L’un des deux flics est un maigrichon qui a dû se raser avec une pelle à gâteau, voire un coupe-papier, tellement il lui végète encore de sales poils sur la gueule. Il porte un complet de velours qui fait des poches aux coudes, aux genoux et… aux poches. Cravate de cuir pour délégué syndical. Deux dents en or, sur le devant. Une hanche en plastique, sur le derrière. Un sourire obséquieux sous une moustache de mulot des champs.
Son compagnon, comme toujours depuis Laurel et Hardy, est grand, fort, rubicond, avec un œil qui tourne mal et la béatitude du con sur toute la surface de sa physionomie. Il est vêtu d’un jean qui déguise son énorme cul en ballon captif, d’un très vieux blouson de cuir dont les deux bords ne se rejoindront jamais plus, et d’un T-shirt sur lequel est écrit « Le Musée est ouvert tous les jours, même le mardi ». Une flèche part du nombril pour plonger dans le pantalon. C’est sobre et, somme toute, assez amusant. Mais il ne faut pas grand-chose pour me faire marrer, je l’admets.
Le premier s’appelle Dureuil et le second Malmaison.
Je louche sur ma Pasha.
— Vous étiez en position longtemps avant la sortie des élèves ?
— Si fait, monsieur le directeur, répond Dureuil le mulot.
— Et Larmiche ?
— Il s’est amené peu après nous.
— A pied ?
— Affirmatif, monsieur le directeur.
Ça, c’est Malmaison qui le déclare. De la sueur dégouline de son front taurin. Même en inaction, même par grand froid, il sue, ce gros lard.
Marie-Marie demande :
— Où se tenait-il pour attendre les élèves ?
Les deux clowns de la Maison Blanche-Neige désignent simultanément une cabane de cantonnier située en face du lycée André Sarda, non loin d’un platane au tronc couvert de graffitis. L’endroit est relativement discret. La circulation est peu importante. On entend glapir une sirène, quelque part dans les bâtiments.
— La sortie ! annonce Dureuil.
Effectivement, un bourdonnement d’essaim retentit, suivi d’un piétinement bruyant et une horde de gamins se précipite vers le portail de fer dépeint. Ils sortent comme la pâte dentifrice d’un tube inconsidérément pressé. Quelques-uns se dirigent vers des voitures parentales, d’autres se mettent en groupes pour des discussions d’après-classe. Il en est qui s’éloignent rapidement. Certains semblent indécis et hument le vent aigrelet avec une défiance de gibier.
— Racontez, bon Dieu ! fais-je aux duettistes des Stups.
Malmaison sort de son rêve de saucisses aux choux. Il dit.
— Ben, le dealer attendait, adossé à la cabane d’outils. Des gamins se sont approchés de lui.
— Beaucoup ?
— Trois ou quatre. Ils ont sorti de l’argent de leurs poches sans se cacher comme s’ils allaient acheter des cornets de frites. Larmiche leur souriait, tu te rappelles, Fernand ?
Dureuil bat des ramasse-miettes.
— Textuel !
— Alors ? insisté-je.
Je dois les intimider car ils ont de la peine à assurer la retransmission du match. Une fois encore, c’est le gros à l’œil tournicoteur qui se dévoue :
— On a estimé que le moment d’intervenir était venu, monsieur le directeur. Fernand Dureuil a embrayé et a stoppé pile près du platane. J’avais déjà ma portière ouverte. Je suis sorti en trombe et j’ai crié : « Police ! Pas de panique ! On ne bouge plus ! Personne ne bouge plus ! »
— Réactions ?
— Ils sont restés pétrifiés, les mômes et le dealer. J’ai chopé le poignet d’un des gamins. « Ouvre ta main, petit gars ! » Il avait un sachet blanc au creux de sa paume. Dureuil est intervenu pour passer les cadennes au loustic. Le dénommé Larmiche n’a rien fait pour gêner la manœuvre. Il semblait résigné. Sa sale gueule daubée était triste. Il ne disait pas un mot. J’ai plongé ma main dans ses poches et j’y ai trouvé une dizaine de sachets. C’est consigné dans notre rapport, monsieur le.
— J’ai lu.
