Nous attendons, Béru et moi.
Tu sais où ?
Dans la salle d’attente, justement.
Pas banal, hein ?
Il a trouvé un numéro dépenaillé du Nouvel Obs et le feuillette à l’envers. Par moments, il se penche de côté sur son siège de cuir afin d’en libérer un chouette qui claque dans la pièce comme un sac en papier gonflé d’air. Moi, étant mouflet, je faisais toujours éclater les sacs de café vides. En les emplissant de mon souffle, je reniflais l’exquise odeur de torréfaction. Le sac était épais, doublé parfois, il fallait frapper fort pour qu’il explose.
A chacun de ses pets, une vieille religieuse à chapelet incorporé sursaute, interrompt le mouvement patenôtreur de ses lèvres pâles, écoute, puis comme rien ne se reproduit dans l’immédiat, repart à la conquête du Paradis.
Enfin la porte s’entrouvre et le docteur Desanges paraît, dans sa blouse blanche sur laquelle est épinglé un badge rouge portant son nom.
— Oh ! c’est vous, murmure-t-elle avec un léger sourire.
Elle n’a pas dit « encore », mais je suis certain qu’elle a pensé cet adverbe équivoque.
Je la rejoins. Béru veut en faire autant, d’un geste je lui intime de rester sur son instrument à vents.
Elle me guide à son cabinet de l’hôpital situé au même étage. Une bibliothèque garnie de forts volumes rébarbatifs, un bureau, deux fauteuils.
Je prends place.
— Docteur, pardon de vous importuner en plein travail, je voudrais simplement vous demander les coordonnées de l’agence de police privée que vous avez chargée de suivre Larmiche.
Elle ne me pose aucune question, saisit son sac à main sous son bureau, l’ouvre pour y prendre un petit répertoire de cuir bordeaux qu’elle feuillette.
— Agence Vigilos, 16, rue Potron-Minet, dans le VIIIe.
— Merci, ce sera tout.
Elle laisse tomber le carnet rouge dans la gueule béante de son Hermès.
— Vous progressez ?
— Dans notre fichu métier, on ne progresse jamais véritablement, simplement on arrive au bout de nos peines à un moment donné, dans les meilleurs cas.
Je me relève.
— J’espère que vous ne me prendrez pas pour un malotru outrecuidant, docteur, si je vous dis que je vous trouve très belle ?
Elle se dresse.
— C’est ma mélancolie qui vous touche, soupire-t-elle. Les hommes d’action ont un faible pour les femmes désemparées.
Tiens : même langage que Marie-Marie.
On s’arrête à la porte. Elle me tend la main. Je m’en saisis et la porte à mes lèvres après l’avoir conservée un instant entre mes dix doigts, comme une colombe qu’on réchauffe, ainsi que l’a écrit la comtesse de Paris dans son traité de puérile culture.
Mon baiser, très chaste, n’en est pas moins appuyé et générateur d’humidité. Je la fixe d’un œil glauque.
— Je sais que nous nous reverrons, balbutié-je.
Moue évasive. Me risqué-je pour une galoche ? Non, il est préférable de différer. Là, c’est l’opération « mise en alerte ». Ne brusquons pas l’inéluctable, puisqu’il est inéluctable.
L’Agence Vigilos a pignon sur rue. Immeuble moderne, quatrième étage. Double porte en verre fumé, plaque de cuivre grande comme une planche à découper le gigot.
Quand tu entres, t’es assailli par une musique d’ambiance qui te joue le grand air de Madame Butterfly. Moquette vive, bureau composé d’un bloc de marbre derrière lequel une secrétaire pour magazine « Culs et chemises » téléphone à son ami Matthieu pour lui annoncer que sa salpingite va beaucoup mieux, de même que son herpès et son eczéma purulent : y a plus que sa vitesse de sédimentation qui péclote encore.
