CHAPITRE HUIT DANS LEQUEL NOUS NOUONS DE NOUVELLES CONNAISSANCES

Du maintien.

Comment en serait-il autrement : elle se nomme Princesse. Plus que chenue : authentiquement vieille. En parlant d’elle, l’idée ne te viendrait même pas de mentionner qu’elle est âgée. Non : elle est vieillarde en plein. Superbe cyphose qui la met pratiquement à l’équerre. Elle devait être beaucoup plus grande en étant petite, comme je plais à dire. Le cheveu rare, mais moussant et bleu. Un cordon de velours noir autour du « cloître » (Béru dixit). Un soupçon de rose aux joues et de rouge aux lèvres. Tailleur noir, chemisier blanc. Elle s’aide pour marcher d’une canne légère à pommeau d’ivoire sculpté représentant une tête de chat (compte tenu de ses occupations galantes, j’eusse préféré une tête de nœud).

Mes collègues de Vauban[8] m’ont fait tout un papier sur la vieillarde. Son mari, un maître du barreau, défunté depuis lurette. Les Princesse, sans enfants, avaient adopté une petite Martiniquaise, qui, lorsqu’elle devint adolescente, montra rapidement qu’elle avait le sang chaud. Après le décès de maître Honoré Princesse, l’on constata que le cher homme ne laissait pas un laranqué derrière soi. Une gourgandine experte l’avait détroussé de tous ses biens. Sa digne épouse, anéantie, entrevit qu’elle allait devoir faire des ménages pour subsister. Mais sa courageuse fille adoptive prit la situation en fesses et s’employa à monnayer son corps qui était appétissant. Mme Princesse découvrit alors cette subtile industrie cependant vieille comme le monde, et, voyant combien elle était lucrative, ne s’insurgea pas.

Bientôt, Marilou (la Martiniquaise) enrôla des copines qui vinrent se faire martiniquer dans le solennel appartement de la rue Vaubecour. La veuve se piqua au jeu, s’aperçut qu’elle avait des qualités de gestionnaire et organisa au mieux cette prostitution bourgeoise. Les portes de la bonne société se fermèrent pour la dame. Elle n’en eut cure. Le passé de son époux la protégeait, la police ferma les yeux d’autant plus aisément que le business de Mme Princesse s’opérait en grande discrétion. Et puis cherche-t-on des rognes à la femme sans ressources d’un ancien bâtonnier ?


Elle nous regarde, nous sourit, pense que nous venons pour une partouzette à la bonne franquette, attend que je prononce le mot… de passe qui est : « Je viens de la part de Don Carlos ».

Alors, moi, séduisant jusqu’aux poils qui sont sous mes bras :

— Je pourrais vous dire que je viens de la part de Don Carlos, madame, mais vous vous abuseriez quant à mes intentions. Je suis le tout nouveau directeur de la Police judiciaire de Paris et je souhaiterais avoir une conversation avec vous.

Nonobstant ce préambule, la vioque prend peur, croit que je viens lui signifier la fin de son condé, voire même lui chercher de sales noises.

— Oh ! monsieur, je suis très âgée, plaide-t-elle immédiatement.

— Vous ne devriez pas le faire remarquer, car l’on ne s’aperçoit pas de la chose, galantiné-je.

Indécise, elle nous fait pénétrer dans un salon Louis XVI, semblable à ceux auxquels il m’arrive de rêver quand j’ai trop bouffé de couscous.

On entend distinctement, en provenance d’une pièce contiguë, les requêtes d’un monsieur à la voix caramélisée par l’âge, qui implore :

— Appelle-moi ta petite femme, appelle-moi ta poupée !

La partenaire objecte :

— Je veux bien, ma biche, mais je ne crois pas que tu arriveras à quelque chose aujourd’hui, malgré tes culottes froufrou de grand-mère. Tu ne veux pas que je t’essaie un petit coup de vibromasseur ?

— Non. La dernière fois, ça m’a irrité le clitoris.

— On va essayer à l’oigne, pour changer, ma poupée.

Dame Princesse, gênée, nous confie :

— Un vieil huissier à la retraite ! Tout à fait charmant, mais plus guère apte à l’amour. Les hommes ont du mal à renoncer.

Je fais un signe de croix afin de me ménager des grâces exceptionnelles pour le jour où.

On se pose en triangle et j’explique à la vieille bordelière ce qui m’amène dans son antre de délices.

— Je viens à propos de l’affaire Marchopaz, chère madame.

— Encore ! Que de tracasseries dus-je endurer à propos de cette pauvre Fabienne !

