sur dix, patron ! Vous auriez fait un bon détective.

Il hoche la tête, mécontent.

— Ça me ferait mal à la prostate ! Moi, poulet !

Il relève sa manche et me montre un somptueux tatouage, genre camaïeu XVIII. Ça représente les ruines de Rome.

Mais au lieu d'une inscription latine, on peut lire, serpentant à travers le dessin, cette phrase n'ayant qu'une relation éloignée avec l'architecture : « Mort aux vaches ! »

— C'est pour vous dire ! fait le patron. Ancien bat'd'Af ! Tataouine, le Tonkin et j'en passe ! Les flics sont tous des enviandés. C'est pas votre avis, vous qui devez les côtoyer ?

Je hoche la tête.

— Il ne faut pas être aussi définitif, patron !

Il explose.

— Vous en connaissez un seul, vous, qui ne soye pas le dernier des fumiers ? Soyez juste ! Si, si, causez !

— A vrai dire.

Mais il me coupe la parole.

— C'est salope et consorts ! Des incapables, des minus ! Ça crâne, ça fout des gisons et ça se croit Jupiter ! La police, c'est les indics qui la font, Sans eux, messieurs les hommes seraient les rois du monde !

A cet instant, l'inspecteur Laplume qui passe dans la rue m'aperçoit et se jette dans le bistrot comme un désespéré se jette par la croisée.

— Oh ! Monsieur le commissaire, je suis content de vous trouver !

Je mate le patron. Faut le voir changer de couleur, monsieur Tournesol. C'est la première fois que je vois un zig devenir bleu depuis que je ne fréquente plus mon copain qui travaille chez Waterman à la section encrage.

Laplume jubile.

— J'ai du nouveau en ce qui concerne le coup de téléphone reçu, par le comte.

— Non ! Alors là, tu me fais plaisir, fils. Qu'est-ce que tu bois ?

— Un petit calva !

— Deux calvas ! Lancé-je au taulier défaillant.

Puis, mettant ma main autoritaire sur l'épaule soumise de Laplume :

— Je t'écoute, Baby !

— L'appel venait de Paris. Il a été donné du bureau de poste de la rue du Colisée.

Je fais la grimace.

J'espérais mieux. Mais enfin, c'est toujours ça !

— Très bien, puisque tu es là-dessus, tu vas rentrer à Pantruche et interviewer la standardiste du bureau en question. Si elle pouvait te décrire le demandeur… Note bien, qu'avec tous les gens qui lui passent par le combiné ce serait miraculeux qu'elle se souvienne de l'un d'entre eux… Essayons toujours.

Il vide son glass.

— Je fonce, monsieur le commissaire.

Il est tout joyce de retrouver Paname. Il va commencer par aller faire une fleur à sa bergère, Laplume. Pourvu qu'il ne la trouve pas dans les brandillons du plombier !..

Lorsqu'il s'est évacué, le patron s'annonce.

— Ecoutez, m'sieur le commissaire. Ce que je vous disais tout à l'heure, vous avez bien compris que c'était une manière de… heu… plaisanter. Autrefois, j'ai eu des ennuis avec un pou… avec un policier et ça m'a laissé de la rancune, comprenez-vous ?

— C'est tout naturel ! le rassuré-je.

Je ferme les yeux à demi et le fixe jusqu'à l'os à moelle.

— Vous vous appelez bien Martinet, n'est ce pas ?

Il a un hoquet mal réglé.

— Oui… Comment vous savez ça ?

Je jette de la mornifle sur la table et je sors, le laissant ébahi et inquiet.

Peut-être qu'il se souviendra que son nom est écrit en belle anglaise jaune et noire sur sa porte ? Mais peut-être que pas !

