Le comte Gaétan de Martinet-Fauceau, ci-devant candidat communiste de Bellecombe-sur-Moulx, créchait dans un hôtel particulier du XVIIIe, sis au fond d'une agréable cour au mitan de laquelle glougloute un jet d'eau prostatique dans une vasque moussue. Il y a de la vigne plus ou moins vierge sur les murs, un cèdre du Liban devant le perron et des statues de Diane vous contemplent d'un air narquois en caressant le cou de leurs bichettes.
Le perron est à double révolution, ce qui explique les opinions avancées du défunt. Je malmène le heurtoir, lequel représente précisément un marteau (sculpté par un artisan du col de la Faucille) et la porte s’ouvre. Un vieux bonze est là, avec une frime grise, ridée et ravagée par le chagrin. Il ressemble à un brochet sans dents que j'ai beaucoup connu (il était naturalisé dans un restaurant qui eut, un temps, le privilège de m'alimenter). Il a la même tête verdâtre, les mêmes yeux lustrés. Il aura pas à se forcer beaucoup pour se déguiser en tête de mort. Les joies charnelles, ça n'a sûrement jamais été son fief, car il est aussi décharné qu'une roue de vélo sans pneu.
— Monsieur désire ? bredouillent ces trois quarts de siècle de bons et loyaux services.
Je lui fais voir la jolie carte marquée de tricolore que le gouvernement français met à ma disposition, histoire d'amadouer les foules. Ça me dispense de blablater. Le larbin se croit obligés de virguler un sanglot.
— Conduisez-moi sur les lieux du drame, intimé-je.
Il branle son pauvre chef sur lequel végète une moisissure grisâtre. Et nous nous mettons en route à travers un hall où une armure fait le pied de grue, appuyée sur une hallebarde.
La maison pue le vieux blason bouffé aux mites. Il s'y mêle des remugles de pipi de chat, de soupe au chou et de papier humide. Les dalles sont creusées par le frottement. La rampe aussi. Le vieux valet me pilote jusqu'à une bibliothèque garnie de livres rares et de portraits d'ancêtres. Je regarde ces toiles, intéressé. Le domestique fait les présentations. Ce gentilhomme avec la fraise, c'est l'arrière-arrière-grand-père de Monsieur le comte. Celui-ci, avec un jabot, c'est son arrière-grand-père qui fut un ami de Montgolfier et qui inventa le tire-bouchon à pas inversé.
— Et ce monsieur à barbiche ? m’inquiété-je :
— C'est Lénine, fait le larbin.
— Il me semblait en effet l'avoir vu quelque part. Bon, expliquez-moi comment les choses se sont passées.
Il a dû mettre sa version au point car il me la déballe comme un jeune premier du Français vous déballe la tirade du Cid.
— Monsieur souffrait d'une jambe et avait du mal à gravir des escaliers, c'est pourquoi il avait aménagé sa chambre à coucher dans le petit fumoir jouxtant la bibliothèque.
— Le jour du crime…
Nouveau petit sanglot ressemblant au bruit d'une grille rouillée qu'on a du mal à fermer.
— Le jour du crime, reprend la momie à rayures, tandis que je préparais le petit déjeuner, j'ai entendu la sonnerie du téléphone. Elle a retenti deux ou trois fois, puis Monsieur a décroché et je l'ai entendu dire « Allô ! » car Monsieur, en vrai tribun qu'il était, avait le verbe haut.
— Et puis ?
— Il y a eu alors, des détonations assourdies ; franchement, il m'a semblé qu'elles émanaient de l'extérieur. Des automobiles font parfois ce bruit.
— Et puis ?
— J'ai préparé mon plateau et je suis allé directement à la chambre de Monsieur. J'ai toqué, il ne m'a pas répondu. Je me suis permis d'entrer. Sa chambre était vide, par contre la porte donnant sur la bibliothèque était ouverte. Je me suis avancé jusqu'à l'encadrement et j'ai vu…
Cette fois, son sanglot fait songer à l'éternuement d'un vieux cheval enrhumé.
— Qu'avez-vous vu ?
— Monsieur le comte gisait sur le tapis que vous voyez là. Au pied de ce bureau. Il était plein de sang et tenait l'appareil téléphonique. Le socle de celui-ci avait basculé du bureau et gisait près de lui ! Monsieur le comte avait les yeux grands ouverts et paraissait me regarder.