— « C’est tout ? » lui ai-je demandé. « Le reste est dans ma voiture », il a murmuré. « Et ta voiture ? » « La rue, là-bas. » On a relevé les identités des mômes, et puis nous sommes allés jusqu’à sa bagnole, une grosse tire américaine passablement déglinguée. Il n’a fait aucun suif pour nous ouvrir sa portière de droite, malgré ses menottes. On a trouvé encore treize sachets dans les plis d’une carte routière, à l’intérieur de la boîte à gants.
« T’en as planqué ailleurs ? » ai-je insisté. Il a secoué la tête. “C’est tout, parole !” “Dans le coffre ?” “Non, regardez !” Dureuil est allé voir ; il a eu la méchante secousse, pas vrai, Fernand ? »
— Vous pensez, monsieur le directeur !
M. le directeur pense. Tu cherches de la neige et tu trouves un cadavre de femme ! Y a de quoi choper la jaunisse !
— Dès lors, reprend Malmaison, dès lors, monsieur le directeur, nous avons téléphoné à la maison mère depuis notre voiture pour expliquer ce qui se passait.
Fin de leur épisode. Pour eux, c’est pas comme dans Santa Barbara : ça s’arrête là.
— Allons voir où se trouvait sa voiture ! décide Marie-Marie avec une telle autorité que j’ai l’impression de passer un tout petit peu pour un glandu.
On traverse la chaussée. Il n’y a plus de gosses. Nous marchons sans mot dire jusqu’à la rue Gérard-Barrayer (physicien français, 1816–1899, né à Montauban, inventeur de la chaussette à pas de vis et du Coton-Tige à mercure). C’est une voie discrète qui donne sur le flanc du lycée André Sarda ; en face, se dresse la synagogue Saint-Vincent-de-Paul, si bien qu’aucun immeuble traditionnel ne la borde.
Dureuil qui ne veut pas se laisser dépouiller de la vedette par son collègue, déclare non sans emphase :
— Le véhicule du sieur Larmiche était en stationnement ici même, mademoiselle.
Et il tape la chaussée du talon comme pour bien définir le territoire.
Marie-Marie lui dit « Merci » en souriant. Du coup, Dureuil qui reprend du poil de la bête s’aperçoit qu’elle est très jolie et, comme c’est un vaillant petit sabreur, une démangeaison illégale lui vient sous les roustons. Il se retient de la conjurer par un grattage de mauvais aloi ; ça ferait désordre, devant une jolie fille. Il joue des mirettes, très casanova de kermesse.
Ma petite camarade d’amour est songeuse et ne s’aperçoit pas de cette cour de dindon déguisé en paon.
Tandis que nous repartons, elle à mon côté dans la 500 SL, ma dextre entre ses cuisses, comme en une moufle fourrée, elle soupire :
— Pourquoi ai-je la sensation très forte que c’est là que ça s’est passé.
— Que « quoi » s’est passé, Princesse ?
— Je ne sais pas. Mais j’ai reçu comme un flash.
— Mademoiselle est une extralucide ?
— Seulement une lucide extra. Pendant que tu interrogeais tes perdreaux près de la cabane de cantonnier, quelqu’un nous observait, de loin.
— Qui ça ?
— Un type.
— Explique.
— Un homme se dirigeait vers la rue Gérard-Barrayer[6]. Avant de s’y engager, il a regardé dans notre direction et a bronché. Il s’est alors dissimulé à l’angle du lycée pour nous observer. Au bout d’un moment, il a réalisé que je suivais son manège et il est reparti précipitamment.
— A quoi ressemblait-il ?
— A vrai dire, je ne l’ai presque pas vu car il portait un imperméable au col relevé, une casquette, et tenait un parapluie ouvert, bien qu’il ne tombât que quelques gouttes. Il était grand, assez costaud et avait une mallette ou une serviette de cuir, j’ai mal distingué.
— Tu as vu d’où il venait ?
— Non. C’est son attitude qui a attiré mon attention. On reste un moment sans jacter. On est bien, mais avec des arrière-pensées professionnelles. Marrant comme elle s’est branchée d’autor sur cette affaire, la Musaraigne. Tu sais qu’elle a des dons. « Singe qui voit, singe qui fait », comme dit m’man. Elle a toujours été passionnée par mon job, la chérie, et ce travail lui sied comme le tailleur qu’elle porte présentement.
On va à la Grande Chaumière où des tâches « patronales » m’attendent, qui sont étrangères au cas en question. Je lui fais les honneurs de mon bureau. Ça l’impressionne.