Quand je rejoins le commissariat, je suis tout surpris de le trouver étrangement calme et désert. Serait-ce l'agitation de ces derniers temps. Conrouge n'y est plus. D'ailleurs, excepté les fonctionnaires habituels et un poulaga de Paris, les autres sont dans la nature. Je m'assieds à un bureau, je prends une rame de papier blanc, dit ministre, et avec mon stylo je partage la feuille du dessus en deux parties égales. Sur la première je dessine grossièrement le topo de la première maison du crime. Sur la seconde le plan de l'appartement Monféal. Puis je croque d'un trait picassien la silhouette des victimes et je répartis des petits ronds figurant les gens de leur entourage, je regarde ; je pense.

— Il y a longtemps qu'on a enterré le comte ? demandé-je à la cantonade.

— Quatre jours (me répond un binoclard à l'accent méridional).

Je regrette de n'y avoir pas assisté, Quelque chose me dit que son meurtrier s'y trouvait.

— Quand inhume-t-on Monféal ?

— Quand vous voudrez ! me répond la même voix. La famille a demandé des instructions à ce sujet et aucune n'a été prise.

Je me caresse le lobe.

— Il a été effacé hier matin. On pourrait le planter demain, en fin de matinée, par exemple, dis-je.

Sûr qu'il y aura toute la ville et ses environs aux obsèques. Vous pensez, c'est un spectacle à ne pas rater !

— Bien, monsieur le commissaire.

Là-dessus, le fameux Bérurier fait une entrée remarquée parce que remarquable ! Sa bretelle mal arrimée par une épingle de nourrice (ce doit être, une nourrice sèche) pend dans son dos, comme ce ruban élastique est décoré d'une queue de singe, vous mordez l'effet ? Il a sa cravate coupée au ras du naze et le haut de son bitos est cisaillé comme le couvercle d'une boîte de conserve, ne tenant plus que par un mince lambeau.

— Qu'est-ce qui t'arrive, Gros ? demandé-je ; quelqu'un a voulu te trépaner ?

Il peste (jaune) et sacre (de Reims).

— Parle-moi z'en pas ! Ce sont ces gosses de l'endroit où que tu m'as laissé qui sont infernale !

Infernaux, rectifié-je, toujours soucieux de faire valoir et prévaloir la grammaire.

— Pourquoi t'est-ce que tu m'as moulé dans ce salon ? proteste-t-il.

— Parce que tu t'y es endormi, ma Grosse Guenille bleue. Et je t'y ai purement et simplement oublié.

— Charmant ! rouscaille le Mammouth.

— Ça ne t'est jamais arrivé, à toi, d'oublier ton chien chez le crémier ?

Il hausse les épaules et raconte ses avatars.

— Imagine-toi que ce sont les garnements de la veuve qui m'ont arraché au bras de Morflé. Ah ! Les sagouins ! Ils jouaient aux Indiens ! Un jour que leur papa est viande froide, tu parles de bonnes petites âmes sensibles ! D'ici qu'ils butent leur môman, y a qu'un pas.

— Faut pardonner aux enfants, Gros : ce ne sont que des enfants !

Mais Béru n'est pas porté à l'indulgence.

— Des enfants comme eux, je suis pas méchant, mais je donnerais gros pour les choper par les pinceaux et pour leur fracasser le cigare contre un mur ! Vise mon chapeau ! Un bada que j'avais payé une fortune en 1948 ! Et c'est pas tout : ma cravate était en soie. Des démons, je te dis !

— La veuve ne s'est pas excusée ?

— Des clous ! Elle était au téléphone quand c'est que je suis sorti du salon après avoir calotté ses chiares.

Il tripote son moignon de cravate.

— A propos, elle causait avec un type. Et sais-tu ce qu'elle y disait ?

Il se racle la gorge.

— Elle y disait : « Oui, c'est moi qui lui ai parlé de toi, j'étais bien obligée, car la bonne l'aurait fait ! »

Je sursaute.

— Sans blague, Gros ?