— C’est qu’il s’agit d’un assassinat, madame ! Mieux que quiconque, étant veuve d’avocat, vous connaissez la gravité d’un tel acte.

Elle admet d’un sourire craquelé. D’un geste grand siècle, m’encourage à poursuivre.

— L’assassin a encore frappé, mais à Paris, cette fois. Jusqu’à ce jour, nous lui imputons trois meurtres, tous concernant des dames galantes. La personne que vous connaissiez, Fabienne Marchopaz, se distinguait des deux autres par le fait qu’elle opérait discrètement dans cet appartement ; elle ne s’est jamais rendue coupable de racolage sur la voie publique. Conclusion, c’est chez vous que son meurtrier l’a connue, ce qui rend votre témoignage capital, chère madame Princesse. De plus, étant dame de qualité, vous savez juger les êtres, les apprécier à leur juste valeur. Bien que cette histoire remonte à un certain temps déjà, vous avez probablement conservé le souvenir des principales pratiques que Fabienne honorait de ses charmes ?

La très vieillarde se fissure un peu plus en exécutant une moue dubitative (les meilleures).

— La gentille était beaucoup sollicitée, monsieur le directeur, car elle constituait, aux dires de ces messieurs, une « bonne affaire », si vous me passez l’expression. Mettant beaucoup d’elle-même dans l’étreinte. Elle ne fonctionnait pas au chiqué, comprenez-vous ?

— Parfaitement. Cela dit, ses performances devaient lui valoir bien des habitués ?

— Pas mal, en effet.

— Vous pouvez me parler d’eux ?

— Mon Dieu, monsieur, ma maison n’est pas un endroit où l’on se présente en brandissant sa carte d’identité. Mes chers Lyonnais, quand ils viennent, mettent des cache-nez, des lunettes de soleil et rasent les murs.

Parvenant de la chambre « de travail », la voix de l’huissier :

— Non, arrêtez, Adeline, votre diable d’appareil m’endolore le vagin. Ce sera pour la prochaine fois. Dommage que votre prothèse de pénis soit en réparation, je la trouve très stimulante. Quand l’aurez-vous à disposition ?

— Le cordonnier nous l’a promise pour demain, Alphonsine chérie.

— En ce cas, je repasserai après-demain.

La mère Princesse glousse d’aise.

— L’huissier se prend pour une femme, quand il vient nous trouver.

— Vous voyez bien que vous connaissez ces messieurs, fais-je. Il en allait sûrement de même pour les adorateurs de Fabienne Marchopaz. Réfléchissez calmement, exquise hôtesse, passez-les en revue, nous avons tout notre temps.

— Il serait bon qu’Adeline vînt m’aider, fait-elle. Elle est jeune, avec une mémoire encore sous garantie !

Elle quitte la pièce pour aller quérir ce renfort engendreur d’espoir. L’huissier met longtemps à se rhabiller, sa partenaire prend congé de lui et vient nous rejoindre dans une robe de chambre irrésistible. Adeline est du genre « brune piquante » parfaitement épilée à la cire. Elle porte des verres de contact bleus pour changer son regard sombre, le rendre énigmatique, mais on comprend tout à fait qu’elle était espagnole avant de s’engager dans les troupes prostitutionnelles.

Le sourire en vingt-cinq centimètres de large, elle est parée pour l’aventure, Adeline. Son catalogue des délicatesses à dispose. Commencerait-on par un broute-minou à la charmante demoiselle pendant que je lui extrapolerais la voie sur berge ? Ou bien est-ce ma pomme qu’elle dégusterait en priorité presse, tout en fourgonnant le cadre de vie de ma gentille ? A voir !

Mais Mémé lui explique le pourquoi de notre visite et son sourire laisse aussitôt place à une gravité de bon aloi.

Quand on en vient à la Fabienne et sa mort cruelle, ses yeux s’embuent (sans but) et un soupir capable de transformer un préservatif en Graf Zeppelin s’échappe de ses soufflets au solide rembourrage.

On se met à évoquer la disparue et je suis agréablement surpris de constater qu’elle en parle fort bien. C’est toujours ainsi quand le cœur participe. La vie de Fabienne Marchopaz ? Pas joyce. La morte avait épousé un homme divorcé, conducteur de trolleybus et grand amateur de beaujolais village. Il rentrait beurré quotidiennement et ne supportait aucun reproche, sinon il y allait à la mandale. Parfois, sa première femme passait à leur domicile pour lui réclamer de l’argent et c’était alors des scènes homériques. Ce nigaud finissait par reprendre sa paie à Fabienne pour la refiler à Marie-Pervenche. Celle-ci, quand elle obtenait gain de cause (c’est-à-dire régulièrement) se troussait haut, tombait son slip et se laissait embroquer toute crue sur la table de la cuisine pour exprimer sa satisfaction à son ancien cornard et faire chier la nouvelle.

