CHAPITRE PREMIER SÛR DE LUI ET DOMINATEUR

Il a l’air dérouté d’un violeur qui banderait mou. Des boutons à tête blanche plein la gueule. Une qui souhaiterait malgré tout l’embrasser (sa vieille moman par exemple) aurait du mal à déterminer un emplacement disponible, tellement que ça bubonne sur sa frime ! Quel âge peut-il avoir ? La trentaine ? Il a un côté branleur ou toucheur de petites filles, ce qui n’incompate pas. Il porte une veste à gros carreaux, un peu clownesque car elle est trop ample pour lui, un pantalon de coutil beige, des baskets, une chemise en jean bleu délavé. Il a un diamant à l’oreille qui a l’air d’être un bouton de plus, mûr jusqu’à étinceler.

Il se tient tassé sur la chaise des « clients », face au burlingue de Bérurier sur lequel traînent des canettes de bière vides, des peaux de sauciflard, des croûtons de pain, des noyaux d’olives, des couvercles de boîtes à camembert, des coquilles d’œufs, un restant de rillettes, des coques de cacahuètes, un talon de soulier, des boîtes de sardines, une culotte de femme, d’occasion, un revolver à barillet (acheté à Grédy), et les œuvres complètes d’Anatole France plus ou moins enduites de moutarde Amora extraforte.

Le Gros a pris ses distances par rapport à son burlingue et garde les mains croisées sur son durillon de comptoir. Son chapeau rejeté en arrière découvre le front taurin où est collée une mèche courte et clairsemée.

En me voyant, il murmure à son terlocuteur :

— Hé, mec, t’es une v’dette : le direqueteur qui s’ dérange personnell’ment en personne !

Le boutonneux me coule un regard de rat malade bloqué dans une nasse perfide. Il a une courbette indécise qui peut passer pour un salut.

J’y réponds d’un hochement de tête et vais m’asseoir sur le canapé de cuir ravagé où Bérurier-le-Grand a tiré tant et tant de coups que du foutre séché subsiste dans les accrocs. Du geste, j’indique à Sa Majesté de poursuivre son interrogatoire.

Le Mastard se lève, pète sec, ce qui est rarissime chez ce dodu. Tu sais, la louise péremptoire, qui n’admet aucune objection.

Il me dit, désignant le scrofuleux :

— J’te remercille d’viendre. C’ gonzier, c’t’un cas dont j’voudrerais ton avis à propos duquel.

Il est passé derrière son client et lui allonge une tatouille sur la nuque.

Il s’en excuse :

— Habituell’ment d’ordinaire, j’aime pas cogner su’ la nucle, mais comment voudrais-tu-t-il mett’ des baffes dans une pareille tarte aux fraises ! T’as la ch’touille ou quoi, mon gars, pour charrier une frite commak ? C’est pas normal, à ton âge. Ou alors tu serais encore puceau ?

L’interpellé hoche misérablement sa tête ravagée.

Béru me prend à témoin :

— Pour l’interroger sérieus’ment, j’vais mett’ des gants : j’ai pas envie d’m’ furonculer ! Ou alors, j’l’travaille à la savate ; mais ça m’oblige à l’ver les quilles !

Il est perplexe.

Le gars à la bouille daubée n’en mène pas large.

— Tu connais l’histoire d’ c’môssieur ? demande le Gravos.

— Pas encore.

— Il est dillinger.

Là je renâcle des méninges.

— Dillinger, l’ancien ennemi public américain ?

— Non, lui y vend d’la drogue.

— Tu veux dire « dealer » ?

Il renfrogne.

— J’veux dire c’qu’j’veuille dire. Et sais-tu à qui est-ce qu’il la fourgue, sa came, c’crapaud pourri ? Aux mômes des lycées !

Une vague de répulsion me submerge. Je comprends qu’on ait envie de massacrer ces empoisonneurs de la jeunesse.

Je suis décidé à marquer mes nouvelles fonctions de directeur de la Police[1] en renforçant la lutte contre les trafiquants. Rien de plus abject que de s’en prendre à ces petits « clients » sans défense et de les pousser sur la pente fatale.

— Pas vrai ? insiste Béru à l’oreille du très vilain.

Il a hurlé comme la corne de brume d’un navire et ponctué d’un coup de genou contre la cuisse du gars.

