CHAPITRE X

Au commissariat, il y a la foule de l'avant-veille. On se bouscule au portillon. Mon arrivée fait taire tout le monde. Des journalistes me matent à la dérobée en riant sous Rolleiflex. Je file dans le bureau du commissaire local. Il n'a pas pris le temps de se raser, lui. Il ressemble à une poire moisie.

— C'est terrible, balbutie-t-il, terrible.

— Que se passe-t-il, mon cher confrère ?

— Le candidat indépendant… Il est mort cette nuit !

Je trépigne.

— Comment ? Vous dites ? C'est une blague !

— Hélas, hélas, hélas !..

— Qu'est-ce qui est arrivé ?

Il secoue sa pauvre tronche accablée.

— Attendez, l'un des inspecteurs chargés de sa surveillance va vous le dire…

Il appelle :

— Martinet !

L'incriminé arrive d'un trait comme une hirondelle. Mais une hirondelle qui ne ferait pas le printemps, ça se lit sur sa bouteille catastrophée.

— Alors, vous vous êtes laissé pigeonner ! clamé-je.

Il bredouille :

— C'est-à-dire, monsieur le commissaire !

— C'est-à-dire quoi ? Racontez-moi un peu les faits !

— Eh bien, voilà… Après sa conférence, M. Lendoffé est allé prendre un verre à l'hôtel du Commerce et de la Hausse des Prix en compagnie d'un groupe d'amis. Ils ont sablé le champagne.

— Vous étiez dans la salle ?

— Oui, moi et Miradort. Tout s'est bien passé. Après, M. Lendoffé est rentré à son domicile. Il nous a ouvert la porte de la maison pour nous faire rentrer dans l'hall où moi et Miradort on dort !

— Pourquoi dites-vous qu'il vous a fait rentrer ?

— Il nous a ouvert la porte. Lui il rentrait sa bagnole dans son garage situé sous la maison et il remontait directement à sa chambre par un escalier de service.

Je bondis.

— Et vous ne l'avez pas escorté jusqu'au garage ?

— Mais si ! se rebiffe Martinet. C'est moi qui lui ai ouvert la porte du garage et qui ai donné la lumière. Puis, je suis allé vérifier si la porte du fond était bien fermée ; elle l'était. M. Lendoffé est entré avec la voiture, j'ai refermé la porte derrière lui et je suis retourné dans l'hall après avoir contourné la maison… Moi et Miradort on a dormi Jusqu'au petit matin. Et la bonne est venue nous réveiller en criant que Monsieur n'était pas rentré ni que son lit n'avait pas été défait. On a fouillé partout. Et on a retrouvé M. Lendoffé dans son garage, mort asphyxié par les gaz d'échappement.

— Ah, vraiment !

— Le moteur de l'auto ne tournait plus, faute d'essence. Mais le garage était noir, de gaz. Pour y entrer, on a été obligé d'enfoncer la petite porte qui fait communiquer le garage aux appartements privés.

— Parce que la grande porte Mischler était fermée de l'intérieur ?

— Parfaitement, m’sieur le commissaire.

Je me tourne vers mon collègue du cru.

— Un médecin a-t-il examiné le cadavre ?

— Il est en train.

Je me cramponne le bol avec désespoir.

Un défunt de plus. Riche collection, n'est-ce pas, les gars ? Cette fois, l'enquête est sur la voie… de garage, précisément. Comme pour me confirmer ce funeste pressentiment, le tubophone retentit. C'est le Vieux qui m'appelle depuis Pantruche. Comment est-il déjà au courant de l'affaire ? Mystère et boule de gomme !

Il ne mâche pas ses mots, sans doute parce qu'il a omis d'amarrer son râtelier !

Je vous avais demandé de me tenir au courant d'heure en heure, San-Antonio, et vous l'avez pas fait !

Je plaide :

— Cette enquête se déroule à la campagne, monsieur le directeur, et il n'est pas commode d'avoir la communication avec Paris !

