CHAPITRE DEUX QUI NE MANGE PAS DE PAIN

Elle avait ses ragnagnas, Violette, alors j’ai laissé quimper ma propose de baise, comme tu t’en gaffes. Elle voulait me compenser la déconvenue à l’esquimau Gervais, mais j’ai décliné. Je suis un être de grande délicatesse et Félicie me raconte qu’étant bambin, je préférais refuser une tartelette, dont cependant je raffolais, si je devais la manger à la main, tant j’avais horreur de me souiller les doigts.


Peu after le départ de Joël Larmiche, le Mastodonte entre dans mon burlingue comme un taureau déboule du toril. Il écume, éructe, pète et rote en même temps et va jusqu’à tordre son chapeau, ce qui est, chez cet homme soigneux, le signe d’un courroux extravagant.

— Qu’est-ce j’apprends-t-il ! T’as r’lâché le dillinger assassin ? Non mais t’as les méninges sur coussin d’air ou quoi ? Tu fabriques trop d’albumine ? Tes cellules poissent, mec ! Y a du cambouis dans l’réservevoir d’ton essuie-glace à gamberge !

Tu sais qu’il pleure ?

De rage mais pour de bon !

De belles larmes couleur d’eau de vaisselle, épaisses comme du suif fondu. Elles jaillissent de ses beaux yeux couleur rubis. Dans sa folie furieuse, il porte son chapeau à sa bouche, mord dedans, arrache un morceau de feutre qu’il se met à mâcher comme un sandouiche et qu’il avale après très peu de mastication.

— Un gonzier qu’j’avais à ma pogne. Une lope qu’aurait affalé à la douze ou quinzième torgnole ! J’y f’sais avaler cinq-six dents, j’y arrachais deux-trois narines, deux-trois oreilles, une poignée d’ch’veux et ça f’sait la rue Michel ! La Came avouait son crime plus tous ceux dont on n’est pas encore au courant.

« Et l’nouveau môssieur l’direqueteur qui lu file sa bénédiction turbine et orbite et l’renvoye jouer au père Noël dans sa neige fraîche ! Mais bordel à cul d’ sa sœur, ton poste, tu vas pas l’garder jusqu’à jeudi si tu joues des tours pareils, Tronche de paf ! »

Au lieu d’essayer d’endiguer l’ouragan, je feins de le prendre pour un zéphir et décroche mon binoche intérieur afin de sonner Mathias.

Depuis que je suis promu, le Rouquinos a cessé de me tutoyer et me flanque du « Monsieur le Directeur » gros comme un baobab géant (genre ceux dans le tronc desquels on perce un tunnel pour faire passer les autobus).

Je m’annonce et, avant qu’il ne parte dans des obséquiosités, je dis simplement :

— Tu veux descendre, Xavier ?

Bérurier, à court de souffle, le sang épaissi par la colère, décélère progressivement. Sa fureur court sur son erre. Tout ce qu’il répète, c’est :

— Ah ! où qu’il est, l’Achille, vérole à cul d’sa mère ! Ça, moui, c’tait un direqueteur ! Et v’là qu’on a touché un branque ! Un zozo ! Un follo ! Où qu’elle va aller, c’te boîte à cons, av’c un orlibrius pareil !

Je feins de ne pas l’écouter, ce qui m’épargne de la salive que je mettrai à profit pour coller les timbres sur mon faire-part de mariage, quand j’aurai trouvé l’âme sœur.

Surgissement de Mathias.

Il n’a pas sa blouse blanche et porte un complet foutriqueux, dans les tons muraille, à rayures.

— Vous m’avez…

— Me cours pas sur la prostate avec ton voussoiement, Crème de bite ! Ou alors, appelle-moi « Monseigneur » et use de la troisième personne !

Il se dessaisit d’un beau sourire à la fois lumineux et humide.

— Eh bien, puisque vous tu l’exiges, monsieur l’Antoine…

J’entre, baïonnette au canon, dans le vif du sujet :

— On a conduit à l’institut médico-légal le cadavre d’une femme assassinée de sinistre manière puisqu’on l’a tirée avec un revolver enfoncé dans son sexe. On ne sait rien d’elle, sinon que son corps se trouvait dans le coffre d’une vieille bagnole américaine qui appartient à un petit trafiquant de drogue travaillant à la porte des lycées. Je pense que le gars est innocent de ce meurtre.