— T’auras fait une jolie carrière, note-t-elle.
— Oui, conviens-je, c’est triste.
— Pourquoi ?
— Quand tu es en haut, il ne te reste plus qu’à redescendre.
— Peut-être, mais tu auras atteint le sommet. C’est la performance qui importe ; on le sait bien que rien ne dure.
Je l’entraîne dans le petit baisodrome capiteux du père Chilou où flottent des odeurs de cocottes minute. Sans mot dire, elle se dessape. C’est vrai, j’oubliais qu’elle porte des bas et un porte-jarretelles. Te dire si elle continue de vivre à mon heure, la môme !
J’éteins la luce et tire ma merveilleuse en silence, voluptueusement. Juste sa respiration qui s’emballe un peu, et puis quelques ténus gémissements au moment où elle prend son mignon panard. Ça c’est de l’amour à part, tu comprends ? De « la » vraie ; pas fornicateur du tout. On baise avec le cœur. C’est un hommage qu’on se rend. Une preuve d’infinie tendresse.
Je la tiens longuement pressée sur ma poitrine, joue contre joue, que chante mon pote Aznavour : « Tu te laisses haler ; tu te l’es salé ! ».
Je murmure :
— J’ai envie de te faire un cadeau, belle âme.
— C’est vrai ?
— Cette enquête, ma première depuis que j’occupe ce poste : je te l’offre.
— Comment ça ?
— Je t’ai raconté par le menu tous les tenants et aboutissants. Alors c’est toi qui vas diriger les opérations. Déjà tu as voulu cette semi-reconstitution avec des poulets des Stups, eh bien continue !
Pendant qu’elle se « rajuste » comme on disait puis, au siècle dernier dans la bonne société de Bourgoin et Jallieu, je vaque à d’autres sinécures. Lorsque j’en ai fini, je la trouve réparée complet, fardée faut voir, propre en ordre.
Elle est assise sur le divan de nos ébats, après l’avoir retapé. En pleine méditation. To be or not to be, si tu vois le topo ?
— Je trouble ? demandé-je.
Elle me tend la main. Je prends place. On se bouffe la gueule un grand coup. Son haleine a toujours eu un goût de framboise.
Puis :
— J’ai dressé un petit plan, Antoine.
— Yes, chief ?
Elle me saisit le poignet pour puiser l’heure à ma Pasha.
— Presque six heures, tu crois qu’on peut encore rendre visite à quelqu’un ?
— A qui ?
— La « dame bien du cimetière ». Celle qui est allée aux funérailles de Larmiche par haine. Tu m’as dit avoir relevé son numéro minéralogique, en quatre minutes tu obtiendras ses coordonnées.
— Bien sûr.
— Il faut l’interviewer sans tarder. C’est étrange qu’elle ait connu l’identité du dealer et su sa mort ainsi que le lieu et l’heure de son enterrement.
— Tu as raison.
Elle réfléchit et demande :
— Tu auras le temps de m’emmener faire un saut à Lyon demain matin ?
— Ça devrait pouvoir s’arranger.
— Parfait.
— Que comptes-tu y faire ?
— Ta question me déçoit, fin limier. Ou alors c’est que les directeurs sont obligatoirement gâteux !
Elle s’appelle Mme Desanges, Camille Desanges. Elle est hépatologue à la clinique Robert Debœuf à Suresnes (cimetière américain, mont Valérien) et demeure dans cette coquette localité de cent mille habitants, nichée sur la Seine. Sa villa, « Les Platanes », se situe à trois cents mètres à pied des établissements Mormelas et Tétoy, pièces détachées pour angine de poitrine.
La villa de banlieue : coquette, coconne, Sam’suffit amplement. Sonnette drelin, drelin, rouillée à point. Jardinet végétatif, opus incertain dans l’allée, fenêtres à bacs pour géraniums endeuillés. Perron moussu, roses crémières, pots cassés par la première atteinte du gel. Odeur de Toussaint mêlée de gaz d’échappements. Mélancolie assurée.
Nous nous présentons. Carillon fêlé. Onc ne se manifeste. On recommence, ne serait-ce que pour déguster une seconde tournée de grêles tintements.
Et puis une voix. Mais derrière nous :
— J’arrive !