De ce fait, on végétait dur dans leur petit appartement de Vaise. Si bien qu’un jour, ayant rencontré une ancienne copine d’école qui s’expliquait chez mamie Princesse, Fabienne avait suivi la filière. Une relative félicité en était consécutée dans le triste foyer. La brave fille gagnait bien son bœuf et réservait une partie de l’osier au ménage, prétextant pour son époux qu’elle avait trouvé un job à mi-temps comme dame de réception chez une avocate. Le reste de son blé-de-fesses, elle le virgulait sur son livret Ecureuil ou bien l’utilisait à se sabouler car « Madame » exigeait de la tenue chez ses collaboratrices.

Bon, ça carburait convenablement et puis un triste jour…

Je laisse Adeline purger ses lacrymales avant de la faire redémarrer pour un tour. J’aborde la question des habitués. Fabienne lui a-t-elle confié que l’un d’eux lui avait demandé de la rencontrer en dehors de ses heures de bureau ?

La fille hoche la tête : elle n’a aucune mémoire de la chose.

Je ne m’avoue pas vaincu (vingt culs) :

— L’un de ces messieurs retenait-il l’attention de Fabienne ? Avait-il un comportement différent de celui des autres ?

De rechef (de gare) elle dubitate. Répond que chaque client a ses marottes, ses petites exigences. Au fond, elle me tient le même langage que Natacha, la radasse du Bois.

Les hommes sont empêtrés dans leurs fantasmes comme des spaghettis dans du parmesan fondu. Ils « s’arrangent » avec, comme ils peuvent, aidés par des êtres devant lesquels ils n’ont pas trop honte d’avoir honte ; mais ils en ont marre de charrier leurs sales secrets. Lourd fardeau, qui les épuise à la longue. Ils croient naïvement que ce qui n’est pas connu n’existe pas. Seulement si, mes cons : ça existe. Ça existe pour vous. Les autres s’en tamponnent de vos turpitudes, vous non. Le drame, votre drame, c’est que vous ne pouvez pas vous fuir.

— Gentille amie, soyez tout à fait coopérative, décrivez-nous ses principaux habitués : leur physique, leurs manies, leur nom, naturellement, quand vous le connaissez.

Elle réfléchit avant d’entamer une rétrospective :

— Il y avait M. Léo, le charcutier. Quand il venait, il lui apportait toujours un petit quelque chose : une rouelle de porc, du boudin avec des godiveaux[9], des pieds de cochon vinaigrette, que sais-je ! Il gueulait comme un fou en prenant son pied à lui !

— Adeline ! morigène la douairière. Parlez correctement, je vous prie !

La rabrouée rebiffe :

— Enfin, madame, je ne mens pas, vous savez bien que M. Léo pousse des cris de centaure ! Même que vous vous mettez au piano quand il part en jouissance pour essayer de couvrir un peu.

La Princesse hoche la tête.

— Nous avons peu de bruyants, Dieu merci.

— Qui d’autre ? engagé-je.

Adeline sourit.

— Oh ! oui : y avait celui qu’on appelle l’Enrhumé, parce qu’il passe son temps à renifler. Un vieux bonhomme qui pue la naphtaline et qui suce des pastilles Valda. C’est Lili qui en a hérité depuis la mort de Fabienne.

Re-larmes.

Et alors c’est là que Marie-Marie qui n’a pas encore ouvert la bouche, demande d’une voix ingénue :

— Mesdames, parmi les habitués en question, y en a-t-il un qui ait cessé de venir ici depuis le drame ?

Ça, tu vois, alors oui, c’est une bonne question ! La leur a-t-on posée, aux dames putasses ? Probablement que non puisque au moment du crime on manquait de recul pour qu’elle vînt à l’esprit.

Elles se dévisagent, troublées, les méninges en surchauffe, s’interrogeant en silence, parce que du regard.

— Quasimodo ? hasarde Madame.

Mais Adeline secoue la tête.

— Pensez-vous ! Il était encore là, la veille de Pâques. Il a choisi Marie-Blanche et a voulu qu’on lui enfile le gros gode !

— C’est juste. Vous voyez quelqu’un d’autre, ma chère enfant ?

La physionomie avenante de l’ancienne Espagnole devient une vitrine de Noël. La joie d’avoir trouvé l’illumine de l’intérieur et ça déborde à la surface.