Clameur du Gros, horrifié par ma déclaration :

— Môssieur l’direqueteur pense qu’il est innocent ! Une crevure qui contamine notre jeunesse !

Je poursuis, inexorable :

— Tu vas aller voir le corps de cette femme, prélever ses empreintes, discuter avec le légiste, bref apprendre qui elle est, qui elle fréquentait, comment elle vivait, la routine, quoi !

— Je pars immédiatement, assure Mathias, mais ton histoire me rappelle quelque chose, monsieur le directeur ! Des femmes assassinées de la manière que tu indiques, il y en a déjà eu. Au moins deux, si ma mémoire est fidèle. L’avant-dernière remonte à deux ans environ, à Lyon. Le corps se trouvait dans l’un des bassins d’une pisciculture, celui des plus grosses pièces. Il était passablement bouffé, presque méconnaissable. Quant à celui d’avant, je ne me rappelle plus ni l’endroit, ni les circonstances, mais je ferai des recherches.

— Dans les cas précédents, le meurtrier a été interpellé ?

— Non. De cela je suis certain.

— Voilà qui m’intéresse, Rouillé. Tu es une véritable encyclopédie du crime !

Mathias s’en va sur le chantier de la guerre.

Je dis à l’Hostile :

— Si tu es décidé à rouscailler pendant des heures, va tirer ta baleine ! Sinon, suis-moi.

Il me suit.


Avant de quitter mon P.C., je passe dans le burlingue contigu au mien. C’est là que se trouve mon adjoint, car j’ai exigé d’en avoir un à qui déléguer une partie de mes écrasantes tâches.

Il s’agit de Jérémie Blanc.

Lorsque j’ai fourni son curriculum au ministre, il m’a dit, d’un ton nonchalant :

« — C’est un Noir, n’est-ce pas ? »

« — Je l’ignore, monsieur le ministre. Je le connais trop pour m’apercevoir de ce genre de détail. Par contre je peux vous dire qu’il est licencié en droit et qu’il préparait un doctorat de lettres avant de venir se faire balayeur à Paris. »

Homme d’esprit, l’Excellence a souri et a écrit « Aprouvé » sur ma demande. Je ne lui ai pas dit que Jérémie, lui, aurait mis deux « p » à « approuvé ».


Tout comme moi, cette promotion éclair ne lui disait rien qui vaille, au Noirpiot.

« — T’as pas peur qu’on se fasse chier, Antoine ? »

« — Si, mais si c’est too much, on se cassera. La démission n’a pas été inventée que pour les P.-D.G. véreux ! »

C’était assez tentant de « se rendre compte ». Nous avons ourdi un plan pour fonctionner à l’unisson, et il est laguche, à présent, mon pote, saboulé bleu marine croisé, avec limouille blanche et baveuse club à rayures. Privé de ses blousons et de ses T-shirts, il se sent engoncé. Ça lui confère un maintien raidasse, et quand il tourne la tronche dans son col amidonné, t’as l’impression d’un périscope de sous-marin qui manœuvre. Mais il s’habituera aux carcans de la civilisation, l’ancien escaladeur de cocotiers. J’en ferai un dandy, promis juré. Un grand commis de l’Etat !

Je le trouve en converse avec le commissaire Moineau, de la Criminelle, un mec plein de qualités professionnelles qui n’a pas l’air de trop jalouser notre fulgurante ascension, mais sait-on jamais ? Avec les hommes, faut toujours se gaffer. On les croit tels et ils sont autres, on les croit Tell et ils sont Gessler !

— Pardon ! m’excusé-je. Jérémie, je suis convié à un vin d’honneur à la Préfecture à dix-huit heures trente. Comme j’ai un empêchement, tu m’y représenteras.

— Oh ! putain, voilà les mondanités qui commencent, se désole Mister Blanc. Qu’est-ce qu’ils ont à foutre d’un nègre, à la Préfecture !

— Ça leur montrera qu’un nègre n’est pas fait uniquement pour balayer des étrons de clébards sur les trottoirs !

