Les degrés de marbre permettant l’accès à la salle des coffres la font haleter. Cramponnée à mon bras gauche et au bras droit de Pinuche, la vieille ogresse ronfle de la poitrine comme un vieux ventilateur dans un bouge de Caracas.
L’employé de la banque, plus véloce, nous attend déjà devant l’énorme grille avant de l’ouvrir.
La Larmiche chuchote à mon oreille :
— Vous savez que ce César me tue à coups de bite ? Quel âge a-t-il ?
— Plus, réponds-je, ne voulant pas trahir les secrets de la Pine.
Elle ajoute :
— Figurez-vous : trois fois de suite, en enchaînant sans s’être retiré ; j’en ai les miches qui me brûlent. A la fin, je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’une banane. Mais non, il me travaillait bel et bien avec de l’authentique !
— Il est d’un bois dont on ne fait pas que les pipes, renchéris-je.
La grille s’écarte. La vieille tend son vieux sac à main nécrosé à Pinaud.
— Bijounet, cherche la clé de mon coffre ! lui ordonne-t-elle.
Et le vieux « Bijounet » s’exécute.
Il marmonne :
— Dieu, quelle pagaille : une chatte n’y retrouverait pas ses petits, mon adorée. Il faut que nous allions chez Hermès en acheter un autre en sortant d’ici.
— Puisque tu insistes, ma douce queue…, consent l’éprise.
L’employé de la banque ne sait plus où se mettre, alors il déponne le coffiot numéro 697 et joue cassos tandis que la mère Carabosse entreprend son exploration. Elle sort tour à tour du coffre : un manche à gigot en argent ; un médaillon en métal doré recelant la photo d’un sous-con qui doit être son défunt mari ; une aumônière en soie et nacre ; une grosse médaille commémorative en bronze représentant le cardinal de Richelieu passant les troupes en revue au siège de La Rochelle ; un crucifix d’ivoire ; une dent de cachalot sur laquelle est gravé : « Souvenir de Dieppe » ; un double de la clé du coffre qu’elle explore, pour le cas où elle perdrait la première ; une boîte de pastilles Vichy contenant cinq louis d’or enveloppés de papier hygiénique ; un programme des Folies-Bergère dédicacé par Mistinguett, et le bridge en or prélevé, après sa mort je suppose, sur la mâchoire de son époux.
— C’est tout ? haleté-je, au comble du désappointement.
— En ce qui me concerne, oui. Mais pour ce qui est de votre petite connerie, il faut que vous l’attrapiez vous-même, puisque vous êtes grand, car je l’ai foutue derrière mes biens personnels.
Je fais des pointes, enquille ma dextre dans le trou noir et mes affres se trouvent guéries lorsque je ramène un cornet (confectionné avec du papier journal de gauche) contenant l’ourson.
Cet objet d’apparence innocente, voire imbécile, me plonge dans l’extase. Pour un peu, je déposerais des bibises mouillées sur son museau !
Je le secoue, le toque de mon index replié, ça sonne le plein. J’en grattouille le dessous : il est en plâtre. Comment le faire parler, cet ours ? Ça, c’est du boulot pour Mathias.
Mémère achève de remettre ses « trésors » en lieu sûr, alors j’abandonne le couple pour rabattre à la maison mère. Ils vont retourner à leur hôtel prendre le thé en batifolant, puis ils remettront le couvert. L’amour, quand ça vous tient, y a plus d’âge. Les jeunes se croient les rois du monde parce qu’ils ont une queue aisément déclenchable, mais leurs toc-toc-Jeannot-lapin n’est pris en considération que par les jouvencelles et autres petites péteuses sans slip. Les femmes, à compter de la trentaine, savent bien que le grand panard, c’est avec un homme mûr, voire parfois un vieux. Car s’il est une chose qu’il ne faut pas précipiter, qui requiert la lenteur et son corollaire l’expérience, c’est bien l’amour. Le blé en herbe, c’est attendrissant, mais c’est pas payant. Le foutre, c’est comme le vin, faut qu’il ait des années de bouteille !
Arrivé à la Grande Cabane, je vais remettre l’ourson à Mathias, et ensuite je descends dans mon burlingue. Coup de grelot à la maison.
— Ça va, ma bichette ?
Elle répond que oui, mais je la connais trop bien pour ne pas sentir une réticence dans sa voix.
— Tu as des nouvelles de la Musaraigne ?
— Aucune.
— Merde ! Qu’est-ce qu’elle fout, cette conne !
— Elle est libre, objecte perfidement ma vieille. Oh ! que je n’aime pas ça.
— Qu’est-ce qui t’arrive, m’man, t’as l’air de mauvais poil.