Au lieu de me parler à moi, c’est à sa taulière qu’elle s’adresse :

— Madame, vous rappelez-vous ce monsieur bien qu’on avait surnommé « Le Baron » ?

— Si fait, mon enfant. Mais si vous voulez bien faire confiance à ma psychologie, il est hors de question de le soupçonner. Je m’y connais en hommes, lui c’était un gentleman, la preuve le sobriquet dont vous l’aviez affublé.

— Exquise madame, interviens-je, j’ai eu affaire à beaucoup de gentlemen que des courants passionnels entraînaient aux abysses et qui, tandis que nous devisons, purgent de longues peines en des geôles surbondées.

Elle secoue sa tête, inconvaincue.

— Je doute que notre « Baron » fasse votre affaire, cher monsieur. C’était un homme délicieux, plein de maintien, à l’air grave et pensif. Tenez, il me rappelait feu mon époux !

— Que pouvez-vous me dire de lui, l’une et l’autre, mesdames ?

— La cinquantaine, déclare Mme Princesse, une calvitie intelligente, un regard pénétrant, des vêtements confortables mais de chez le bon faiseur.

Elle se tait, je me tourne vers sa pensionnaire.

— La première fois qu’il est venu chez madame, dit cette dernière, il a choisi Fiona, une petite Italienne qui n’est pas restée longtemps chez nous. Au moment de son choix, Fabienne se trouvait en salle de travail avec un marchand de vin. Donc, le « Baron » a pris Fiona. Il n’est pas demeuré longtemps avec elle. Fiona m’a raconté après qu’il l’a seulement fait mettre nue et à quatre pattes. Comme il partait, Fabienne est sortie de sa chambre. En l’apercevant, le « Baron » s’est ravisé. Vous vous souvenez, madame ? Il est reparti pour un tour avec elle en exigeant qu’on lui donne la même chambre que le marchand de vin, sans changer les draps de travail. Vous dites « un gentleman », excusez-moi, moi je prétends : un viceloque !

Marie-Marie est frémissante, se penchant sur moi, elle me chuchote à l’oreille :

— Tu sais qu’on vient de mettre dans le mille, Antoine ?

Oui : je sais. Plus que les éléments, il y a l’instinct.

Je murmure :

— Grâce à toi, Moustique !

Adeline continue :

— Paraît qu’avec Fabienne, il a été superbe, le « Baron ». Il en avait une à casser la mâchoire d’un gendarme !

— Adeliiine ! égosille la vieillasse, terrifiée.

— Excusez-moi, mais pourtant c’est vrai, madame.

J’enregistre les détails rassemblés à propos du mec : calvitie distinguée, regard pénétrant, allure noble, mise de très bon ton, gros sexe… (et ce sont des putes qui l’affirment !).

— Sa couleur d’yeux, je vous prie ?

— Noirs, fait la duègne.

— Châtain clair ! clame sa gagneuse.

— Taille ?

— Grand ! assure la vieille.

— Moyenne ! corrige Adeline.

— Signes particuliers ?

— Aucun ! font-elles de concert.

— Avait-il un accent quelconque ?

— Non, conviennent-elles en simultané.

La Vioque ajoute :

— Il s’exprimait lentement et avait un phrasé superbe.

Là, deuxième question archipertinente de Marie-Marie, décidément « incontournable » :

— Qui l’avait surnommé « le Baron » ?

— Fabienne ! répond spontanément Adeline.

— Pour quelle raison ?

— Il portait une chevalière avec un écusson dessus.

Je me sens bénaise, chaviré comme dans une cave bourguignonne. Le fumet de l’espoir, ses éthyliques vapeurs m’enveloppent le ciboulard comme la serviette chaude que te proposent les loufiats chinetoques en cours de repas mandarinesques.

« Calvitie distinguée, regard pénétrant, mise de très bon goût, allure distinguée, gros sexe, chevalière armoriée… » Ça se charpente doucettement, se complète…

— Avait-il un accent étranger ? demande encore ma petite fouine.

— Oh ! pas du tout ! proteste la dame Princesse, comme si, à ses yeux, venir d’ailleurs constituait une lourde faute.

Si elle accomplit son devoir civique, la duègne du cul, elle vote Le Penis, espère !

— Au cours de ses visites chez vous, a-t-il laissé entendre, à Fabienne ou à quelqu’un d’autre, ce qu’étaient ses occupations ?

A nouveau, elle s’entre-sondent du regard, chacune escomptant de l’autre quelque détail déclencheur. Mais « ça ne vient pas ». On sonne en coulisse et Madame va déponner.