Il voile sa pauvre bouille de morille séchée.
— Aussi longtemps que je vivrai, j'aurai cet horrible spectacle devant les yeux.
— Et la porte donnant sur le hall ?
— Fermée.
— Quelqu'un aurait pu fuir par là ?
— Naturellement. Puisque nous étions à l'office, Maryse et moi… Seulement, le hall donne dans la cour et dans la cour il y avait le jardinier qui taillait les rosiers.
J'opine.
— Quelles sont les autres issues possibles ?
— Celle de l'office, mais nous nous y trouvions !
— Qu'avez-vous fait après avoir trouvé votre maître ?
— J'ai couru à la croisée et j'ai appelé le jardinier. Je lui ai dit d'aller chercher le médecin, de toute urgence !
— Pourquoi n'avez-vous pas téléphoné à ce dernier ?
— Parce que le téléphone était plein de sang… Parce que Monsieur tenait l'écouteur serré dans ses pauvres doigts… Et puis, le docteur Fumelard, qui était un ami de Monsieur le comte, habite juste de l'autre côté de la rue…
— Ensuite, qu'avez-vous fait ?
— Je suis allé prévenir Maryse à l'office.
— En passant par le hall ?
— Oui.
— Et vous n'avez rien vu ?
— Rien !
Je ressors dans le hall et je mate les lieux avec attention.
— En somme, supposons qu'après avoir tiré, l'assassin soit passé dans le hall et qu'il ait grimpé l'escalier. Il pouvait s'enfuir tandis que vous retourniez à l'office et que le jardinier allait chercher le docteur ?
— Bien sûr, admet le valet de pique, seulement…
— Seulement quoi ?
— Le jardinier, quand je lui ai dit qu'on avait tiré des coups de feu sur Monsieur, s'est mis à hurler et à ameuter le quartier. Il n'avait pas encore traversé la rue que déjà des gens arrivaient…
Je renifle, mécontent. Cet assassin fantôme ne me dit rien qui vaille. M'est avis, les gars, qu'on se croirait dans un roman d'Agatha Christie, non ? L'assassinat de Monsieur le comte dans la bibliothèque, avec le larbin croulant, le jardinier qui taillait les rosiers, la vieille cuisinière dans l'office et l'absence de tout témoignage, c'est assez dans la façon de mon illustre consœur. Si jamais elle bouquine ce très remarquable ouvrage elle va croire que je piétine ses fraisiers. Et pourtant, c'est pas dans mes mœurs. Comme quoi, la réalité dépasse l'affliction, comme disait l'autre.
— On peut voir Maryse ?
— Bien sûr ! Je vais la chercher ?
— Non, je vous suis à l'office.
Je lui file le train dans un couloir suintant, au plâtre cloqué. On s'annonce dans une cuisine un tout petit peu moins grande que la place de la Concorde. A une table de réfectoire, une infiniment vieille dame épluche trois navets véreux.
— Maman, fait le domestique, voici un policier.
— Il s'agit de Madame votre mère ? m’étranglé-je, en biglant le vieillard.
— Oui, fait le larbin. Elle est entrée au service du grand-père de Monsieur le comte sous le roi Charles X. Je l'appelle Maryse car il serait malséant qu'un valet de chambre appelât la cuisinière Maman.
Je me penche sur la vieille dame. Elle est grosse comme une noisette.
— C'est un grand malheur qu'on ait tué ce gamin, gazouille-t-elle d'une voix qui ressemble à de l'eau dans des bottes.
— Au fait, quel âge avait le comte ? m’enquiers-je.
— Soixante-deux ans, répond le domestique.
— Qu'avez-vous fait après avoir averti votre maman ?
Nous sommes retournés sur les lieux…
— Où est la porte de l'office ?
Il me la désigne. Elle est vitrée du haut. Je l'ouvre et je constate qu'elle donne sur une ruelle vieillotte. Un tonnelier travaille devant sa porte.
— Il a été questionné ?
Je demande en désignant le bonhomme.
— Oui, répond le larbin.
— Et il n'a vu sortir personne ?
— Personne. Pourtant, il se trouvait là où vous le voyez.