J’adresse un salut de la main à Moineau et je me retire.


Le Gravos, à mon côté dans la 500 SL, ressemble à un ours brun qui n’a pas eu son miel. Le trou qu’il a pratiqué dans son chapeau en le consommant achève de lui donner l’aspect d’un épouvantail trop bourré de paille.

— Môssieur le dirluche a conservé son joujou, ironise l’Enflure ; y n’s’ sert point d’ sa voiture de fonctionnement ? Un’ Renault 25 noire, c’est top chichoi pour sa gueule ?

Je freine en catastrophe, ce qui le fait donner du pif dans le pare-brise, vu qu’il a omis de crocheter sa ceinture de sécurité.

— Descends ! lui enjoins-je. Tu me les coinces trop, décidément ! Je fais de l’érésipèle au sacrum.

Il ne répond rien et s’extrait, non sans mal, de ma voiture sport. Je l’abandonne au bord d’un trottoir, sans remords.


Je roule mollo dans la circulation épaisse à cette heure de l’après-midi. Les arbres achèvent de perdre leurs feuilles et le ciel est bas. Cette partie de Paname me paraît grise et triste. Je gravis les pentes de Belleville. Tiens, voilà un quartier qui a changé. Les bétonnières des promoteurs ont gommé le folklore de jadis. Utrillo est complètement mort, maintenant.

Les villes, c’est comme les gens : elles vieillissent. Les hommes disparaissent et sont remplacés par d’autres, aussi cons qu’eux, mais encore plus moches, affublés faut voir comme ! On vit une fin de siècle oripeaux ! Oripeaux et béton ! On arrache le charme pour imposer le fonctionnel. Heureusement que c’est pas solide. Tous ces nouveaux bâtiments se lézardent déjà avant qu’on ait passé la deuxième couche de peinture ! Peut-être les remplacera-t-on par quelque chose de moins sinistros. New York est belle, après tout. Ce qui nous tue, en France, c’est le rabougri, le miteux, le bas art ! Rikiki-la-bougie, comme style ! Finitions courant d’air ! On pose des filets contre les façades neuves pour pas dérouiller des parpaings sur la hure ! On habite des châteaux de cartes, les mecs ! Plus de place pour les pétomanes : ils feraient s’écrouler la masure !

Tout en donnant de la gîte, je me hisse jusqu’à la rue du Poteau-Rose et ralentis en passant devant le 14, où crèche le « dillinger » de Béru. Immeuble en retrait, précédé d’une bande jardinière, le tout clos d’un mur supportant une grille rouillée. Je poursuis en direction de l’impasse où le vilain me dit qu’il remise sa tire ricaine. Parvenu dans le coin, je gare mon bolide et redeviens piéton à part entière.

Comme je traverse la rue, un G7 s’arrête à ma hauteur et Bérurier en descend. Il douille, se fait durement invectiver car il ne laisse que vingt-cinq centimes de pourboire.

— On t’a suivi, explique-t-il, biscotte à peine que tu m’eusses débarqué, ce sapin se pointait.

Ses grosses lèvres tremblent d’émotion.

— Faut pas qu’tu m’en veuillasses, balbutie le gros benêt, on est un peu en porte sa faux, avec ce chambardement, et va falloir qu’on r’trouve ses marques.

Je comprends son état d’âme. Le saisis par le cou.

— La vie est là, simple et tranquille, lui dis-je.

Il largue une larmouille, l’essore de sa manche.

— Tu m’promets qu’aura rien d’changé, Sana ?

— Tu sais bien que non : la preuve, nous voilà tous les deux, comme toujours, pif au vent, à flairer le gibier.

Là-dessus, le sentant rasséréné, je m’engage dans la fameuse impasse, laquelle s’achève par une vaste cour dont toute une partie est encombrée de statues plus ou moins verdies. Le pompiérisme à son apogée ! Des Diane chiasseresses, des Vénus véloces, des dieux à la chaîne : Zeus, Mars, Mercure… Des angelots sur vasques, des amours joufflus, des Républiques violées, des vierges éplorées, un Saint Pierre renieur, Victor Hugo pensant, Chateaubriand penché, la Madelon de la Victoire, une Victoire de Samothrace, Napoléon en plein ulcère de l’estomac, Beethoven avant sa surdité, Canuet à l’époque, Méphisto faisant « l’s », un buste de Pasteur, un autre de Luther King et un nu de Line Renaud à l’époque où elle posait pour Rodin.

