En fin de journée, nouvel appel véhément du Vieux. Je fais carrément répondre que je ne suis pas là. Je ne me sens pas capable de supporter ses récriminations. Alors, dans les poudrières, il vaut mieux ne pas fumer, hein. Aucune nouvelle du Gros ni de Morbleut, Ils se préparent pour la soirée. Je passe faire un tour chez le comte Gaétan de Martillet-Fauceau, histoire de renifler l'atmosphère. Les deux vieux larbins ne quittent plus leur cuisine. On dirait deux taupes en chômage. Je demande au moisi s'il a eu des nouvelles de Mathieu Mathieu. Il branle sa petite tronche démantelée.
— Non, monsieur. Voyez, l'herbe de la pelouse pousse et je n'ai pas la force de la tondre.
— Il avait de la famille, ce Mathieu ?
— Je ne crois pas.
— Quel genre de type était-ce ?
Il paraît inquiet et son œil gauche se met à tourner comme celui du petit Noir de Ya Bon Banania.
— Vous parlez de lui à l'imparfait ? demande-t-il.
— Je me demande pourquoi, m'excusé-je, car jusqu'ici il est seulement porté disparu. Je reprends ma question : c'était quel genre d'homme ?
— Oh ! Un type assez simple et qui buvait de bons coups. Il habitait le pays depuis une quinzaine d'années.
— Ah bon, ça n'est pas un naturel de l'endroit ?
— Non : il est arrivé dans la région un jour et il s'y est fixé je ne sais trop comment ni pourquoi. Il a trouvé une masure à louer… Et il s'est mis à bricoler de droite et de gauche. Il faisait les jardins, réparait les barrières. L'homme à tout faire, quoi !
Je montre la cour romantique, cernée de murs gris Utrillo. La fontaine verdie, les pelouses, les massifs de rosiers composent un décor d'un charme suranné.
— Où se tenait-il, lorsque vous avez ouvert la fenêtre pour l'appeler, le jour du meurtre ?
Il me désigne un massif en arc de cercle près de la fontaine, c'est-à-dire à peu près au milieu de la cour.
— Là-bas.
— Il taillait des rosiers, dites-vous ?
— Oui.
Je me gratte l'oreille.
— Est-ce que Mathieu Mathieu est revenu ici après le meurtre ?
— Oui. D'ailleurs il ne nous a pas quittés le jour du crime. Puis, il est revenu tous les jours jusqu'aux funérailles. Ensuite nous ne l'avons plus revu.
Drôle d'animal, ce jardinier ! J'aimerais le connaître !
Je remercie le vieux larbin et je vais rôder dans la cour. Je me place dans l'encorbellement des rosiers et je regarde la fenêtre de la bibliothèque où fut tué Gaétan. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. J'examine les lieux. Je trouve une boite à casse-croûte par terre. Il y a encore des reliefs de nourriture collés contre les parois. La boîte est pleine de terre et de limaces. Mathieu Mathieu l'aura oubliée. Ça me choque. Tout me choque confusément et je n'arrive pas à me faire d'opinion sur la question. Cette incapacité aussi me choque. Habituellement, je phosphore mieux.
Je rentre dîner à Saint-Turluru. Les pensionnaires de l'hôtel m'assaillent de questions. Je les envoie gentiment chez plumeau pour me consacrer à ma Félicie. Quand je vois M'man à côté d'eux, je peux mesurer sa discrétion. Elle me regarde avec ses bons yeux caressants.
— Ça va comme tu veux, mon grand ?
— Pas exactement. La bouteille à encre !
Elle dit, d'un ton léger :
— Ça te fait souvent ça, au début, et puis les choses se décantent et tout devient clair pour toi !
Ça me ragaillardit.
— Est-ce vrai, demande-t-elle que M. Bérurier se présente aux élections ?