Un vaste portrait de Léopold Chirac, en couleurs surnaturelles et fluorescentes décore (si on peut dire) le mur au-dessus du canapé.
La secrétaire : une rousse excessive (y avait pas besoin d’ajouter de l’orangé) cesse d’exciter Matthieu pour s’occuper de nous.
Je lui demande le directeur. Elle me répond qu’il est en communication avec l’étranger et qu’est-ce que je lui veux-t-il ? Je lui ferais bien le coup de la fameuse blague en lui répondant : « Je viens opérer le branchement de son appareil téléphonique », mais je me contente de lui produire ma nouvelle carte gravée dont les lettres noires, en relief, brillent comme des carapaces d’insectes.
Ça l’époustoufle à mort.
Elle décroche à tâtons son biniou et sonne le singe.
— Le directeur de la Police judicieuse est là qui demande sur vous ! annonce-t-elle.
Je perçois un vol de points d’exclamation et d’interrogation qui tire-d’ailent dans le burlingue. Puis le gonzier, renonçant à sa communication avec Washington ou Pointe-à-Pitre, demande qu’on me fasse entrer.
Béru, que la secrétaire intéresse, me laisse vaquer. Je pénètre dans un bureau ultramoderne, avec des feuillages artificiels qu’on dirait des vrais et des giclées de foutre séché sur la moquette où le dirloche tire probablement la rouquemoute lorsque sa bibite réclame.
Lui, c’est un gars à l’air madré. Pas le miteux privé des films « B » français, mais un garçon saboulé milord, portant lunettes d’or, qui ressemble à l’excellent acteur Arditi.
Il vient à ma rencontre, comme le fit Hitler pour accueillir Pétain à Rethondes. De noires inquiétudes assombrissent son front.
— Ma secrétaire me dit que vous êtes le directeur de la P.J. ? fait-il avec un soupçon d’incrédulité.
— Elle n’est pas la seule à prétendre cela, fais-je en lui cloquant une seconde carte (j’en ai un stock inépuisable que m’man distribue chez les commerçants de Saint-Cloud, comme si j’étais un nouveau kinési qui cherche à se faire connaître !).
Ce brave Saint Thomas de la Poule marginale prend connaissance, masse la gravure d’un pouce connaisseur, puis dépose mon bristol sur son burlingue comme s’il s’agissait d’une relique précieuse.
— Je ne vois pas ce qui peut… Je suis parfaitement en règle et ne traite que des… Ma vie professionnelle est irréprochable.
— On se calme ! lancé-je gaiement.
Je m’assieds et, inversant les rôles, l’invite à m’imiter.
Il a le tic de tous les porteurs de besicles : il appuie toutes les quatre secondes sur le haut de la monture, comme si ses verres lui glissaient du pif.
— Il y a peu de temps, le docteur Desanges vous a confié un travail délicat, monsieur… heu ?…
— Larigot !
Il rougit, retire carrément ses besicles comme pour ne plus me voir (politique dérivée de celle de l’autruche).
— Je suis lié par le secret professionnel, il éperduse.
Je ris très fort, comme le Général de Gaulle quand on lui parlait de Lecanuet.
Me penche sur son établi.
— T’envole pas, mec ! lâché-je. Secret professionnel, mon cul ! Tu te prends pour le professeur Schwartzenberg ou quoi ? Ecoute-moi bien, fiston : tu me racontes tout, du début à la fin, et si tu rates un point virgule[11], t’auras plus qu’à dévisser la belle plaque de cuivre qui blinde ta lourde. Tu crois comprendre, dans les grandes lignes, ce que je t’expose là ?
Il assentimente de la tronche.
— Bien, dis-je. En ce cas, cher monsieur Larigot[12], je vous écoute.
Alors là, franchement, il devait être bon en dissertation, au lycée, car il balance bien, d’une voix parfaitement timbrée pour la délivrance rapide du courrier, excellent vocabulaire de communication, expressif, sans fioritures encombrantes.