L’autre côté de la cour (qu’on pourrait appeler jardin car elle est complantée d’arbustes aux espèces évasives) sert de parking à trois voitures. L’emplacement de chacune est délimité par des traits à la peinture blanche. Dans chaque rectangle figure le numéro minéralogique du véhicule auquel il est réservé, pour éviter les embrouilles.

Deux des cases sont occupées, manque la chignole du dealer.

— Voilà ce que va être ta mission, Alexandre-Benoît. Tu vas attendre ici le retour de Larmiche. Dès qu’il arrivera, tu lui demanderas les clés de sa guinde sous prétexte d’aller faire procéder à de nouvelles analyses dans le coffiot. Tu conduiras alors le véhicule à l’adresse marquée sur ce papier et le confieras à un grand barbu maigre qui ressemble à un dynamiteur, mais rassure-toi, c’est un brave homme. Il aura pour une ou deux heures de boulot. Pendant ce temps, tu dégusteras le beaujolais nouveau dans un estaminet du quartier. Puis tu reviendras chercher la guinde et tu la ramèneras ici. Après quoi tu iras rendre les clés du véhicule à Joël Larmiche, au 14 de la rue du Poteau-Rose, en lui recommandant de ne plus ouvrir son coffre, sous aucun prétexte, sous peine de graves représailles. Tout cela est-il enregistré ?

— Naturliche, mec !

— Alors, à plus tard !

Je l’abandonne auprès des statues. Il semble être l’une d’elles : Gargantua interprété par Dubout !


Retour au bureau.

Je pense à Chilou, le disgracié, l’exilé ! Le banni ! En a-t-il fait des ronds de jambe, dans cette pièce, le vieux schnock ! En a-t-il jeté des fulgurances avec son crâne plus poli que celui d’un squelette passé à l’encaustique ! Et des coups de gueule ! Combien en a-t-il poussé ? Des sarcasmes fielleux, des qui font mal à l’orgueil ! Des menaces sournoises ! Des flagellations orales dont on se remet mal. Le voilà en partance pour les oubliettes, l’Achille. A se détériorer des méninges et de la frime. Qu’on va bientôt trouver son râtelier trop grand pour sa clape, ses yeux trop gélatineux (toujours, les vioques mirontons). Les paluches qui trembillent en reposant la tasse sur la sous-tasse ; castagnettes et tangos, olé ! Birbique, quoi ! Coulant à pic dans la solitude de vieillesse, avec juste ses maux pour lui tenir compagnie. Ses maux et ses souvenirs, qui iront croissant, les uns et les autres.

Je pose ma main sur le téléphone (SON téléphone) et compose son fil privé juste en appuyant sur la touche sélective qui est restée programmée.

Gouzillage, glinglinterie et c’est sa pomme qui répond.

L’organe est clair, net, viril, presque joyeux.

— Monsieur le directeur ? ne puis-je m’empêcher de bafouiller.

Il a reconnu mon mâle organe.

— Ex-directeur, monsieur le directeur, riposte le garnement.

Et il glousse.

— Ça se passe bien, la succession, cher ami ?

— Je pense beaucoup à vous, réponds-je, miséreux de l’âme.

— Il faut se tourner vers l’avenir, mon vieux. Moi, c’est le passé ; le passé décomposé !

Son jeu de mots l’amuse. Il rit derechef.

— Je parie que vous vous inquiétez pour moi, Antoine. C’est pas vrai ? Vous avez une sensibilité de rosière. Vous m’imaginez égrotant dans un fauteuil, avec un plaid écossais sur les jambes, abordant le gâtisme en vieux croquant frileux ! Erreur, garçon ! Je vais vous dire une chose, vous apprendre une grande nouvelle : je suis heu-reux ! Libre ! Plus personne à sucer ; j’ai enfin un présent, moi qui n’avais pensé jusqu’alors qu’à l’avenir ! Moi qui ménageais la chèvre, le chou, le berger et le jardinier !