Pendant son absence, j’insiste auprès d’Adeline pour qu’elle stimule sa mémoire. Voyons, ce « Baron », il venait d’où ? Il faisait quoi ? A quelles heures fréquentait-il l’appartement de la vieille ?

— Vous comprenez, dit Adeline, je ne l’ai jamais essoré personnellement. Exceptée Fiona, la toute première, il n’en avait que pour Fabienne. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il venait toujours en début d’après-midi.

— A quelle fréquence ?

— Variable. Il lui est arrivé de s’annoncer deux jours de suite, mais de rester plus d’un mois sans se montrer.

— Pourquoi toujours en début d’après-midi ? murmure Marie bis.

— C’est fréquent, révèle la fille : la digestion qui « les » incite !

La mactée revient et annonce l’arrivée du Pierrot Gourmand.

— La barbe ! soupire Adeline.

— Je vous en prie, mon enfant ! morigène Tatie Pain-de-Miches, ce qui se fait dans l’aversion est toujours bâclé. Par les temps qui courent, où ces messieurs rognent sur les dépenses jusque dans leurs coïts, on ne peut pas se permettre le moindre laisser-aller avec la clientèle. Je vous concède que cet homme au visage enduit de crème blanche n’est pas ragoûtant, pourtant il vous faut faire avec. Et bien faire !

Nous prenons congé peu après ces nobles paroles dans lesquelles s’affirme la permanence des grandes vertus françaises.


Ce serait tirer à la ligne que de te raconter notre détour par Bourg-en-Bresse où nous allons enquêter à propos du premier des trois meurtres connus. La vieille radasse trouvée dans une canalisation est oubliée et aucun de ses voisins ne se rappelle avoir aperçu à Brou d’homme correspondant au signalement du « Baron ».

Nous regagnons donc Paris à la modeste vitesse de 195 km/h, c’est ce que nous révèlent deux motards époustouflés par mon allure d’abord, puis par ma qualité de directeur de la Rousse ensuite. Le double salut militaire dont ils ponctuent mon départ, après leur absolution, est d’une rigidité marmoréenne qui en dit long sur leur admiration. Ils ne rompent que lorsque l’horizon nous a engloutis, c’est-à-dire dix secondes plus tard.

Le brigadier Mornefleur, « mon » planton (Alain Bombard l’écrirait plancton), se lève à mon approche et gardavouse comme un fou. C’est à la fois marrant et chiant d’inspirer le respect. Note que ce n’est pas moi qu’on salue, mais ma fonction. C’est marrant parce qu’un bonhomme qui se liquéfie à force d’obséquiosité quand tu te pointes a quelque chose de profondément ridicule ; et puis c’est chiant parce que la chose m’inspire une intolérable gêne. « Qui es-tu, pauvre San-Antonio, pour provoquer de l’émoi chez les autres ? »

— Monsieur le directeur, je dois vous prévenir que l’officier de police Pinaud se trouve dans votre bureau. Il a exigé que je le laisse entrer, alléguant que le sien est en réfection et qu’il préfère occuper le vôtre plutôt que celui de Bérurier. Il montrait tant d’assurance que, sachant l’amitié qui vous lie…

Je donne une tape napoléonienne sur l’épaule de Mornefleur.

— Te casse pas le cul, grand, t’es plus sous l’ancien régime ! Les Bourbons, c’est fini, on est en République, maintenant !

Et je rentre dans mon antre.

Une fort belle musique m’accueille : la Suite anglaise no 3 en la mineur de J.-S. Bach, interprétée à la guitare par Maya Obradovic et Christopher Leu.

J’avise un cassettophone miniaturisé, posé sur le plancher, contre un fauteuil dans lequel dort l’Ineffable. Saboulé London, l’Ancêtre. Bleu croisé agrémenté d’un léger fil gris, chemise ciel, cravate club marine et rouge. Son chapeau Pinay repose sur ses genoux. Il a la bouche ouverte et son ronflement agite le mégot de la Boyard maïs collé à sa lèvre inférieure, comme le vent la balise d’un aéroport.

Il est rasé, mais des touffes omises continuent de croître sur sa peau de dindon. Ma venue lui fait ouvrir un vasistas, puis deux. Son cher bon vieux sourire fait choir le mégot, éteint depuis lurette, heureusement.

Il se rassemble, prend appui sur les accoudoirs et se lève.

— On m’a dit que tu te trouvais à Lyon ?

— Je.

— Je pense que tu es allé interroger la mère maquerelle qui « employait » la seconde victime ?