Il achève et j’applaudis.
— Bravo, mon cher Larigot, voilà du bon travail qui m’inciterait à vous proposer de quitter le privé pour entrer au service de la nation. Mais hélas, vous y gagneriez moins d’argent. Etes-vous disponible, présentement ?
— S’il le faut.
— Il le faut. Nous allons partir, Larigot[13].
— Pour aller où ?
— Devinez ?
— Je crois savoir.
— Alors, allons-y, Alonzo !
Béru remet sa monstrueuse queue dans son bénouze à notre arrivance. La secrétaire est chiffonnée et pousse pudiquement du pied sous le bureau son mignon slip qui gît sur le plancher.
— J’t’appellererai dès qu’possib’, môme, qu’on continuasse c’t’ converse à bâton repu ; n’en attendant, travaille-toi la moniche à l’aubergine vas’linée, manièr’ d’me faciliter la manœuv’. On n’a rien sans mal, ma poule. Mais après, tu verreras comme t’auras la chattoune confortab’ ; les mecs qui t’lim’ra, y z’auront la bite en vacances. T’enfiler, c’s’ra mieux qu’de faire d’la chaise longue, j’te promets !
« Et puis, pour c’qu’est d’ton ex-zéma, t’ caille pas la laitance ; t’es pas la pr’mière à t’ trimbaler la carte du Brésil su’ le cul ! »
Un qui en pousse une bizarre, c’est le pauvre Larigot. Dans l’escadrin, Béru lui serre la main.
— Très sympa, vot’ escrétaire, lui dit-il. Un peu intimidée du fion, mais j’croive qu’c’est la forte personnalité d’mon braque qui lu fait ça.
C’est la vraie brasserie parigote, comme j’aime. Le comptoir-autel où se sacralise la vie de l’établissement, avec un gros taulier bougnat à peau blême (à l’exception du pif), moustache de rat, calvitie plate, œil paterne, chemise vert-moisissure[14].
Chaque billet qu’il engrange est un petit coït de coq. Il surveille tout, ne rit jamais et écoute les discours des ivrognes comme s’il s’agissait des vœux du président de la République.
C’est, à mes yeux, l’un des personnages les plus rassurants de France, le Rocher de Gibraltar de la limonaderie nationale. Il doit baiser, bien sûr, et qui sait : se reproduire ? Mais un vrai bistrotier bougnat ne peut être autre chose qu’un self made man. Il n’est né que de sa race, de lui-même et d’une vocation profonde.
Il nous accueille d’un : « Ces messieurs ? » parcimonieux et presque hautain (hautain en emporte le vain). Nous retenons une prosternation spontanée et cernons une table de marbre cerclée d’étain.
Deux demis panachés et un grand côtes-du-Rhône nous rejoignent.
Larigot regarde avec attention les clients de la brasserie.
— Il n’est pas encore là ! fait-il enfin.
— Vous croyez qu’il viendra ?
— A trois reprises il s’est annoncé à midi tapant.
L’horloge de l’établissement, belle œuvre octogonale à carrosserie noire incrustée de nacre, marque moins vingt de midi.
— On a tout not’ temps, apprécie Béru. J’ clap’rais bien un sandouiche-rillettes comme apéritif. Moi, si j’prends pas un p’tit casse-dalle avant l’repas, j’mange de moins bon appétit.
Le loufiat qui est présent enregistre la commande.
— Avec beurre ? demande-t-il.
— Avec beurre, cornichons, jambon et fromage, comme tous les authentiques sandouiches-rillettes, mon pote !
Béru le regarde s’éloigner en soupirant.
— Quand j’repense à mes caillettes de l’Ardèche, j’ai envie d’chialer. La prochaine fois, j’me les ferai espédier poste restante. A propos : Berthe est à l’hosto des Quinze-Vingts, rapport à une décollure d’la rétine consécutif à un d’mes marrons. J’croive qu’celle-là, elle s’en rappellera !