— C'est vrai, M'man. On est en pleine folie ! Je m'en souviendrai, de ces vacances ! Du train où vont les choses, le Gros recevrait demain sa lettre de révocation que je n'en serais pas autrement surpris.
— Tu aurais dû essayer de le dissuader.
— Je l'ai fait, mais au fond de moi, je trouve que son initiative, pour insensée qu'elle paraisse, peut être enrichissante sur le plan de l'enquête.
— Et s'il arrivait malheur à M. Bérurier ?
— C'est un risque à courir. Tiens, si tu veux, on se passe de dessert et je t'emmène à sa conférence publique… Ça va valoir la gobille ! Du monde, il y en a partout. La place est noire. C'est à croire que, non seulement la ville mais le département tout entier s'est pressé ici pour voir et entendre ce téméraire policier qui, au risque de sa vie, affronte le meurtrier apolitique. Il a la une de « France-Soir », Béru. C'est la gloire. On le représente, sur quatre colonnes, en profil de médaille avec son adjoint, l'héroïque ex-adjudant Morbleut.
Je suis obligé de produire ma carte de poulaga pour nous frayer un passage jusque dans la salle. L'estrade est décorée de tricolore.
Derrière la table : deux chaises. Et sur la table deux bouteilles de brouilly avec un verre à la renverse sur le goulot. Cela sert à la fois de clochette et de carafe désaltérante. L'atmosphère est survoltée. On chuchote, on retient son souffle. Pendant du cadre de scène, les trois lettres servant d'emblème au nouveau parti brillent dans ce que M. Léo Ferré appellerait leur corsage de néon : P. A. F. Soudain, alors qu'on ne s'y attendait pas, une musique éclate. C’est l'air de la Légion : « Tiens ! Voilà du boudin ! » L'assistance se lève. On perçoit un hoquet en coulisse, puis l'adjudant Morbleut, beurré à souhait et revêtu de son ancien uniforme, paraît. On l'applaudit ; il salue, calme la frénésie populaire et déclare :
— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs et gendarmes ici présents, j'ai l'honneur, le très grand honneur, de vous présenter votre nouveau candidat. Vous serez galvanisés par son courage, séduits par son programme et vous voterez tous pour…
Il se racle la gorge et annonce :
— Alexandre-Benoit… BERU-RIER !
Un tonnerre, mes enfants ! Hitler à Munich c'était Amédée Butant au salon des poètes, à côté de cette vague qui déferle !
Un roulement de tambour et Béru-le-Valeureux paraît dans la lumière d'un habile projecteur. Il est nimbé d'héroïsme, mon Gravos. Sa bretelle lui pend toujours sur les talons et son chapeau (qu'il a conservé sur sa tête) continue à bâiller comme huître au soleil. Il fait quatre pas qui l'amènent au centre de l'estrade. Il se découvre pour un salut dartagnanesque. Mais le chapeau lui échappe des doigts et s'en va coiffer malencontreusement le chef ovoïde et rasibus d'un monsieur assis au tout premier rang. Le monsieur arrache le couvre-chef pestilentiel. Je frémis d'horreur. Le bitos à Béru mérite vraiment sa qualification de couvre-chef puisque c'est la tronche du Vieux qu'il est allé orner. Parfaitement : le Big Boss est là, plus pâle qu'une banquise effrayée, plus sévère qu'une condamnation à mort. Il a fait le voyage de Paris à Bellecombe pour venir juger sur place.
— Mais, Antoine, balbutie M'man, ne dirait-on pas… ?
— On ne dirait pas, M’man, c'est bien le Vieux. Je t'annonce une partie d'enguirlandage qui comptera dans les annales.
— M'est avis que nous allons bientôt acheter une mercerie tous les deux. Tu tiendras la caisse et moi je mesurerai les élastiques.
Béru a levé ses deux bras en « V ». On l'acclame de plus belle. Il toussote élégamment puis démarre.