— Ta ta ta ! fait-il, comme s'il s'adressait à Coccinelle ! De plus, je viens d'apprendre par un coup de fil de Conrouge qu'un troisième candidat a été assassiné cette nuit ! Vous rendez-vous compte des dimensions extravagantes de cette affaire, mon cher ? A Paris, on ne parle que de ça. Le ministre de l'intérieur est pendu à mon téléphone. Lui-même subit l'impatience de…

Là un coup de vent agite la ligne téléphonique et le nom se perd. Le Dabe poursuit :

— Si vous avez besoin de renfort, prenez-en ! La police du territoire est à votre disposition. La troupe aussi, s'il le faut ! Des résultats immédiats, voilà ce que je veux ! Nous sommes la risée du monde ! Un pays dans lequel on assassine impunément les candidats à la représentation populaire est en plein chaos. Cela, le… (Le nom est une fois de plus balayé par la tornade) ne l'admet pas. A partir de tout de suite, j'attends !

— Comme Charles ! mugis-je en raccrochant de mon côté.

On a dû être vachement synchrone, lui et moi ! Je m'ébroue. Dans la vie, ne jamais se laisser abattre par les coups du sort. C'est pas la première fois que je me trouve dans une impasse et que le Vieux vient me faire tartir avec le prestige de la police et les menaces ministérielles !

— Bon, laissons la bête piquer sa crise, dis-je à la cantonade pour essayer de sauver la face. En route pour la maison Lendoffé ! Venez avec moi, Martinet.

La demeure de M. Lendoffé est sise en bordure de la ville. Il y a les minoteries Lendoffé, puis un espace vert planté d'arbres tout neufs, à peine moins gros que des crayons de charpentier, et une construction prétentiarde, avec le bas en meulière et le reste en briques, des tuiles de couleur, des fenêtres vernies et du mauvais goût coûteux un peu partout, se dresse orgueilleusement au milieu d'une pelouse.

Un perron, coiffé d'un auvent en tuiles — dorées avec colonnades de stuc, donne accès à la porte décorée de motifs en fer forgé représentant des épis de blé ! Sous la construction, face nord, se trouve le garage. Ce local est encore empuanti par les gaz d'échappement.

Les murs naguère blancs sont tout gris de fumée.

Je vais examiner la petite porte dont la serrure disloquée pend minablement. Excepté ces deux portes, le garage ne comporte pas d'autres ouvertures. Il est éclairé, le jour, par un pan de mur en carreaux de verre, et la nuit par un hublot grillagé.

— Lorsque vous êtes entré, ce matin, la lumière électrique brillait-elle ? Demandé-je à l'inspecteur Martinet.

Il secoue la tête.

— Je ne me souviens pas. Le garage était plein de fumée, comprenez-vous ? L'auto venait juste de s'arrêter…

Je questionne son collègue qui vient d'arriver. Miradort, lui, est formel : l'électricité ne marchait pas.

— Certain ? fais-je.

— Certain, affirme-t-il avec force.

C'est important, ça, comprenez-vous, mes biches ? Car supposons que Lendoffé ait eu un malaise dans son garage et que les gaz d'échappement l'aient expédié chez son chef de section suprême, eh bien, l'électricité aurait brillé ! Mais si elle était éteinte, cela signifie que quelqu'un l'a éteinte, do you see ? Important. Capital même, ajouterait Karl Marx. Car le quelqu'un dont à propos duquel je vous cause ne pouvait qu'être l'assassin !

Il se tenait planqué dans le garage. Lorsque Lendoffé s'y est trouvé seul, il a surgi et l'a neutralisé. Puis il a éteint et s'est débiné. C.Q.F.D. !

— Dites-moi, Martinet. Vous avez inspecté les lieux en entrant ici, m'avez-vous dit ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Personne ne s'y cachait, vous êtes certain ?

Il réprime un haussement d'épaules mais, moralement, me le vote à l'unanimité de ses deux omoplates.

— Impossible. Il n'y a que quelques bidons d'huile et un tuyau d'arrosage. Où se serait-il mis ?

— Et dans la voiture même de Lendoffé ?

— Ça n'est pas envisageable non plus, monsieur le commissaire.

— En sortant de sa réunion, il tenait un rouleau d'affiches et c'est moi-même qui les ai déposées sur la banquette arrière. Ensuite, il ne s'est plus arrêté avant son domicile.

— Sauf pour vous ouvrir la porte du hall ! Supposez que, pendant ce court instant, quelqu'un ait attendu derrière la haie. Lendoffé descend vous ouvrir et le quelqu'un se précipite à l'arrière de son auto…

Mais Martinet continue de branler le chef.