Un vrai flic, la Pine ! Y a rien à lui apprendre : il sait tout ; et même il pourrait donner des cours aux jeunots qui nous arrivent des écoles de commissaires.

— Gagné ! applaudis-je. Dis, ça t’a rudement fait du bien de « prendre les eaux », tu as rajeuni !

Il glousse :

— Les eaux avaient le goût du pouilly fumé, mon cher. Non, le rajeunissement provient d’un remède helvétique dont je fais une cure et, surtout, surtout, d’une aimable jeunette de vingt-quatre ans à laquelle je m’abreuve comme à une source de jouvence !

— Parfait. Dites-moi, docteur Faust, il paraîtrait que vous vous intéressez à l’histoire Larmiche ?

— Tu sais bien que toute affaire passionnante me saute dessus comme des poux de corps sur un clodo !

— Tu as fait un tour d’horizon ?

— Mieux que cela, Antoine, mieux que cela.

— La curiosité me gratte !

Le Vioque époussette d’un coude de turfiste en tenue le bord de son feutre neuf.

— J’ai retrouvé l’automobile qui a écrasé ton ami Larmiche.

Il guigne ma réac de ses yeux en trous de pine blennorragique.

— Se peut-ce ? balbutié-je.

— Elle a été louée au garage Labielle, au Point-du-Jour, le matin du meurtre, par un type du nom de Georges Fromentino, peintre en bâtiment domicilié à Saint-Ouen, 16 rue Bernard-Soultan[10].

— Mazette ! Tu as été vite en besogne, Chère Loque Holmès ! Comment t’y es-tu pris ?

— Le cartésianisme, mon cher.

— Tu ne pourrais pas arrêter cette sublime musique et m’en dire davantage ?

Il débranche son appareil.

— De plus en plus, j’ai besoin de grande musique, me confie-t-il.

— Pour t’endormir ?

— Et pour penser. Elle nous éloigne de ce monde terre à terre qui nous écrase l’âme. Vois-tu, quelque chose me troublait dans le meurtre de Larmiche : une vieille concierge l’avait vu perpétrer mais n’avait pas donné l’alarme sous le fallacieux prétexte qu’elle avait peur et ne disposait pas du téléphone. Je m’étonne que vous ayez encaissé l’argument argent comptant ! Comment, cette femme voit écraser un homme sous ses fenêtres, l’automobiliste s’acharne sur lui, puis s’enfuit, le corps reste inanimé dans la rue et la pipelette va se coucher comme si de rien n’était ? A d’autres, Antoine ! A d’autres !

— Alors ?

— J’ai rendu visite à la dame qui, soit dit entre nous, n’est pas si vieille que ça.

— Par rapport à toi ! gouaillé-je.

Il ramasse son mégot sur la moquette et le rallume avec circonspection.

— Précisément, je crois que mon âge l’a mise en confiance. Ma perspicacité et mon ton rassurant ont fait le reste. Bien qu’étant âgée de soixante-douze ans, la chère femme a un amant : son locataire du troisième, un retraité des douanes du même âge qu’elle. Ils se trouvaient au lit lorsque la chose s’est produite et c’est une pudeur de vieille petite fille qui l’a retenue de rameuter le voisinage. Césaire Vidangé, son Roméo, porte une prothèse : la jambe droite, ce qui lui prend un temps fou pour se rhabiller. Alors ils ont décidé de se taire.

« Je suis allé voir l’unijambiste et l’ai accouché proprement. Sa dulcinée ayant parlé, ça n’a pas été trop difficile. Un ancien fonctionnaire, homme de devoir, tu penses ! Lui, il a su me parler de la voiture : une grosse Opel vert foncé. De même, il avait mémorisé la plus grande partie du numéro, si bien qu’en moins d’une heure j’ai pu retrouver le véhicule. Il a été rendu au garage le lendemain. Il avait été lavé, mais la calandre était défoncée ; le loueur prétexta que l’ayant garé devant son domicile, il l’avait retrouvé dans cet état. La compagnie a l’habitude de ce genre d’accident, d’ailleurs le dénommé Fromentino avait souscrit l’assurance qui couvre de tels dégâts, peu importants au demeurant. »

J’opine en souriant.

— Bravo, César ! Quand je pense que plusieurs types qualifiés ont interrogé la concierge ! Tu es irremplaçable.

Il hoche sa tête désabusée et se hâte de déballer l’un de ses chers lieux communs :

— Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables !

— Dis-moi tout. Tu as rencontré ce Georges Fromentino ?

— Ce n’est pas possible.

— A cause ?