— Bellecombais, Bellecombaises… Si je viens me présenter devant vous pour ce dont au sujet de quoi vous êtes au courant, c'est pas parce que je suis métalo-man. C'est parce que j'estime que le régime de la dégonfle est pas payant et que si on devrait l'appliquer on serait plus digne d'être français.
Clameurs délirantes du public.
— Il ne se défend pas si mal, sourit la douce, la clémente Félicie.
Béru, encouragé, enfle sa voix de marchand de poissons à la criée.
— À cause qu'un tordu dont mon chef, le célèbre commissaire San-Antonio, tardera pas à lui mettre la main dessus joue les méchants, v'là les partis qui se déculottent. Ça prétend représenter le peup' français et ça se débine déjà dès qu'y a du danger !
Il est interrompu par un fracas d'acclamations. Il sait parler au peuple son simple et beau langage, le Mastar. Il trouve les mots et les formules que la grande foule pige illico.
— Silence ! tonne Morbleut qui a besoin de se manifester. Il remplit un verre de brouilly et le pousse vers le président Béru.
— Tiens, mon gars, écluse ça !
Béru vide son verre d'un trait et l'exploit est applaudi ainsi qu'il convient. Ne se sentant plus, le Gros empoigne la bouteille et la brandit à la foule en signe d'offrande.
— Voilà avec quoi qu'on carbure, dans not' parti !
Il boit au goulot, se torche les lèvres de la manche et poursuit :
— Moi, Bérurier, je le dis à l'assassin s'il se trouve dans cette salle : « Je t'attends mon pote et j'ai pas peur de toi ! Viens essayer de me buter, j'suis ton homme ».
Je renonce à vous décrire l'enthousiasme.
Sa Majesté reprend.
— Si que mon pote Morbleut et moi on a fondé le P. A. F. c'est à cause qu'on veut profiter de l'occasion pour donner notre point de vue sur les problèmes de l'heure…
Il ajoute, facétieux :
— Et même de la Seine-et-Eure !
On rit beaucoup.
Le Gros attaque la deuxième bouteille. La sueur coule sur sa trogne rubescente.
— Bellecombais, Bellecombaises, faut mater l'avenir dans les yeux et pas chercher à se jouer le Beau Vélo de Ravel. Y’a des mesures qui s'imposent, comme dirait mon tailleur. Je vas vous les enamourer les unes après l'autre !
Il tend son pouce.
— Commençons par le commencement : la classe ouvrière.
Applaudissements frénétiques car la formule fait toujours recette.
— Voilà comment que je vois les choses augmentation des salaires de quatre-vingts pour cent…
On hurle. On s'époumone. Il calme. Il continue :
— La télévision dans les usines. Y’a pas de raison que les pauv' mecs qui se crèvent l'oignon devant une foreuse ou un tour, ratent la rémission d'un match de fote-balle si qu'il a lieu l'après-midi ! C'est du kif pour le rugueby, le permis, l'athéisme, le pinge-ponge et consorts. Ensuite, la pause beaujolais deux fois par jour, avec service gratuit et dégustation de crus variés : juliénas, saint-amour, morgon, etc.
On délire.
— Après la classe ouvrière, la classe paysanne ! clame-t-il en brandissant son index. Voilà des zouaves, les nabus, qui se font tartir à longueur d'année sous le soleil ou les intenses-péries pour cultiver du blé ou des patates. D'accord ? Faut que ça finisse. A partir de dorénavant on doit leur distribuer le blé et la pomme de terre gratuitement ! Y’a pas de raison ! Et leurs terres, me direz-vous ? Eh bien, leurs terres ils en feront des stades et des piscines vu que ça manque à la jeunesse.
Le Gros attend que l'ouragan acclamatoire se soit apaisé. Son médius boudiné rejoint son pouce et son index.