— Exact ! laisse tomber piteusement ce dernier.

J’interviens :

— Comment se fait-il que tu t’occupes de cette affaire, Alexandre-Benoît, tu n’appartiens pas à la brigade des Stups, que je sache ?

Il hausse les épaules.

— J’m’en occupe parce que l’histoire de ce foie-blanc se complique, chef-lieu Ajaccio[2]. C’est mes collègues de la neige qu’a fait t’appel à moive. Ils filochaient c’ t’enfoiré d’puis un bout d’temps. C’morninge, ils l’ont serré à promiscuité du lycée André Sarda. Ce taré s’déplaçait en voiture : une vieille tire ricaine déglinguée. Quand y z’ont z’ouvert l’coffiot, t’sais ce dont ils ont découverte à l’intérieur ? Une femme morte ! Et t’sais d’quelle manière elle avait été butée, la pauvrette ? On y avait balancé un chargeur de 9 mm dans la chatte ! Du 9, t’entends ? L’calibre de l’homme impitoyable.

— Ce n’est pas moi ! s’écrie le dealer.

Béru, qui est en train de fouiller les innommables tiroirs de son burlingue, pousse un cri de triomphe.

— Les v’là. J’savais qu’j’en avais !

Il brandit une paire de gants de caoutchouc vert sortis on ne devine d’où ! C’est un des nombreux mystères de la vie secrète d’Alexandre-Benoît Bérurier.

Il les passe avec application, fait jouer ses doigts gainés d’hévéa et vient s’asseoir sur son bureau, face au prévenu (qui, donc, en vaut deux, étant prévenu).

— Paré pour la manœuvre ! J’vas pouvoir t’questionner sans gerber, ce qui facilitera la converse.

Comme preuve de ce qu’il avance, il tire un ramponneau auvergnat à la pommette du quidam.

— Tu vois, ça fonctionne impec. Tu disais donc qu’c’est pas toive qu’a défouraillé dans la chattoune d’cette souris ?

— Jamais de la vie ! Je ne la connais pas et ne l’ai jamais vue !

— C’est comment, ton blaze, déjà ?

— Joël Larmiche.

— Mouais, ben mon vieux Larmiche, faut que j’vais te dire quéqu’chose. Y a trois trucs que j’admets pas chez toi : tes boutons sur la gueule, qu’tu vendes de la came aux enfants, et qu’tu m’mentes. Ça surtout : qu’tu m’ mentes !

Là, il ponctue d’un doublé à la face. Plusieurs boutons explosent sous l’impact. Le dénommé Larmiche dodeline et finit par reprendre son assise.

— Béru, coupé-je, sois gentil : amène-moi cet homme dans mon bureau.

— Mais pourquoice ? s’inquiète l’Obèse, soudain désorienté.

Je sors sans répondre. Un chef, moins il en casse, plus il est écouté !


« Tarte aux fraises (des bois) » est maintenant assis en face de moi dans mon vaste bureau directorial. J’en ai fait changer le mobilier ; pas avoir le sentiment de chausser les pompes d’un mort. Le bureau solennel d’Achille, avec son sous-main (acheté en sous-main) en cuir de Cordoba, son fauteuil-trône, ses tableaux en provenance du « Grenier national » et qui représentaient des scènes folâtres telles que L’enlèvement de Proserpine par Pluton (Bérurier, ayant lu son titre gravé sur plaquette de cuivre, le relayait par : « L’enlèvement de plusieurs pines par pelotons ») ou Le Serment des Trois Horaces qui devenait pour lui « Le serpent des trois voraces », ce bureau solennel, dis-je, je l’ai humanisé en remplaçant le meuble-catafalque par un burlingue classique, acier et cuir, le fauteuil pompeux par un autre, pivotant, et les tableaux pour musée de sous-préfecture par des reproductions de Magritte. Je n’ai pas touché à l’imposante bibliothèque en acajou, aux portes supérieures grillagées (car elle est pleine de livres techniques), non plus qu’au canapé profond comme le tombeau de Napoléon parce qu’il est vach’tement pratique pour accueillir des « visiteuses », comme le Dabe le faisait. De même, j’ai conservé le cabinet de toilette attenant, avec son bidet à jet rotatif autoréglable par le diaphragme de la chatte, sa grande coiffeuse marmoréenne et son tiroir bourré de peignes, de fards, de crèmes de beauté, de tubes de vaseline parfumée à l’oignon.