— Il est mort l’an dernier en tombant d’un échafaudage : il était père de quatre enfants.

Un silence religieux.

Opportun.

Je prends place dans mon fauteuil pivotant. De tels sièges sont berceurs. Tu dodelines du prose, là-dedans.

— Cette histoire est passionnante à souhait, n’est-ce pas, Pinuchet ?

— Je te l’ai déjà dit.

— Bien entendu, tu as le signalement du faux Fromentino ?

Il fouille ses fringues neuves et extrait un rectangle de croco aux coins renforcés or dix-huit carats. Des feuillets de beau papelard sont fichés dans les encoches ménagées dans les angles. Le premier est couvert de l’écriture penchée pinulcienne, riche en boucles, pleins et déliés. Il se relit :

— Taille moyenne, canadienne de cuir fourrée mouton, casquette de sport à carreaux, moustache à la Vassiliu ; néanmoins aspect homosexuel.

Là, il a dû mal écrire car il bute sur un mot :

— Œuf cassé… Non, pas œuf ! Voix ! Voix cassée, j’avais mal fait mon « f »… Pièces produites : permis de conduire et carte d’identité nationale. A réglé en espèces. A eu du mal à faire démarrer la voiture. Ne s’est pas déganté, même pour remplir la fiche de location.

— Il serait intéressant d’avoir cette dernière, dis-je.

Pinauder sourit comme un mouton qu’on tond au début des grosses chaleurs.

— J’en ai fait prendre une photocopie au garage Labielle et j’ai confié l’original à Mathias.

Rien à dire ! C’est la perfection absolue. Un modèle d’enquête.

Je visionne ma tocante pur jonc.

— Ça te dirait qu’on clape ensemble, César ?

— Volontiers, mais j’ai ma jeunesse qui m’attend.

— Apporte-la, moi aussi j’en ai une. On se dirige vers quoi, l’Ancêtre ? Le fruit de mer ou la choucroute ?

— Ma tendre petite camarade est italienne, plaide Pinuche.

— Alors ne la privons pas de spaghettis. Je connais un rital de première bourre près des Champs-Zé.


Tu sais qu’elle n’est pas mal du tout, la conquête de Pinuche ? Ce qu’on arrive à faire avec du blé, tout de même ! Je m’attendais à de l’ancillaire mal fagotée, aux cheveux gras sentant l’anchoyade, et voilà que le Débris nous amène une jeune femme bien mise, brune aux yeux bleus, l’air intelligent et sympathique. En l’apercevant, une brutale question m’assèche comme les Marais-Pontins du regretté Duce : où diable est-il allé pêcher cette exquise personne ? Je ne reste pas longtemps à macérer dans la saumure de la curiosité, comme l’écrit si justement Tailleur-Grillet.

— Mlle Ferrari est la secrétaire de mon homme d’affaires, explique César Pion.

Je file une œillée éloquente à la gosse. Bien joué, môme ! Elle sait le pognon que Pinochet rentre des U.S.A. avec les royalties perçues sur je ne me souviens plus quelle pâte dentifrice. Un vieil « ami » sincère bourré d’artiche ; par les temps qui courent, ça vaut un livret Ecureuil. Il est si gentil, mon Pinaud, qu’on peut l’écumer à la louche comme un pot-au-feu. Je remarque la montre et le collier Panthère de Cartier qui scintillent à son cou et à son poignet, de même que le tailleur Chanel et le sac Hermès. Elle doit l’éponger sans fébrilité, la petite gentille. Avec tact et discernement, tout en le régalant à mort de ses charmes somptueux. Dans le fond c’est bien comme ça. Toujours être aimé pour soi-même, ça finit par devenir chiant. Ça t’implique trop, te crée des obligations, et même des devoirs. Tandis qu’être chouchouté pour ta fraîche, ça te laisse l’esprit et le cœur en repos. Tu sais où tu vas et tu y vas tant que ça t’amuse. Tu peux crier « Pouce ! » à tout instant.

On prend tous des tagliatelles comme entrée, suivies d’un osso-buco réputé dans le monde entier, depuis l’avenue Montaigne jusqu’à l’avenue George-V. Le tout arrosé d’un vino rosso qui a un goût de cassis. Au début, on devise de toux et d’Orient, de l’appui et du Bottin, par égard pour la potesse de César. Mais des flics, c’est kif des vicomtes : quand ils se rencontrent, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Des histoires de vicomtes !