Du coup, le mystère s'épaissit comme de la Blédine en train de refroidir, mes fils. Ça devient l'énigme de la chambre close, cette affaire ! Je connaissais déjà celle de la maison close, mais elle était sans rapport (même sexuel) avec celle-là !
— Le médecin est arrivé au bout de combien de temps ?
— Presque tout de suite.
— Et la police ?
— Vingt minutes plus tard.
— On a fouillé la maison ?
— De fond en comble.
— Sans rien trouver ?
— Rien.
— Votre maure n'était pas marié ?
— Non.
— Des héritiers ?
— Excepté une petite rente pour maman et moi, il a tout légué au P.C.
Je bigle l'heure. A propos de P.C., il est temps que je regagne le mien.
— Le jardinier habite le quartier ?
— Non. Il demeure dans les environs, à Saint-Turluru-le-Haut.
Comme c'est marrant.
— Et il vient ici tous les combien ?
— Deux fois par semaine pour entretenir les rosiers.
— Son nom ?
— Mathieu Mathieu.
— Vous bégayez ou c'est en deux mots ?
— C'est son nom et son prénom.
— Très bien, je vous remercie.
Le digne homme a alors un élan.
— Ah ! Monsieur le policier, si vous pouvez mettre la main sur le coupable.
— Je lui crèverais les yeux, dit sobrement Maryse en brandissant son couteau.
Tout mon petit monde est encore au bistrot quand je reviens. Morbleut en roule une qui le ferait classer monument historique par le « Ministère des Libations et des Bouilleurs de Cru réunis. » Mes collègues m'aident à le charger dans la voiture et je reprends la route de Saint-Turluru, la tronche pleine de points d'interrogation, tous plus ou moins Louis XV les uns que les autres.
Chemin faisant, le Morbleut m'explique que nous autres, les poulagas civils, nous ne sommes que des plaisantins insignifiants. Seule la gendarmerie nationale est capable d'élucider cette affaire. Il vante les mérites de ce corps d'élite et se met à pleurer d'émotion.
Puis il s'endort, ce qui est pour Moi un précieux réconfort.
Lorsque je m'annonce à l'hôtel du Vieux Donjon et de la Nouvelle Mairie réunis, la soubrette rousse et rance me dit que M'man est montée se préparer pour le dîner qui est imminent.
Je décide de casser une graine avant que d'aller rendre visite à Mathieu Mathieu. Je m'installe à notre table et déballe ma serviette de sa somptueuse enveloppe de papier lorsqu'une voix en provenance de la terrasse me fait tressaillir.
— Dites donc, percepteur de mes choses. Faudrait voir à pas camoufler votre sept de cœur ou autrement sinon je vais vous faire bouffer les trente-deux brèmes sans les assaisonner !
— Mais, mon bon ami ! proteste la voix fluette de l'incriminé, vous faites erreur.
— Me faites pas marrer, j'ai les lèvres gercées !
Je me lève, comme plongé dans un état d'hypnose. Cette voix, ce bel organe noble et grasseyant, il n'en existe qu'un seul au monde, et il appartient à l'illustrissime Bérurier.
Je sors sur la terrasse et, en effet, je découvre mon compère installé à une table, face au percepteur. Il est en manches de chemise (une somptueuse chemise bleu lavande) et porte des bretelles larges comme un essuie-main rutilant, dont le motif, représente un singe grimpant à une liane. Son vieux bitos enfoncé jusqu'à l'arête du naze, pas rasé, vineux, le Gros joue à la belote.
Mon arrivée ne l'émeut pas outre mesure.
— Ah ! Te voilà ! fait-il en me tendant deux doigts, le reste de ses salsifis étant accaparé par une tierce à trèfle. J'ai arrivé ici juste après que t'eusses parti. Je t'aurais bien cavalé au prose, mais la route m'avait fatigué.
Il me désigne le chétif pensionnaire qui lui fait vis-à-vis.
— Dis donc, y a des drôles d'arnaqueurs dans ton Donjon ! Il a l'air de rien, le binoclard, mais il te vous escamote une carte que même un prestigieux-tâteur saurait pas en faire autant ! M'étonne pas qu'il fût été percepteur ! Il devait avoir le grain pour secouer l'artiche du contribuable, ce pingouin !
Le percepteur se fâche.