— Textuel ! Et puis, elle m'a aperçu et elle a eu un soubresaut. Elle a dit très vite : « Je vous rappellerai plus tard ». Tu piges ? Avant de me voir elle tutoyait son électrocuteur, mais en ma présence, elle s'est vite mise à le vouvoyer !

— C'est intéressant ça, mon Gros. Et à toi ? Que t'a-t-elle dit ?

— Elle m'a demandé comment t'il se faisait que je fusse z'encore chez elle. J'y ai dit que je m'ai endormi. Alors elle a pâli. Avant de gerber je me suis permis une prévôté : j'ai filé une paire de baffes aux mômes. La grande vioque qui sortait d'une chambre m'a foncé sur le paltot comme quoi j'étais une brute. Elle voulait me griffer, la renaudeuse ! C'est sa fille qui l'a calmée. Mais à retourner chez c't'hourie !

Il se gratte le cou et déclare.

— Je vais aller écluser un gorgeon, qui m'aime me suive !

— C'est toi qui vas suivre quelqu'un mon pote !

— Tu crois ?

Je griffonne le nom et l'adresse de Bécollomb sur une feuille de bloc et je la tends à Béru. Je peux me tromper, mais je suis prêt à vous parier un cor de chasse contre une trompe d'Eustache que c'est bien au droguiste qu'elle tubait, la pauvre veuve éplorée. Le marchand de blanc d'Espagne serait-il le julot de madame ? Avec sa bouille en carrefour sinistré, ce ne serait pas un cadeau ; mais les bergères sont si capricieuses ! On voit des beautés se farcir des trucs qu'on n'oserait même pas proposer à une guenon !

Affaire à suivre ! Le Gros s'évacue. Mais avant de franchir la porte, il s'arrête, se retourne et demande en montrant son tronçon de cravate.

— Tu crois que je peux sortir commak ?

— Achète-t'en une autre, Gros, tu la mettras sur ta note de frais, puisque c'est en quelque sorte un accident du travail.

Il reprend le sourire.

— Je vais m'en offrir une bleue à pois rouges. Je trouve que ça fait élégant. Moi, c'est pas pour dire, mais je suis porté sur la toilette. J'aurais du vivre à l'époque de la marquise de Pompidou. Les bonshommes étaient Toqués façon batouze en ce temps-là, avec des bas blancs, des futals de golf en soie, des, bas-joues de dentelle et des manchettes amidonnées. Sans causer du gilet et de la redingue à revers. Pourquoi que les messieurs se fringuent tristes de nos jours, vous pouvez me le dire ?

Mais personne ne peut ; alors, il s'en va en me jetant.

— J'ai repéré un bath restau pour la croqué de midi ; ça s'appelle « La Grande Pédoque », ça doit être une tante qui tient ça, mais le menu m’a paru intelligent.

Ouf ! Il disparaît enfin, sa queue de singe lui battant les mollets, la calotte de son chapeau dressée comme le couvercle d'une huître exposée au soleil.

— C'est un phénomène, votre adjoint, monsieur le commissaire, hasarde l'un des sbires attitrés du bureau.

— Lui ! C’est la joie des enfants, la tranquillité des parents et l'un des meilleurs limiers de la police, renchéris-je. Sans Béru, le monde serait gris comme un jour de Toussaint !

Je griffonne une note de plus sur mes feuillets. Elle concerne le citoyen Bécollomb. Mon imagination est en train de courir le Steeple Chase. Et s'il était le Jules de Mme Monféal ? Et si tous les deux avaient décidé de trucider le mari ? Et si… ?

Je freine au pied. Si je me laisse embarquer dans les divagations, je vais prendre un bocal aussi gros que le potiron qui servit de carrosse à Cendrillon après que la fée Duchenock lui eut fait subir le petit traitement que vous savez.

Car mon imagination, aussi, marche à la baguette magique ! Vous prenez un bout de phrase piqué au hasard par un Béru mal réveillé et furax et elle le transforme en histoire à épisodes !

Je suis comme ça !

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