— Non. Certes, il est allé ouvrir la porte du hall ; mais moi, pendant qu'il introduisait Miradort chez lui, j'ouvrais la porte du garage. L'auto se trouvait juste à l'angle de la maison. Dans le silence de la nuit j'aurais entendu s'ouvrir et se refermer la portière !

Et même… On ne peut pas imaginer qu'un assassin fasse tout ce micmac en quelques secondes et à quelques mètres des policiers chargés de la surveillance de la victime !

Pas mécontent d'avoir réfuté mes suppositions fallacieuses, ce petit travoudavebavallave !

— Où se trouvait le cadavre lorsque vous avez enfoncé la porte ?

— Entre l'auto et le mur.

— Voulez-vous reconstituer très exactement sa position ?

Il acquiesce, ouvre la portière avant gauche de la voiture, puis il s'accroupit bizarrement, le derrière contre le châssis de la voiture, la tête au bas du mur.

Je montre un rouleau d'affiches qui gît sur le sol, non loin du pseudo-cadavre.

— Elles se trouvaient là, les affiches.

— Nous n'y avons pas touché.

Je vais pour continuer ma reconstitution, mais l'arrivée inopinée de deux surprenants personnages rompt l'atmosphère. Les quidams en question chantent à tue-tronche Les Matelassiers. Duo fascinant s'il en fut ! Bérurier et Morbleut ! Une basse — dite noble — et un baryton mirlitonnant.

S'ils n'ont pas éclusé deux bouteilles chacun de muscadet, je téléphone à Paul VI pour lui demander une place de brigadier-chef dans sa garde pontificale.

— Et alors ! tonne le Gravos qui vient d'achever le dernier couplet avant son compère, qu'est-ce que j'apprends ? Le dernier client s'est fait repasser ? Où qui sont, les enfoirés chargés de sa protection, que je leur apprends comment qu'on refait un nœud de cravate !

— Du calme, Béru ! maussadé-je. Tu es déjà plein comme un boudin à ce qu'on dirait !

Le Gros a les gobilles qui font tilt.

— Moi ! proteste-t-il. Demande à Popaul ce qu'on a éclusé : autant dire un pipi de fourmi.

— Exact, tranche Morbleut en ponctuant d'un formidable hoquet.

Je chuchote au Gros :

— Tu avais bien besoin de nous flanquer ce vieux chpountz dans les lattes ! Comme si nous n'avions pas assez d'ennuis…

Béru a l'amitié en fonte renforcée.

— Je te défends de traiter Popaul de chpountz, fait-il.

Il brandit un pouce dont la partie supérieure suffirait à cacher une tortue de mer.

— C't'un gars comme ça ! Il a des idées. Laisse-lui mener son brin d'enquête… et tu verras !

Je barris.

— Taillez-vous tous les deux, espèces de poivrots, sinon je vous fais foutre au gnouf comme de vulgaires clodos que vous êtes !

Sa Majesté comprend que je ne suis pas d'humeur à tolérer ses turpitudes. Dignement, il prend le bras de l'adjudant.

— Viens, Popaul, mélangeons pas les torchons avec les serviettes !

— C'est tout incapables et consorts, réaffirme puissamment Morbleut.

Ouf ! Il est des moments où le Gros détend les nerfs, mais par contre il en est d'autres où il vous les roule en fines boulettes !

Lorsque les Gorets Réunis (plus connus sous la raison sociale de Compagnie Pieds-paquets) se sont évacués, je demande à voir le corps. On me drive par la porte du fond au rez-de-chaussée. Le cadavre est allongé sur une bâche, dans le petit salon. Un toubib en manches de chemise est assis devant un guéridon Louis XV. Il écrit des notes, fiévreusement.

Je me fais connaître et il dresse sa petite tête de théière sans couvercle. Il a un nez comme un bec verseur, des oreilles en forme d'anses et le crâne tout plat sur le dessus.

— Vos premières impressions, docteur ?

Il est affligé d'un petit tic qui, par moment, fait remonter son œil droit jusqu'au milieu de son crâne.

— Cet homme, fait-il d'une voix d'eunuque frileux, a subi un traumatisme à la face. Le coup a été violent, mais pas assez cependant pour pouvoir provoquer la mort, ou même une fracture. Il n'a causé qu'un K.O. La victime est tombée. Son visage s'est trouvé à un mètre cinquante environ du pot d'échappement. Il n'a plus eu la force ensuite de se relever et il est mort.