Elle hésite, puis :
— Toinet est infernal. Pendant que j’étais chez le dentiste, il a pris la caisse de notre vieille horloge dauphinoise pour en faire une barque dans la pièce d’eau du jardin.
— Mais c’est une vraie salope, ce môme ! Passe-le-moi !
— Comme je l’ai giflé, il est allé s’enfermer dans sa chambre pour bouder !
— On réglera ça ce soir !
Du coup, c’est l’embellie pour Féloche.
— Alors tu rentres dîner ?
— Yes, mam.
— J’ai prévu une choucroute garnie, c’est un plat de saison.
— Féerique ! N’oublie pas de mettre une ou deux bouteilles de sylvaner au frais !
— J’espère que Marie-Marie sera rentrée.
— Je l’espère également.
A peine viens-je de raccrocher que M. Blanc me turlute par la ligne interne :
— Je peux te voir, Dirlo ?
— Viens !
Il prend ses fonctions au sérieux et se saboule comme un mec de la City ; pour un peu il porterait le chapeau melon. Jérémie prend place en face de moi, d’un bout de derrière gourmé.
— Tu as l’air nuageux ? note-t-il.
— J’attends l’anticyclone qui piétine au-dessus de l’Atlantique.
— Qu’est-ce qui coince, grand ?
— Quand je le saurai, ça ira mieux. Alors ?
— J’ai mis les inspecteurs Fraisette et Bordupeau sur l’histoire du garage Labielle, celui qui a loué la voiture homicide à un homme mort. Ce sont des consciencieux. Ils ont établi un signalement très pointu du client et fait exécuter son portrait robot. Voici en outre un curriculum de feu Fromentino Georges dont on a utilisé l’identité.
Il dépose trois feuillets rédigés à l’imprimante sur mon sous-main, plus une photo-puzzle. Comme chaque fois qu’on t’offre un album, je prends connaissance de l’image, mettant à plus tard la lecture du texte. L’homme est paresseux en toute circonstance.
Ce genre de portrait robot m’incommode toujours parce qu’il n’est pas le véritable reflet d’un individu, mais une sorte de « brouillade » indécise, sans consistance véritable. Sorte de kaléidoscope chargé de suggérer d’autres portraits. L’être reconstitué par le technicien doit avoir la cinquantaine et produit une gueule « trafiquée » déjà au départ, c’est-à-dire que les témoins qui ont fourni les indications étaient abusés par des artifices classiques : moustache, favoris, lunettes, boules de caoutchouc chargées de gonfler le bas des joues.
Je rends le portrait à mon collaborateur.
— Va trouver l’auteur de ce chef-d’œuvre et dis-lui de le traiter sans moustache, ni lunettes ni bajoues. Ça, c’est ce que le client du garage Labielle a VOULU montrer ; mais tu penses bien que s’il a pris une fausse identité, il s’est composé une fausse gueule pour aller avec !
— O.K., boss ! Bien vu !
En sortant, il se télescope avec le Rouillé qui radine. Xavier Mathias ne met plus de blouse blanche depuis qu’il a été promu directeur du labo, sauf quand il procède à des manipulations « salissantes ». Ce jour, il arbore un tweed de teinte feuille-morte (pas complètement morte), une chemise jaune et une cravate marron ; un camaïeu, quoi !
Il place l’ourson sur les feuillets que m’a remis M. Blanc.
— Mission accomplie, annonce-t-il.
Je caresse l’animal du doigt.
— Alors, que contient-il ?
— Rien : je l’ai passé aux rayons X.
— Tu ne vas pas me dire que c’est juste une babiole de fête foraine !
— Non, monsieur le directeur, je ne vais pas te le dire.
— Raconte !
— Comme tu le constates, il est enduit d’une peinture brune ; normal, puisque c’est un ours brun. Cette peinture est particulièrement foncée sous le ventre.
Je retourne l’ours.
— Mais tu l’as grattée ?
— Pas du tout, j’en ai seulement enlevé une partie avec du dissolvant. Maintenant, prends la loupe qui est près de l’encrier et regarde attentivement la surface nettoyée.
Je m’exécute (ce qui est préférable à se faire exécuter par quelqu’un d’autre).
— Vu, murmuré-je. Il y a des chiffres et des lettres minuscules gravés dans le plâtre.
— Tu lis quoi ?
— A Z 141.
— Exact. Mais examine encore, et de plus près, qu’aperçois-tu, directeur ?
Il me faut adapter la loupe à ma vue en rapprochant et reculant l’objet. Et puis je trouve.
— Une empreinte de pouce !
— Gagné !