« J’ai de la fortune. De naissance, je précise, l’Etat français ne m’ayant apporté que des camouflets, des angoisses et des nuits blanches ! Vous me surprenez en pleines valises, mon bon ! Direction Andalousie. J’ai une très jolie masure, là-bas ! Pieds dans l’eau ! Quatre hectares de fruitiers. Et les fruitiers, permettez agrumes, kiwis, avocados ! Je pars avec une merveilleuse créature blonde. Mais alors du jamais vu, Antoine !

« Allô ? Vous me recevez cinq sur cinq ? Vingt-huit ans ! Je répète : vingt-huit ans ! Si je vous raconte ses mensurations, vous éjaculez sur la moquette ! Une technique qui ferait chialer Madonna. Des spécialistes de la fellation, j’en ai pratiqué de quoi remplir tous les bordels du Moyen et de l’Extrême-Orient ! Mais cette petite Margarita ! Alors là ! Alors là ! Pendant qu’elle vous gloutonne le membre, elle te vous passe un vibromasseur sous les roustons avec sa main gauche et, de la droite, vous harmonise deux doigts dans le rectum. Je ne sais pas si vous mesurez l’ampleur du numéro, Antoine ? Si ? Vraiment ? Vous réalisez bien la séquence ? Du grand art !

« A mon âge, je peux vous le confier, on se tarit quelque peu. Où sont les geysers d’antan ! Il n’y a pas de fumée sans feu, prétend-on. En tout cas, il en existe sans foutre ! Si je vous disais que Margarita parvient à m’essorer de telle sorte que je retrouve pour partie mon impétuosité d’étalon ! C’est quelqu’un, non ? Et sans esbroufe ni triomphalisme d’aucune sorte ! Elle me recueille presque dévotement, l’exquise ! Me savoure comme cet Yquem avec lequel Antoine de Caunes prétend que vous vous lavez les dents chaque matin !

« Il n’est pas exclu que je l’épouse ; si c’est le cas, vous serez son témoin ! Moi, j’ai déjà le mien. Un homme tout à fait remarquable. On est en train de lui refaire son œil de verre que d’aucuns trouvent un peu trop goguenard. Il faut dire que le personnage tout entier est mutin ; on va lui mettre du pensif dans l’iris, pour tempérer. Sur ce, je vous laisse, mon petit : notre avion pour Malaga décolle dans deux heures. C’est très gentil à vous d’avoir appelé. Soyez ferme avec vos subordonnés, Antoine ! Dites-vous bien qu’ils sont aussi pourris et dégueulasses que vos supérieurs. N’ayez jamais confiance en personne, c’est le secret de toute réussite ! »

Après avoir raccroché, je me sens rasséréné. Contrairement à ce que je redoutais, tout baigne pour mon prédécesseur, je vais pouvoir régner en paix.


Mathias demande à être reçu et se pointe en s’éventant avec une fiche de bristol lignée.

Sa frime de pivoine est luisante d’excitation.

— Oh ! toi, tu ramènes un os avec de la viande autour ! plaisanté-je.

— Je crois que tu vas être content, monsieur le directeur.

— Pose-toi et raconte.

Il s’assoit et place sa grande fiche rectangulaire sur le bureau.

— Non seulement j’ai l’identité de la victime, mais j’ai retrouvé les deux affaires similaires dont je t’avais parlé.

— Eh bien ! voilà effectivement de bonnes nouvelles, mon petit Xavier !

Il humecte ses lèvres desséchées d’une langue rêche comme une râpe à bois.

— La victime, que je qualifierais de « parisienne », est une certaine Elise Lalètra, 32 ans, prostituée au bois de Boulogne secteur Porte Maillot. Elle lève des michetons en maraude, prend place à bord de leur bagnole et les escorte soit à l’hôtel, soit dans un coin paisible du quartier pour les éponger à la sauvette. Elle a pour souteneur un Maghrébin, ancien joueur de football de seconde division, radié à vie pour avoir cassé la gueule d’un arbitre. Cet oiseau se nomme Ali Ben Kalif et il est tombé trois fois pour des motifs allant du proxénétisme au vol avec effraction. Tu trouveras sur cette fiche les endroits où l’on est susceptible de le rencontrer.