J’ai fait ouvrir les volets en grand, chose que refusait Chilou, toujours avide de pénombres propices ; par contre, j’ai exigé qu’on pose des doubles rideaux en chintz représentant des grappes de raisin violettes entremêlées de pampre vert, le tout sur fond blanc.

Un long silence s’étale entre « Tarte aux fraises (des bois) » et moi. Je dresse mentalement le portrait « moral » du gus. Curieux comme ma façon d’être se modifie à toute allure depuis que j’occupe ces nouvelles (et hautes) fonctions. Moi, toujours si prompt, si fougueux, voilà qu’un grand calme m’investit. Tout ce que je fais, dis ou pense procède désormais d’une réflexion préalable (Béru dit prélavable), comme si j’avais le souci constant de n’avancer qu’à coup sûr et de sonder les individus avant de m’entretenir avec eux. Je finis par lui demander :

— C’est de l’eczéma que vous avez sur la figure ?

Surpris, il acquiesce.

— Vous avez essayé de traiter ça ? poursuis-je.

Haussement d’épaules de mon vis-à-vis.

— Y a rien à faire, soupire-t-il.

— Il ne faut jamais s’avouer vaincu. Je pense que vous faites un lupus érythémateux discoïde et je vous conseille vivement des applications quotidiennes de Dermovate Crème Glaxo, qui est un produit britannique très efficace.

Abasourdi, Larmiche ouvre des yeux grands comme les vitraux de Notre-Dame et tout aussi gothiques.

— Merci, balbutie-t-il.

— Voulez-vous que je vous le note ? proposé-je.

— Mais… volontiers.

Je griffonne ma prescription sur une petite feuille de bloc et la lui tends.

Machinalement, il murmure :

— Merci, docteur.

Je pirouette légèrement dans mon fauteuil. Comme il est neuf, il ne grince pas.

Saisi d’une idée subite, je presse à trois reprises un timbre logé sous mon bureau.

— Ce serait dommage que vous restiez dans cet état, dis-je, car débarrassé de cette saloperie, vous ne devez pas être vilain garçon. Marié ?

— Non.

— Homo ?

Il ne répond pas directement mais hausse les épaules.

On sonne à ma lourde. Je débloque le système d’ouverture et Violette surgit, impeccable, dans un tailleur Escada élégant et joyeux.

D’une œillée, je lui désigne le canapé et elle va s’y asseoir sans piper (ce qui n’est pas son style) mot.

— Monsieur Larmiche, reprends-je, vous avouez être dealer et, cependant, vous ne paraissez pas vous camer ?

— La drogue me fait horreur, déclare-t-il.

— En ce cas, pourquoi en vendez-vous ?

Nouveau haussement d’épaules. Il hésite à répondre, mais je dois lui paraître apte à le comprendre puisqu’il se décide :

— Par esprit de vengeance, je pense. Le seul être au monde que j’aie vraiment aimé est mort d’une overdose.

— Donc, vous faites payer sa mort à la société ?

— Quelque chose comme ça, convient-il.

— En approvisionnant en came des lycéens ?

Il soutient mon regard un moment, mais finit par détourner le sien.

— Je sais ce que vous pensez, monsieur le directeur. Je suis un être abominable. Mais je me fous de tout ! J’ai franchi le point de non-retour. La société dont vous parlez peut bien crever, le monde voler en éclats, ça me laisse indifférent.

— Tout cela à cause d’un chagrin ?

— Oh ! je n’avais déjà pas grande confiance en la vie, mais la perte de mon ami m’a plongé dans la nuit. Cela dit, ne comptez pas que je vous balance mon fournisseur : il y a des règles qu’on ne peut transgresser, même quand on est aussi désabusé que je le suis.

— Je ne vous demanderai rien de tel.

Là encore je marque un point en le surprenant. C’est dérangeant, un flic qui ne se comporte pas selon la tradition établie.

— Moi, ce qui m’intéresse, monsieur Larmiche, c’est cette bonne femme morte qui se trouvait dans le coffre de votre voiture.

Alors « Tarte aux fraises (des bois) » se lève et vient poser ses deux mains à plat sur mon burlingue. Il se penche dans ma direction.