Je continue de fixer le bide renflé de l’ours, cherchant à coordonner mes pensées.
— A quoi peut servir cette statuette, Mathias ? Pourquoi confier à un sujet de plâtre ce qui aurait été plus aisément dissimulable sur un simple morceau de papier ?
— On avait besoin du relief.
— Une carte de crédit est en relief !
— Tu ne peux pas peindre une carte de crédit. Qui s’intéresserait à cet ours de pacotille ?
— Tu n’as pas répondu à ma question : à quoi sert-il ?
— A avoir accès à un coffre secret, je suppose. L’empreinte qui y figure doit être indispensable pour l’ouvrir.
— Un coffre…, répété-je.
Ça se coince un peu dans mon bulbe. Je suis pas très performant depuis que je sais que Marie-Marie n’a plus donné de ses nouvelles. C’est pas son style. Une vilaine angoisse me taraude. Elle est pleine de jugeote, la môme. Suppose que « son enquête » l’ait conduite jusqu’à l’assassin ? Et que…
— Pardon ? fais-je à Mathias qui vient de me dire quelque chose que je n’ai pas entendu.
— Je te demandais quelle est la ville dont l’ours est l’emblème ?
— Attends… Berne, non ?
— Exact.
— Tu supposes donc que le coffre mystérieux se trouve dans la capitale fédérale ?
— Une impression. Tu as déjà vu les ours de bazar vendus dans le canton de Berne : des baromètres en bois, des peluches, des statuettes de plâtre ?… Celui-ci en est un. Tous ont la même physionomie bonasse et gentillette. Tu veux connaître l’histoire que je me raconte ? Des gars d’Amérique du Sud ou d’ailleurs se livrent à un trafic, mettons de drogue. Après leurs livraisons, ils sont payés en Suisse (l’affaire du blanchiment a fait un assez beau scandale il y a quelque temps). Leurs clients déposent l’argent dans un coffre spécial qui s’ouvre grâce à cette figurine.
« Des transfuges du réseau veulent s’approprier le magot et mettent la main sur l’ours ; je pense à la fameuse femme affolée qui, se voyant traquée, est allée remettre cet objet à « Friandise ». La fille en question est enlevée ; elle parle. Dans un premier temps, les mecs du réseau font un pas de clerc et l’ami de Larmiche parvient à leur donner le change. Alors le réseau met sur l’affaire un spécialiste chevronné : Lugo Lugowitz. Avec lui, pas de blabla : on passe à l’action directe. Il médicamente la femme, la soumet pour l’obliger à retourner auprès de « Friandise ». Elle obtient le renseignement clé : l’ours est toujours en possession du danseur et des gens chez lesquels il vit. C’est l’hallali ! »
Je lui tends une main striée de lignes de tout premier choix question : vie, santé, richesse, bonheur !
— Bravo, Van Gogh ! Hypothèse de grande classe qui doit frôler de près la vérité si elle ne l’exprime pas pleinement. Vous partez immédiatement pour Berne, Jérémie Blanc et toi. Je vais vous signer un solide bon de caisse pour que vous puissiez y chiquer les P.-D.G. et, s’il le faut, soudoyer des employés pas trop délicats, si toutefois on peut trouver ça dans ce petit pays de grande probité. Nous sommes en vue de la gagne, Rouillé. Je compte sur vous !
Tiens, voilà que j’use des ronflades du Vieux. Le style a quelque peu changé, mais le principe est toujours le même. Exhortations et trémolos sont les deux mamelles du chef.
Dieu sait qu’elle est savoureuse, cette choucroute ! Pourtant je la mange du bout des dents.
Tu parles d’une nature morte dans mon assiette ! Une couverture de magazine culinaire ! Gault et Millau ! Sur le monticule d’or aux reflets cuivrés, s’empilent du lard peint par Bacon, du jambon rose comme un cul de bébé, des francforts qui éclatent sous la fourchette, des côtes de porc délicatement bordées de graisse, des pommes de terre fermes à la vue, tendres au couteau. Et par-dessus, cette féerie, une fumée légère comme celle de l’opium : des senteurs conçues pour stimuler les glandes les plus raffinées.
M’man chipote sur une saucisse, une seule, déposée sur un mince lit de chou.
— C’est tout ce que tu prends ? protesté-je.
— Tu sais bien que je mange peu, mon grand. N’empêche qu’elle mangerait davantage si Marie-Marie partageait nos agapes. Elle n’a toujours pas donné signe de vie, la maudite.
— Où est Toinet ? demandé-je pour dire de réagir.
— Il continue de bouder. Je l’ai appelé pour le dîner, il m’a répondu qu’il n’avait pas faim. Cet enfant devient difficile, Antoine.