« Passons maintenant aux affaires antérieures. L’assassinat a bel et bien eu lieu à Lyon. La victime, une autre prostituée, habitait le quartier de Vaise. Elle était mariée à un conducteur de trolleybus qui ignorait tout (a-t-il prétendu) des activités clandestines de son épouse. Il est vrai qu’elle “travaillait à mi-temps”, si je puis dire, dans un petit clandé comme il n’en existe que dans cette bonne ville de Lyon, tenu par une honorable dame d’âge canonique, veuve d’un avocat. La pute en question s’appelait Fabienne Marchopaz, son époux, Raymond, et sa “patronne”, Mme Sidonie Princesse. Comme je te l’ai dit, son cadavre a été retrouvé dans une pisciculture de Saint-Joseph-le-Castré dans l’Isère, à une trentaine de kilomètres de Lyon. Il était très endommagé par les truites voraces, ayant séjourné une trentaine d’heures dans le bassin avant qu’on ne le découvre. L’enquête de nos confrères lyonnais n’a rien donné. Un instant on a soupçonné l’époux, dans l’hypothèse où il aurait appris l’activité secrète de sa femme et se serait vengé, mais il possédait un alibi en béton. Sans être classée, l’affaire stagne.

« Et pour finir, la première histoire, puisqu’on rebrousse le temps. La victime, assassinée exactement de la même façon que les deux autres, était déjà une péripatéticienne, elle aussi, nommée Léonie-la-Chaude. Le meurtre a eu lieu quinze mois plus tôt à Bourg-en-Bresse. Il concerne une vieille poivrote qui trafiquait ce qui lui restait de charmes. Elle vivait seule, à Brou, non loin de l’église, et recevait de préférence des petits pépères veufs et rentiers qu’elle traitait comme des habitués, voire des amis. On a déniché son cadavre dans la tranchée d’une canalisation. Le meurtrier l’avait recouvert de terre, mais il y a eu un problème technique qui a obligé les ouvriers des Ponts et Chaussées à rouvrir la fosse. Là, encore, les investigations ont été vaines. »

D’une habile chiquenaude, Mathias propulse son putain de bristol entre mes mains.

— Intéressant, non ? murmure-t-il.

— Tu veux dire passionnant, mon lapin russe ! Tirons-en les conclusions qui s’imposent. Nous avons affaire à un maniaque qui prend son panard en filant le contenu d’un flingue dans le sexe de dames putasses. Ce maniaque se déplace de telle sorte qu’on pourrait penser qu’il obéit à un avancement de sa carrière : Bourg-en-Bresse, puis Lyon, enfin Paris ! Un fonctionnaire ? On est enclin à répondre par l’affirmative. A chacun de ses meurtres correspond le besoin d’évacuer le corps. Pourquoi ce risque superflu ? Si je prends son premier forfait : la vieille pute de Bourg-en-Bresse, il pouvait très bien l’abandonner à son domicile, mais non, il a pris l’immense risque de l’enterrer dans la rue ! Idem pour la deuxième. Il coltine le cadavre jusqu’à une pisciculture, ce qui est téméraire. Ce mec n’a pas froid aux châsses.

« Quant au dernier, alors là, il bat ses records précédents. Pour sépulture provisoire, il lui choisit la bagnole de Larmiche, le dealer. Pourquoi ? Parce qu’il sait que Larmiche trafique de la drogue et que, quand on trouvera le corps d’Elise Lalètra dans le coffre de sa voiture, la police le prendra aussi sec pour le meurtrier. D’où je conclus que le mec en question côtoie le Milieu, celui de la came, en tout cas. Car il connaît les activités de Larmiche et l’endroit où il remise sa tire. »

— Donc, nous excluons le fonctionnaire qui monte en grade ?

— Pour l’instant, oui. Cela dit, Xavier, j’ai l’impression que nous mettrons avant longtemps la main sur le maniaque. Avec tout ce dont nous disposons, si ce gus n’est pas enchristé dans les quarante-huit heures, je m’engage dans l’Armée du Salut !

Ce qu’on peut proférer comme conneries, parfois !

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