— Attention ! Le voilà, souffle Larigot.
Je me retiens de mater tout de suite. Surtout ne pas troubler le « fournisseur » de feu Larmiche. Je prends tout mon temps avant de lui filer le coup de périscope qui me décolle la rétine, à moi aussi.
Plutôt inattendu. C’est un monsieur de quarante-cinq berges environ, habillé de sombre, avec une serviette de cuir et un parapluie. Sérieux comme un type qui vient de découvrir l’amant de sa femme dans la penderie de leur chambre.
On voit qu’il est un habitué car Gustave, le loufiat, lui apporte, sans qu’il l’eût demandé, un grand Campari soda avec une tranche d’orange. Au bout d’un quart d’heure, un gars vient le rejoindre. Un homme en grand deuil, avec une mèche de cheveux à la Hitler devant les yeux. Lui aussi est muni d’un pébroque. Je sais que le temps est incertain mais ça m’étonnerait qu’il vase. On peut à la rigueur s’attendre à de la neige, mais parcimonieuse. L’arrivant pose son riflard roulé (un pépin pliant qu’on peut mettre dans une sacoche) sur la table et se commande un grand crème.
Je murmure à Béru :
— Je parie ta bite contre un cure-dents qu’ils vont échanger les parapluies en se quittant. Dans le premier, il y a de la came, dans le second, du blé.
— Tu croives ?
— On parie (Lyon, Marseille) ?
— Non, j’te fais confiance, mon Loulou. Tu imagines la suite comment ? On les serre ensemble ?
— Il vaut mieux pas. Toi t’emballes le nouveau venu dès qu’il aura passé la porte, pour cela file le guigner dehors. Les cadennes illico, à la surprise. Ensuite tu le fourres dans la tire et tu m’attends.
— Vous avez encore besoin de moi ? s’inquiète Larigot.
— Non, vous pouvez partir, je vous ferai signe plus tard.
Béru ramasse son moignon de sandouiche et se l’enfonce dans le tout-à-l’égout d’une gueulée extrême. Le voilà avec les joues enceintes et les lotos qui lui sortent de la hure. Je cigle les consos. Puis, à la cantonade :
— Où est le téléphone, s’il vous plaît ?
— Au chouchol, répond l’Auverpiot.
Je m’en gaffais bien, tu penses. J’ai demandé ça parce que l’homme en noir se casse déjà et que probablement son « fournisseur » ne va pas tarder. Lorsqu’il a quitté la brasserie, je fais mine de gagner l’escalier conduisant au sous-sol mais, parvenu à la table du marchand de « farine », je m’assieds brusquement en face de lui. D’une main je tiens ma carte, de l’autre la crosse de mon camarade Tu-tues.
— Ça va se passer sans encombre, promets-je.
Le mec a un imperceptible tressaillement, et puis il doit penser que c’était trop beau pour durer toujours et se résigne.
Il dit, néanmoins :
— Que me voulez-vous ?
— Il m’a semblé que votre client a réglé les consommations ? réponds-je. Ou c’était seulement la sienne ?
— Il a tout réglé.
— Alors on y va gentiment.
— Vous avez un mandat ?
— Pas besoin : flagrant délit.
— Quel flagrant délit ?
— Venez ! Et n’oubliez pas le pébroque de votre copain, on va aller le lui rendre et vous récupérerez le vôtre. Ils nous attendent l’un et l’autre à l’extérieur.
Il en prend son parti et nous quittons l’établissement salués par le « Au revoir, messieurs, merci » du taulier à la limouille couleur bouse de vache.
Je marche jusqu’à la voiture de service dont nous nous sommes munis. Fatalitas ! Ni Béru, ni le dealer ne s’y trouvent. Comme je fais de la brasse dans la mer amère des perplexités, je vois revenir Béru du bout de la rue, la démarche lourde et la queue basse. Il m’adresse un grand geste de vieil albatros aux ailes brisées.