— Je vais vous causer maintenant des commerçants. Pour eux, c'est bien simple : plus d'impôts ! Le gouvernement nous chambre avec la baisse des prix, et c'est lui qui augmente les impôts, faudrait savoir ! Si je supprimerais l'impôt, les prix baissent, c'est recta ! Et si les prix baissent, le commerce marche mieux. Donc on se farcit une époque d'abondance vite fait sur le gaz !
Une fois de plus, les beignes éclatent. Il sourit, heureux de cette liesse qu'il dispense.
— Merci, merci. Je vois à vos rédactions que vous êtes d'accord avec le P. A. F. Et vous avez raison. Le P. A. F. vous apportera le bonheur et la jouissance.
Son annulaire s'élève.
— Quatrièmement, la politique intérieure. Y’a des urgences à prendre : donner leur anatomie à la Bretagne, à la Savoie, à l'Alsace. Rattacher tous les Pyrénées qu'ils soient Hauts, Basses ou Orientables à l'Espagne qu'est dans la m… Agrandir la Belgique amie qu'est en plein suif, en lui offrant la Somme, le Nord, l'Aisne, la Meuse, la Moselle et la Meurthe-et-Moselle ! (Il lit sur un papier car sa mémoire n'aurait pu retenir ces précisions). Et puis, comme on est pote à tout casser avec les Chleux, et que ces pauvres diables sont coupés en deux, leur compenser ça en leur remettant la Lorraine et la Franche-Comté.
— Mais c'est pas tout. Pour éviter les zizanies avec le tunnel sous la Manche ou le pont en dessus, y’a qu'à refiler le Pas de Calais aux English. Comme ça, l'Angleterre ne sera plus isolée et on cessera de se faire tartir avec le Ferry-Boîte. Une fois ces indispositions prises, on sera vraiment entre Français. Ce sera la belle vie de famille, croyez-moi !
Son auriculaire complète la main.
— Dernier point de mon programme : la politique estérieure : alliance avec tout le monde ! On peut bouffer le caviar en buvant du whisky, non ? Et pourquoi se monter le bourrichon avec les Chinois, je vous le demande ? Vous n'aimez pas le riz vous autres ?
Moi si ! En pilaf, et avec la blanquette de veau bonne femme, c'est royal. Traité de paix avec Monaco, je lésine pas. J'invite Nasser à venir passer ses vacances à Rambouillet pour arranger une fois pour toutes la question du Canal de Suède. Je fais placer un pipe-fine depuis le Sahara jusque dans la propriété de Ben Bella, parce qu'y’a pas de raison qu'il engraisse la Shell. J'organise un concours de belote Khrouchtchev-Kennedy à la Brasserie Lippe. J'amène sa Santé Paul VI à Avignon, du coup les jambes et les bras lui en tombent et ça devient Paul-Tronc.
Il rit, on rit. Ça relaxe. Il est superbe, Bérurier. Un visionnaire. Il refait le monde à sa mesure. Il le pétrit comme une boulette de chewing-gum.
— Tout ce que je vous cause, c'est du grosso modo. Y’a mieux à faire, je le sais. Et si vous m'élirez, je le ferai ! Tout le monde aura sa part. On distribuera le petit verre de calvados dans les écoles maternelles en hiver. Y’aura le claque obligatoire pour les collégiens. Les gendarmes (il se tourne vers son adjoint) toucheront double solde à Noël et pour le 14 juillet.
Morbleut remercie d'une courbette et essuie une larme bienvenue.
— Suppression de la zone bleue ! On fera des routes, des autoroutes, des parkinges et des ponts. Le cinéma sera à l'œil. Les transports idem. Brèfle, le P. A. F. c'est le salut ! Le P. A. F., Bellecombais, Bellecombaises, c'est tout ce qui reste pour vous raccrocher ! Bientôt, il sera sur toutes les lèvres et dans tous les cœurs !
« Vive le P. A. F. ! Vive Bellecombe ! En avant ! Il torche la deuxième bouteille dans une apothéose indescriptible.