Et la dame du cimetière sort de sa petite voiture. Vision rapide de ses cuisses pas dégueu du tout. On la zoberait sans encore se faire payer, pour peu qu’elle en ait très envie. Elle porte une robe grise avec du noir au col, un manteau de vison de coupe ancienne, mais ça se périme sans arrêt, ces trucs-là. Faut toujours attendre que la mode revienne !
Elle me retapisse au premier regard.
— Oh ! bonjour.
Salut aimable de la tête à ma compagne. Elle ouvre la porte, s’efface pour nous laisser entrer. J’aime bien son parfum. Ses loloches aussi. Du monde au balcon pour regarder passer le défilé, espère ! Tu vois comme je suis ? Même en compagnie de la Musaraigne et après lui avoir fait l’amour, je renifle déjà ailleurs ! Incorrigible, je te dis. Et tu voudrais que je l’épouse ? Un bouc ! Et j’ai même plus honte. J’accepte. Je gère cette constante vacuité sexuelle avec détermination. Je pense, donc je suis ! Je suis, donc je baise !
La maison sosotte du dehors est exquise à l’intérieur. Moderne, avec quelques très beaux meubles anciens pour rehausser. Décoration dans les tons pêche. Confort et élégance.
— Asseyez-vous ! Puis-je vous poser une question, monsieur ?
Et, comme j’opine (grosse commak !).
— Ne seriez-vous pas de la Police ? questionne le docteur.
— Cela se voit donc ?
— Non, cela se devine. Une certaine manière de regarder les gens, de les suspecter d’emblée.
Je souris.
— Vous êtes psychologue, docteur.
— Si je ne l’étais pas, il me faudrait changer de métier. Que puis-je pour vous ?
Je désigne Marie-Marie.
— Mademoiselle conduit l’enquête relative à la mort de la femme dont on a découvert le cadavre dans la voiture de Joël Larmiche. Elle a des questions à vous poser.
— Eh bien j’y répondrai de mon mieux, assure-t-elle simplement.
Elle fait pivoter son siège de manière à se tourner face à ma pétroleuse d’amour.
Quel âge peut-elle avoir ? La cinquantaine ? Pas encore, pas en plein. Je sais de quelle façon je la pinerais si j’en avais « l’opportunité » : sur le côté, à la langoureuse, en lui tenant la jambe droite levée. Elle est pulpeuse à souhait. Doit avoir la chagatte moelleuse, le pelage blond foncé. Quand on a, comme mézigue, l’odorat surdéveloppé, on détecte en la reniflant des odeurs d’éther. Ça joue avec son parfum de classe. Envoûtant. La vache, faudra qu’un jour je me la goinfre, Médéme Docteur ! Lui divertisse le minou pour la tirer sur la berge de la vie, un peu à l’écart de son chagrin. Premiers secours aux noyés. Respiration artificielle. J’ai déjà en paume les volumes de son cul ! Sa tiédeur infernale, son velouté.
La Musaraigne la pilonne de questions nettes et précises auxquelles le docteur Desanges répond spontanément et avec clarté.
Il appert (de Francfort, pour changer) ceci : l’an dernier, Camille (voilà que je me la nomme déjà par son prénom), a compris que sa fille Marianne se camait. Elle a eu une explication avec elle. La gamine (dix-sept ans) a avoué, mais n’a jamais voulu révéler où elle se procurait son venin et a refusé une cure de désintoxication. Camille est divorcée depuis dix ans et vivait seule avec l’adolescente. Elle est allée à la police où on lui a fait comprendre que le cas de Marianne, on s’en battait l’œil, compte tenu du nombre extravagant de jeunes touchés par le fléau.
Elle a alors décidé de lutter seule et a payé une agence de police privée pour surveiller le comportement de sa fille. C’est ainsi qu’elle a su qu’un individu à la gueule eczémateuse attendait certains élèves devant l’externat des Sœurs de l’Incantation Fiévreuse fréquenté par Marianne, et leur fourguait de la drogue. Le privé, à sa requête, s’est ensuite mis à filocher le dealer et a établi un rapport complet sur lui : ses postes de vente, son adresse, le café de Montrouge où, très probablement, on l’approvisionnait en « marchandise ».
Forte de ce dossier, Camille Desanges a rendu visite à Larmiche. Elle avait une photo de sa fille pour qu’il sache bien de qui elle lui parlait et l’a menacé de communiquer son dossier à la police s’il continuait de l’approvisionner. Larmiche a juré ses grands dieux de ne plus remettre le moindre gramme d’héroïne à Marianne. Mais, loin de tenir parole, il a poursuivi son trafic avec la jeune fille, laquelle devait décéder d’une overdose quelques mois plus tard.