— C’t’à cause de mon sandouiche, me lance-t-il. Juste comme je vais pour sauter le gus, v’là que je m’étrangle et me paie une esquinte d’atout pis qu’si j’eusse eu la coqueluche ! C’te vache s’est taillé comme un garenne ! Et moive, au plus j’l’ coursais, au plus j’étouffais.
Un seul mot me vient :
— Goret !
Alexandre-Benoît est désemparé, penaud, vaincu, humilié.
L’autre gonzier qui a tout pigé me dit :
— J’en ai assez de vos voies de fait, vous n’avez rien à me reprocher ! Salut !
Il va pour filer.
Le Gravos le chope par un aileron.
— Minute, pape Pie Onze !
Il lui griffe son pébroque, du moins celui de l’homme en fuite, lutte un moment avec le système et finit par l’ouvrir. Deux liasses de billets de banque choient sur le trottoir.
— Et ça ? demande-t-il.
Le gars se tourne vers moi :
— Une loi interdit de transporter de l’argent dans son parapluie ?
— Aucune, admets-je.
— Alors, au revoir.
Il ramasse son blé, le bourre dans ses fouillasses. Pendant ce temps, j’ouvre sa mallette. Elle contient quelques beaux livres à tirage numéroté, reliés pleine peau. Sa couverture, probable (si je puis dire !). Il doit se déclarer représentant en livres de collection. Je les feuillette : ils sont francos. In petto, comme on dit en italien, je me maudis de n’avoir pas alpagué les deux hommes au bistrot. On aurait eu tout le matériel pour les confondre ! A cause de ce gros dégueulasse de Béru, l’opération a foiré. Le marchand de neige le sait qu’on l’a dans le prose et qu’il tient le couteau par le manche, à présent.
Il récupère mallette et parapluie et, très digne, nous plante là comme deux glandus.
Mais Sa Majesté a un sursaut.
— Tu permets ? fait-il au « vendeur » d’extase.
L’autre se retourne de trois quarts.
— Quoi encore ! bougonne-t-il.
— Ça ! annonce le Gros.
Et il le foudroie d’un crochet à la pointe du menton capable de tordre une enclume. Le gars se met à gésir sur la chaussée.
— Ouv’-moi la portière ! m’enjoint Merdenflaque.
— Excuse-moi, fais-je, ma situation m’interdit de batifoler dans l’illégalité.
— Ta situation, j’y pisse dessus !
Des gens se radinent, badauds-mouches toujours à l’affût d’un schprountz quelconque, sans cesse attirés par le sang et la merde.
Le Mastard déballe sa brème.
— Opération de police ! gueule-t-il. Circulez, y a plus rien à voir ! Ceux qui circul’ront pas, je les emballe !
En ronchonnant, on s’écarte de l’énergumène. D’une force qu’un usager de lieux communs définirait comme étant « peu commune », il charge sa victime à l’arrière de la voiture, passe une boucle de ses poucettes à l’un de ses poignets, l’autre au montant métallique du siège passager.
— S’cusez-moive si j’vous d’mande pardon, monseigneur, m’dit-il, j’vous laisse frétiller un taxi pour rentrer, biscotte j’ne voudrerais pas attacher vot’ honneur !
Il se jette derrière le volant et opère un démarrage pour film américain.
— Savez-vous ce que nous devrions faire ? émit César Pinaud.
La grosse mère Larmiche fit signe que non derrière l’abominable fumée de son cigare.
— Manger un morceau, dit la Vieillasse. Je me permets de vous inviter au restaurant. Ne doutez pas de la pureté de mes intentions, chère madame, je ne suis pas un homme qui cherche l’aventure.
Elle le balaya d’un regard empreint de regrets.
— Et pourtant, vous pourriez, assura l’ogresse. Un homme qui a d’aussi belles manières peut tout se permettre.