— Monsieur, vous n'êtes qu'un goujat ! Je ne permettrai pas…
— Et ta sœur ? demande à brûle-pourpoint et d'un ton sans réplique Sa Majesté ; elle fait des ménages ou elle joue au cerceau.
Puis, jetant sa tierce sur la table :
— Tiens, il me fait mal aux seins et je préférerais jouer aux dominos avec un curé !
Bérurier se lève et fait claquer ses bretelles neuves sur son torse puissant.
— Je suis content de te revoir, San-A, dit-il d'un ton jovial. T'as maté un peu ces lance-pierres ? A nouveau, il tend les bretelles.
— C't'un cadeau du chemisier d'en bas de chez moi dont auquel j'ai fait sauter une contravention.
— Elles sont merveilleuses, conviens-je. Un véritable objet d'art :
— Paraît qu'elles sont emportées d'Amérique.
— Je m'en doutais.
— On dira ce que tu veux, mais question d'élégance, les Ricains n'ont pas de leçons à recevoir de nous ! T'as déjà vu des bretelles commak en France, toi ?
— Jamais ! admets-je avec énergie.
— Et puis ; je voudrais que tu constates cette élasticité !
Il tend la bretelle à cinquante centimètres de sa valeureuse poitrine et la bretelle casse à la hauteur de la boucle. Il morfle celle-ci en plein pif et se met à saigner comme quinze gorets vautrés sur des lames de rasoir.
— L'élasticité est parfaite, dis-je froidement.
Le Mahousse épanche son raisin avec un mouchoir qui donnerait la nausée à un crapaud eczémateux.
— C'est pas grave, assure-t-il, j'y mettrai une épingle de nourrice !
— Maintenant que tu as exécuté la première partie de ton numéro, Gros, veux-tu m'expliquer ce que tu fiches ici ?
— Je te cherchais !
— Mais je n'avais laissé mon adresse de vacances à âme qui vive pour avoir la paix !
— C'est pourquoi le Vieux m'a chargé de l'enquête, rigole l'Enorme. Poilant, non ?
— Et comment t'y es-tu pris ?
— Oh ! Ça n'a pas été duraille. Je suis été à ton domicile et j'ai questionné vos voisins. Par çui d'en face j'ai pu remonter la filière.
Je pousse un profond soupir. Décidément, depuis que je suis dans la Poule, je n'ai jamais pu achever des vacances complètes.
— Qu'est-ce qu'il me veut, le Dabe ?
— Attends, il m'a donné un ordre de mission pour toi…
— Ça alors ! fait-il ; c'est un peu bleu mon neveu ! Je l'avais, pourtant !
— Tu l'avais mais tu ne l'as plus !
— Bouge pas, que je réfléchisse… Je suis pas été aux ouatères depuis mon arrivée. Et je l'avais en rappliquant. Ah !
Sa Majesté explore ses malheureuses poches mais sans succès. Il va visiter celles de son veston accroché au dossier de sa chaise et ne parvient toujours pas à retrouver le papier en question.
Il écarte les cartes à jouer et me tend une enveloppe officielle couverte d'additions et de tâches de graisse.
— V'là l'objet, Mec !
J'ouvre en jugulant les réflexions qui me viennent. Je lis :
Mon cher ami,
Les deux crimes pseudo-politiques de Bellecombe tracassent beaucoup M. le ministre. Voulez-vous vous en occuper d'urgence et me tenir au courant heure par heure ?
Des deux mains votre.
J'éclate d'un rire qui ressemble au départ d'une fusée spatiale française.
— Y’avait de la poudre hilarante dans l'enveloppe ? ronchonne le Gros.
— Mieux que ça, Béru.
Puis, devenant sérieux.
— Tu as prévenu le Vieux que tu m'avais retrouvé ?
— Et comment ! Je lui ai balancé un coup de grelot d'ici.
— Faut toujours que tu fasses du zèle, quoi ! Tu n'aurais pas pu attendre demain !
— Belle mentalité, pour un supérieur !
M'man arrive car la cloche du Donjon(qui est aussi celle du dîner) retentit.
— Tu as vu la bonne surprise ? me dit-elle sans rire.
— Mais oui, M'man.
Tristement, elle balbutie :
— Naturellement, tu vas être obligé de partir ?
— Non, M’man, réponds-je lugubrement : au contraire, je vais être obligé de rester !