Folle de chagrin, la doctoresse dut suivre un traitement dans une maison de repos après l’enterrement de son unique enfant. Par la suite, elle ne pensa plus qu’à se venger de l’infâme gredin. Elle hésitait entre le dénoncer à la police ou l’abattre carrément. Elle ne croyait guère au châtiment par la trop laxiste Justice, quant à l’autre, l’expéditive, elle ne s’en sentait pas le courage. Sa mission est de soigner, non de trucider.
Et puis voilà que quelqu’un a agi à sa place ! Délivrance ! Elle avait eu à cœur, poussée par quelque force vénéneuse, d’assister à la mise en terre de l’assassin de son enfant ! Baume dérisoire de la vengeance.
Pas un instant son regard ne s’est embrumé, sa voix n’a pas fait le moindre couac. Une forte personnalité ! Je sais que je reviendrai la voir. Ce ne sera pas commode de l’arracher à sa peine pour la séduire. Elle est bien loin des tentations de la chair ; la malheureuse. Seul lui importe le souvenir de son enfant morte, tuée par l’époque. Criminelle hydre aux milliers de têtes hideuses.
Nous la laissons bientôt. Avant que nous ne prenions congé, elle murmure :
— Larmiche tuait également à coups de pistolet ?
— Pas que je sache, docteur.
— Pourtant, cette femme dans le coffre de sa voiture…
— Tout m’incite à penser qu’il ignorait sa présence ; il a lui-même invité les flics à explorer son coffre pour leur prouver qu’il ne recelait pas de drogue.
Nous partons. Troublé, je lui vote un long regard profond comme une pensée de Pascal. Me semble qu’elle m’en accuse vaguement réception. La vie qui continue, bon gré mal gré. Faut lutter, les gars. S’accrocher à des touffes d’herbe, à des bites, à des poils de chatte, à n’importe quoi, ne serait-ce qu’un San-Antonio, plein de misérabilisme, de pets et de fureur. Le coulage-à-pic, c’est la solution de facilité des lâches, de ceux qui ne s’estiment pas à la hauteur des efforts qu’ils pourraient produire. Quand t’es trop à bout, ouvre le gaz, certes, et mets à cuire des œufs sur le plat ! Et puis fais-toi turluter le nestor où glisser un finger dans l’oigne, si t’aimes ça. Ton salut t’appartient ; n’en fais pas cadeau au néant, c’est trop con.
— Elle te plaît, hein ? murmure Marie-Marie, quand nous sommes de retour à l’auto.
— Elle a « quelque chose », conviens-je.
— Oui, dit la Musaraigne : elle a quelque chose. Tu sais quoi ? Sa peine. C’est elle qui, au fond, t’émoustille. Tu aimes bien tremper ta queue dans des larmes. J’ai la décence de ne pas nier.
— Un jour, poursuit-elle, quand je n’en pourrai plus de t’espérer, je sens que je deviendrai très salope. Ça doit être distrayant, dans le fond, d’avoir des appétits à satisfaire. Je pomperai toutes les queues qui passeront à ma portée ou je ferai de l’équitation dessus.
— Ne dis pas ça, connasse !
— Ça dérange ton confort ? Le beurre et l’argent du beurre ! Tu sais que tu es un cas !
— J’en souffre assez !
— Tu en souffres, mais tu en jouis.
Le silence nous rejoint. Je roule en direction de Pantruche. Les copains me manquent. J’ai beau m’escrimer, l’équipe est tout de même disloquée. C’est plus la grappe « d’avant », comprends-tu-t-il ?
— Sois gentille : appelle ton oncle sur le bigophone de ma tire.
Elle fait la moue.
— Il va vouloir qu’on se voie et je n’en ai pas envie.
— Alors tu me le passeras quand il décrochera.
Elle s’exécute. Ça carillonne un bout avant qu’on décroche. Enfin une voix d’homme marquée de l’accent italien :
— Pronto, j’écoute ?
Je biche le combiné.
— C’est vous, Alfredo ?
— Si, signor commissaire.
Enfin un qui ne s’écorche pas la gueule à me balancer du « Môssieur le Directeur ».