Le Fossile considéra le corps informe, la trogne mafflue de la personne et retint un frisson d’effroi. Elle malodorait, puant le rance et l’urine. Sa barbe hirsute, son regard gélatineux, ses énormes lèvres de négresse blanche aux commissures desquelles subsistaient des traces de nourriture lui foutaient la panique jusqu’à sa prostate.
Deux heures qu’il occupait l’appartement de la rue du Poteau-Rose, charmant la locataire de son verbe et se livrant à une perquisition pinulcienne de la chambre de feu « Friandise ». Par « perquisition pinulcienne » nous voulons dire que le cher homme était à coup sûr le meilleur élément de toute la police française pour ce genre de pratique. Nul ne savait mieux que lui renifler la cache à laquelle « on ne pense pas » ou interpréter le menu détail qui passe inaperçu des autres. Il procédait avec méthode, commençant par un côté de la porte d’entrée et examinant toute chose minutieusement, centimètre carré par centimètre carré.
Il venait de « sonder » la moitié de la petite chambre et se sentait fourbu. Ses reins qui ne suivaient pas. César avait toujours marqué des faiblesses dorsales que rhumatismes et lumbagos entretenaient malgré les cures et les massages qu’il s’offrait depuis que la fortune avait chu dans sa vie grise.
La vioque accepta d’emblée l’invitation. L’aubaine ! Elle aimait la bouffe, comme toutes les grosses vieillasses réduites à l’abstinence. Elle changea de robe, en mit une un peu plus dégueulasse que la précédente, enfouit ses cheveux gris dans un filet, promena un bâton de rouge, auquel adhéraient des trucs peu identifiables, sur son énorme bouche goulue et se déclara « prête ».
La Rolls de Pinaud l’attendait dans l’avenue transversale, la rue du Poteau-Rose se montrant trop étroite pour permettre à un véhicule de cette ampleur de stationner. Son chauffeur lisait Nostradamus pour tromper le temps et se réjouissait d’y apprendre qu’une femme blonde extrêmement riche attendait avec impatience que leurs deux destins se croisent. Il avait épousé, au gré d’une place, une petite Portugaise velue dont l’odeur l’incommodait et dont il rêvait de divorcer lorsqu’il aurait mis suffisamment de courage de côté pour prendre un tel risque !
Il retint une grimace en voyant rappliquer son vieux singe flanqué d’une ogresse Carabosse.
— Chez Lasserre ! lança M. César Pinaud.
La vioque mouillait d’admiration. Elle caressait le cuir et l’acajou en marmonnant des « Ben, ça alors ! Qui m’aurait dit qu’un jour… »
Mais comme on s’habitue à tout, elle se désintéressa de l’auto pour retomber dans ses propres préoccupations :
— Qu’est-ce que vous cherchez tant chez moi, monsieur César ? C’est indiscret ?
— Du tout, madame Larmiche. Pour tout vous dire, j’ignore ce que je cherche. Il se trouve qu’un homme, naguère, a exploré de fond en comble la voiture de votre pauvre Joël (Pinaud a toujours su parler aux petites gens). Quelque chose me dit que s’il est venu chez vous, pendant son enterrement, c’était dans l’espoir d’y dénicher cet objet mystérieux. Je suis homme d’intuition, comme beaucoup de policiers.
— Et vous croyez que ce sale type ne l’a pas trouvé ?
— S’il l’avait trouvé, il n’aurait pas encore été en place au moment de votre retour.
— Alors, il va revenir ?
— Cela m’étonnerait. Il a tué un homme pour pouvoir filer et se doute bien que, la police étant alertée, elle ne va pas lui laisser le champ libre.
— Tout ce que vous voudrez, mais je suis en danger ! déclara fermement la vieillarde.
César, dans son for intérieur, en convenait ; malgré tout il s’efforça de la rassurer.
— Nous veillons ! assura-t-il.
Puis il baissa un peu la vitre, à cause de l’odeur.