Je me dis qu’avec l’hérédité que le bougre trimbale, ça n’a rien de surprenant. Je finis par me demander si, les mômes, on n’a pas intérêt à les faire soi-même !
Furax, je dépose ma serviette sur la table et m’élance dans l’escadrin.
— Antoine ! Non, laisse ! exhorte ma Féloche, toute chagrine d’avoir déclenché mes foudres.
J’arrive comme un taureau devant la lourde du « délinquant » que je martèle du poing.
— Antoine ! Viens bouffer !
— Pas faim ! répond avec impertinence ce vaurien. Putain, ce qu’il a tort ! M’envoyer aux pelotes quand j’ai déjà le mental qui roule sur la jante.
Pas d’hésitation, je recule d’un demi-pas, lève la jambe droite et balance mon saton dans la serrure. Elles sont chétives, ces fermetures intérieures. Juste pour dire que les gosses entrent pas à l’improviste pendant que tu tires la bonne !
La porte va frapper le mur à toute volée. J’aperçois Crâne de pioche assis en tailleur sur son plumard et il a gardé ses chaussures, ce qui navrerait Félicie.
Déconcerté (et même un peu plus) par mon entrée tapageuse, il pâlit un peu et ses yeux s’emplissent d’appréhension. Je l’arrache du lit en le chopant par le colback et le plante debout devant moi.
— Y aura pas de prochaine fois, dis-je d’un ton glacial. S’il s’en produisait une autre, je te défoncerais la gueule. Va t’excuser auprès de maman et mets-toi à table, sa choucroute est royale !
En agissant ainsi, je fais beaucoup pour lui. Ce genre de gentil fripon doit être drivé d’une main de fer pour ne pas déraper dans les tentations voyouses. Fermeté et magnanimité aideront à le mener à bon port.
Toinet a assez d’intelligence pour piger jusqu’où il peut aller trop loin. Il subodore parfaitement que s’il déraille, son cul deviendra plus incandescent que l’Etna dans ses périodes de grogne.
Il a sauté au cou de Féloche en murmurant :
— T’en veux pas à ton gredin, maman ?
Elle a secoué la tête pour s’égoutter deux-trois larmes.
Il a ajouté :
— Te caille pas la laitance pour ton horloge : j’avais retiré les poids, le balancier et le mouvement. La caisse séchera, je la flairai avec ton séchoir à cheveux.
Et puis il attaque la fabuleuse choucroute.
— Et Marie-Marie ? demande-t-il, la bouche pleine. Comment ça se fait qu’elle bouffe pas ici ?
Moi je me demande, en cent fois plus pathétique : « Oui, comment cela se fait-il ? »
Je mate l’heure au réveille-matin de la cuisine : un gros monstre antédiluvien, coiffé de sonnettes, qui ressemble à une batterie d’orchestre miniaturisée. Il raconte neuf plombes, sans trop s’en vanter. Et alors ma gorge se crispe comme si je cherchais à avaler une corde à nœuds de six mètres. Ça hurle dans ma viande, ça produit un bruit de scie circulaire attaquant du bois dur. Tout mon être me crie que la môme est en danger, en GRAND danger ! J’ai soudain honte de la divine choucroute, du petit alsace glacé. Honte de rester les pieds sous la table à craquer des grains de genièvre avec mes molaires.
— Il faut que j’y aille ! décidé-je.
— Où cela ? demande maman. Ben oui, où cela ?
Je pose mes coudes sur la table, enfouis mon beau visage de sadomasochiste dans mes mains et me mets à réfléchir avec une intensité éperdue. Hier, j’ai suivi le match de foot Marseille-Saint-Etienne à la télé. En seconde mi-temps, l’O.M. menait 1 à 0. Alors, en approchant de la fin du match, les Stéphanois se sont déclenchés comme des fous. On VOYAIT leur volonté d’égaliser. Ils chargeaient éperdument, sans relâche, avec une si farouche détermination qu’à l’ultime seconde, le ballon est entré dans la cage adverse. C’était beau, presque logique, mérité en tout cas. Moi, à cet instant je pense avec tant d’impétuosité que je vais « fatalement » trouver. Et voilà qu’une phrase de Marie-Marie me revient à l’esprit. Elle l’a balancée rue Gérard-Barrayer[20] en bordure du lycée André Sarda[21]. Elle a dit à peu près ceci : « Je sens que c’est d’ici que tout est parti. » Ou quelque chose d’approchant.
— M’man, je n’y tiens plus, il faut que je m’occupe de la Pécore.
Elle me répond d’un seul mot, très bref :
— Va !
J’alle.