— Vous pouvez me passer Alexandre-Benoît ?
— Ça n’esté pa poussibile por l’instant.
— Perche ?
— Il est en train de mettre ouna dérouillée à Berthe ; vous n’entendez pas ?
Il doit brandir le combiné aux échos de l’appartement car, effectivement, je perçois des bruits de claques, des cris, des injures, des suppliques !
Il glousse après un moment :
— Vous entendez, signor commissaire ?
— Elle l’a trompé ?
— S’il devait la battre pour ça !
— C’est plus grave ?
— Beaucoup plous, signor commissaire : Berthe a mangé toutes les caillettes de l’Ardèche qué Béru s’était fait expédiate. Vous savez combien il les raffole.
Les coups pleuvent drus. Les hurlements de l’épouse maltraitée forcent en intensité.
— Vous n’intervenez pas, Alfred ? m’étonné-je.
— Ma jé voulu. Il m’a filé un coup de génou dans les couillons. C’este ouna broute, cé type !
— Vous pensez qu’il en a encore pour longtemps ?
— Sourment plous beaucoup : elle a la gueule en compote ! Jé vé aux nouvelles.
Il dépose mon tympan attentif sur le marbre de la cheminée.
— Et tu voudrais que j’aille voir ces monstres ? soupire Marie-Marie.
C’est Bérurier-le-Chourineur qui monte en ligne. La voix comme un haut-parleur qu’un farceur a empli de mayonnaise, le souffle haletant, l’invective mal torchée.
— C’te putasse d’enculée de sa mère pourrie ! gronde notre personnage du tertiaire. Vingt-quat’ caillettes de Privas ! Vérolée, va ! Tu croives qu’é m’en aurait gardé t’une seule ? Zob ! Mais qu’elle en crève, bordel ! Qu’elle éclate, nom de Dieu ! J’nettoiererais l’plancher av’c un d’ ces bonheurs ! Qu’est-ce j’sus été marier une vache pareille alors qu’a des p’tites génisses qui n’d’mandaient qu’à se faire fourrer, à la ferme ! J’m’ rappelle d’une : Blanchette é s’app’lait. Y avait même pas b’soin d’y entraver les pattes, tant tell’ment qu’elle aimait ça, la bougresse ! Si l’père l’avait pas vendue, pour faire boucherie, j’eusse pu en faire ma concubile attristée[7]. M’allô ? C’est toi, en Toine ? S’cuse-moi : j’sus dans tous mes états. C’qui m’arrive est un défi à l’imaginance. Vingt-quat’ caillettes de l’Ardèche ! Emballage sous vide d’la charcuterie Porcinet, d’ Privas où elles sont presque encore meilleures que celles de Groslard d’Aubenas. Vingt-quat’, tu m’reçois bien ? Oui, vingt-quat’ : trois fois douze ! Et c’te charogne vivante qui me clape tout l’lot ! Des caillettes dont j’m’réservais pour moi seul ! T’as d’ quoi d’venir dingue, non ? D’quoi tuer, y a prétesque ! M’allô, tu m’appelles pourquoi-ce ?
— Prendre de tes nouvelles, Gros !
— Parle-moi z’en pas : elles sont fraîches, mes nouvelles ! Vingt-quat’ caillettes, montre en main ! Tu la verrerais, ma morue : é n’peut plus bouger. Si au moins ça la tuerait d’indijection ! C’serait d’la justice éminence.
— Des nouvelles de l’enquête ? coupé-je.
— L’enquête ? Oh ! voui. Pinaud.
— Comment cela, Pinaud ?
— Il est rentré d’prendre les eaux, comme dit c’te vieille baderne ! Y prend les eaux à Vittel. Les femmes enceintes perdent les eaux, ben lui, y les prend ! C’t’une nature ! Il a radiné dare-dare au burlingue et j’y ai narrationné ce qui s’passait. Tout d’sute il a voulu mett’ son grain d’ sel, tu l’connais. N’a peine j’ai eu terminé, il a renfilé ses gants en peau de couilles et il a reparti. Sans dire où qu’il allait, mais l’air d’en avoir deux.
— Eh bien, c’est parfait. Il a du métier, de la jugeote. Il ne peut sortir que du positif de ses entreprises.
— Tandis que moi, j’sus une panosse ?
— Je savais que tu t’en rendrais compte un jour, fais-je en raccrochant.