L’affaire Larmiche remonte à nous, telle une marée d’équinoxe. On commente les résultats de Pinuche ; de ce côté, on tient le bambou, comme dit Bérurier. Côté « Baron », ça devrait usiner également maintenant qu’on dispose d’un bout de signalement. Par contre, restent en panne le dénommé Lugo Lugowitz et sa camarade Charlotte. Que cherchaient-ils dans la voiture de « Tarte aux fraises (des bois) » ? Ils semblent s’être volatilisés, comme on écrit dans les puissants ouvrages d’action. A signaler aussi (et même surtout) l’assassinat de « Friandise » chez la mère Larmiche. Là, c’est le calme plat : « les voiles de l’enquête pendent lamentablement ».

Je décarre en pleine nébuleuse, survolant le désert du Nouveau-Mexique à tire-de-pensées. Trois éléments réunis : le sadisme, la drogue et un mystère nommé Lugo.

On grignote les cubes de parmesan servis en amusegueules, tout en sirotant nos américanos. On fait gamberge à part. Juste la secrétaire qui continue de verbier (du verbe verbiage) à propos d’un merveilleux film qui vient de sortir et qu’elle a déjà vu trois fois.

Un serveur italoche aux cheveux luisants et aux favoris bas nous apporte un immense plat de terre empli de tagliatelles crémeuses et entreprend de nous servir avec des gestes d’illusionniste. La pasta est belle, noble, grouillante. Boisseau de menus reptiles jaunes. Pinaud conseille que nous mettions notre serviette sous le menton : à la paysanne, sinon les tagliatelles vont nous investir le plastron.

En fin de compte, il est le seul à le faire. La pasta, faut être rital pour la manger sans anicroche. Même les gens de la gentry la bouffent façon cador, les naseaux au raz de la gamzoule, là-bas. Nous, avec nos façons de maniérer, on cherche à trop bien faire et c’est bénéf pour le teinturier.

On est là, à s’évertuer comme des malheureux lorsque tout à coup, comme j’aime à dire, Marie-Marie pousse un cri et s’arrête de claper. Elle porte sa servtouze devant sa bouche et, très sans doute, y rejette un corps étranger aux tagliatelles. Ayant procédé, elle s’excuse et, discrètement, explore les plis de la serviette. On attend des nouvelles. Elle nous en donne. L’ayant essuyée, elle nous montre une chevalière d’or qui lui a échu.

— Tu as trouvé ça dans tes pâtes ? s’étonne César.

Je hèle le signor Castapiane, directeur heureux du Vésuvio ardent.

— On tire les rois, ce soir, chez vous, Giani ?

Il ne pige pas, ou n’ose comprendre. On lui explique. Il pique alors une scène de désespoir, comme à la Fenice lorsque Manon est morte. Il annonce qu’il renverra son personnel, qu’il va changer nos assiettes, notre plat ; qu’il nous fait cadeau du repas, qu’il offrira du champagne au dessert, que la dame du vestiaire nous fera minette ou une pipe à tous, qu’il nous invite à passer les vacances dans sa maison de Castelnuove. Il pleure. Parle de déshonneur. Qu’à la fin je le colmate :

— Allons, Giani, il ne s’agit pas d’un préservatif usagé, pas même d’une prothèse dentaire, mais d’une simple bague. Trouvez son propriétaire et rendez-la-lui.

La chevalière est ornée d’un camée pâle qui représente Cupidon assis sur un paratonnerre.

— C’est celle du chef, assure Giani. Il a beaucoup maigri ces derniers temps, ce qui explique qu’il l’ait perdue en « manœuvrant » ses pâtes.

L’incident est clos. Le parmesan reprend ses droits, le chianti de même. Pourtant, Marie-Marie reste songeuse.

— A qui penses-tu ? finis-je par m’inquiéter.

— A la chevalière du « Baron » qui comporte un écusson.

— Et ça t’inspire quoi ?

— S’il l’avait perdue en plaçant le corps de la femme dans l’auto de Larmiche ? Ça expliquerait qu’il retourne la chercher ?

— Donc, le sadique serait ce Lugo Lugowitz que Mathias a formellement identifié ? Et ce malfaiteur international chercherait sa chevalière perdue en compagnie d’une femme prénommée Charlotte ? Et il la chercherait D’ABORD dans l’habitacle de la voiture, et non dans le coffre, alors qu’il ne se serait servi que de ce dernier pour y déposer le cadavre ? Pas très probant, ma puce.

Elle renonce d’un haussement d’épaules. Pourtant, l’incident rigolo de la chevalière dans les pâtes lui a « déclenché » quelque chose.

— Demain, dit-elle, si tu le veux bien, je ferai bande à part.

— Si tel est ton bon plaisir…

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