Je me penche sur ce pauvre Lendoffé. Une vilaine tache bleuâtre large comme une soucoupe lui marque le front, au-dessus du sourcil gauche.

— Avec quel instrument cette blessure a-t-elle été faite, docteur ? m’inquiété-je.

— Avec une brique, fait le toubib.

Il me passe une loupe.

Regardez : on aperçoit nettement les particules de terre cuite sur toute la surface du traumatisme. Une brique, c'est bien là une arme de fortune.

Le décès est intervenu vers quelle heure ?

Il se gratte le nez.

— Entre minuit et une heure du matin, je suppose.

— Merci, docteur. Rédigez un rapport détaillé, ça remue en haut lieu et on va avoir besoin de matériel pour impressionner ces messieurs.

Je me tourne vers ma cohorte d'inspecteurs.

— Et maintenant, passons à la vie intime du défunt. Où en était-il ?

C'est ce futé de Martinet qui prend l'initiative.

— M. Lendoffé était veuf. Il vivait ici avec sa fille et son gendre, lequel est employé comme chef des mises en sac à la minoterie. Ils ont un bébé de seize mois. En plus, il y a une bonne. C'est tout !

On ne peut pas plus succinct. Je remercie d'un hochement de tronche et je vais voir la Famille. La fille est une belle gosse, blond-roux, avec des taches de rousseur coquines, des yeux pâles et de la forme là où ce qu'y en faut ! Elle est prostrée.

— Je suppliais papa de retirer sa candidature, larmoie-t-elle. Quand cette série de meurtres a commencé, j'ai eu un funeste pressentiment.

Ses sanglots reprennent.

Je rassemble un gros paquet de tact et je murmure en dénichant des inflexions qui colleraient des vapeurs à une clé à mollette.

— Vous assistiez à la réunion électorale d'hier soir.

— Non, à cause de mon bébé.

— Et votre mari ?

— Il était en voyage, il vient de rentrer il y a un quart d'heure.

Bono ! Le gendre en voyage pendant qu'on envoie son minotier de beau-dabe moudre le grain du Bon Dieu, j'aime assez !

— Où était-il ?

— A Paris.

— Pour affaire ?

— Oui.

Sur ces entrefesses, comme disait un marchand de thermomètres de mes relations, l'époux rentre. C'est un grand mince, assez beau gosse, avec des yeux et une veste de velours noirs. Il est brun, coiffé à la Robert Hossein, et ses traits sont tirés, soit par la mort de beau-papa, soit par la nouba qu'il a dû faire à Paname et peut-être par les deux !

Il a droit à ma carte.

Il la regarde d'un air entendu et acquiesce mollement pour me signifier qu'il est prêt à répondre à mes questions.

— Vous vous trouviez à Paris cette nuit ? Demandé-je sans laisser passer le moindre scepticisme.

— En effet.

— Quel hôtel ?

— Le George V. Merci.

Je lui demanderais bien des détails sur sa soirée, mais je suis trop gentleman pour le faire en présence de sa jeune femme.

— Et vous venez de rentrer, m'a-t-on dit ?

— A l'instant.

— Merci. Madame, réattaqué-je, en me retournant vers la fille rousse, avez-vous, entendu rentrer votre père ?

Elle secoue négativement la tête.

— J'ai le sommeil très profond. Je n'ai été réveillée que ce matin, par les cris d'Augustine.

— La porte qui fait communiquer les appartements au garage comprend combien de clés ?

— Deux.

— Votre père en avait une…

— Les deux, monsieur le commissaire.

— Comment, les deux ?

Le gendre m'explique :

— Les récents événements avaient rendu mon beau-père prudent. Cette porte, dans le garage, aurait pu permettre à quelqu'un de s'introduire sans difficulté dans la maison.

Il la tenait continuellement close et ne se dessaisissait pas des clés.

— C'est ce qui explique que j'aie été obligé d'enfoncer la porte, comprenez-vous ? termine Martinet.

Je comprends. Allons voir Augustine.

— Vous voulez bien nous accompagner, monsieur… heu… ?

— Durond ! se présente le gendre.

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