— Ecoutez, monsieur, déclare-t-il, j’ai l’impression que vous pourrez me croire car vous êtes un homme, je présume, qui ne se laisse pas abuser par les évidences. Je vous jure, sur la mémoire de mon ami disparu, que je n’ai jamais vu cette femme, que donc je ne l’ai pas trucidée et encore moins placée dans le coffre de mon auto.

— Vous êtes-vous mis dans une situation qui expliquerait qu’on exerce sur vous des représailles ?

— Non. Je suis un dealer réglo, qui paie recta la marchandise qu’il écoule. Un bon petit fonctionnaire des stups, si vous voyez. J’assume le secteur qui m’a été dévolu, sans chercher à l’élargir. Je gagne ma petite vie sans faire d’esbroufe ; je n’ai pas de gros besoins.

Il retourne s’asseoir.

— Où demeurez-vous ?

— 14, rue du Poteau-Rose, dans le dix-huitième.

— Seul ?

— Chez maman, qui est presque impotente.

— Elle est étroite, cette rue du Poteau-Rose ; où remisez-vous votre grosse bagnole américaine ?

— Je loue un emplacement dans la cour d’un vieux sculpteur.

— Son adresse ?

— Je n’en sais trop rien, mais c’est dans une impasse au bout de ma rue.

J’acquiesce et me rends au cabinet de toilette mentionné plus avant ; au passage, je fais signe à Violette de m’accompagner. On s’enferme dans cet endroit faïenceux. Violette, si tu as lu le génial Silence des homards, tu le sais, a trouvé les arguments m’ayant conduit à accepter ma promo. J’ai une profonde estime pour cette fille aux sens survoltés, mais dont le courage et la jugeote m’impressionnent. J’en ai fait ma conseillère privée, c’est mon Jacques Attali à moi.

— Un meurtrier, ce type ? lui demandé-je.

— Sûrement pas, répond-elle catégoriquement.

— C’est également mon sentiment. O.K., merci.

Je retourne à ma place. Larmiche n’a pas bougé de la sienne. Il regarde le ciel d’automne à travers les rideaux. On voit tourbillonner des feuilles mortes. Un pigeon s’est posé sur la barre d’appui et essaie de mater dans le bureau, l’indiscret. Peut-être est-ce un espion de la C.I.A. ?

— Il y a combien de temps que vous n’aviez ouvert la malle de votre voiture avant que les policiers n’y découvrent ce corps, monsieur Larmiche ?

Il réfléchit.

— Alors là, pour vous répondre… Assez longtemps, en tout cas. Il y a huit jours, je suis allé chercher les draps et le linge de maison chez notre blanchisseur.

— Vous « prospectez » beaucoup d’établissements scolaires ?

— Une dizaine.

— Soyez gentil, dressez-m’en la liste.

Je pousse dans sa direction papier et crayon. Il entreprend de me donner satisfaction sans barguigner. Violette revient ; elle s’est recoiffée et a rechargé ses lèvres. Elle en profite pour me sourire. Je décide de la tirer sur le canapé sitôt que nous serons seuls ; c’est une môme bourrée d’inventions amoureuses qui font de toi un homme en vie. Chacun de ses gestes te court-circuite les glandes. Tu biches un goumi féroce à son premier attouchement. Question d’ondes, je crois. D’effluves également. Les vraies rousses, c’est comme ça. Un peu limite, mais ça porte !

— Voilà, monsieur le directeur.

« Tarte aux fraises (des bois) » me rend sa copie. Il a une écriture ample et ronde, très lisible.

— Merci, fais-je. Eh bien, vous pouvez rentrer chez vous.

Ça dépasse tout. Son cervelet titube.

— Vous plaisantez, je pense ? me demande-t-il avec presque du reproche dans l’inflexion.

— Vous savez parfaitement que non. Reprenez vos occupations comme si de rien n’était. On va vous rendre votre bagnole.

Je lui tends la main.

— Si quelque chose d’anormal, voire simplement de troublant se produisait dans votre vie, je vous serais reconnaissant de m’en informer immédiatement. Voici mon fil privé.

Il me serre la pogne et enfouille ma carte de visite.

— Inutile de mentionner cet incident à vos « employeurs », il les troublerait pour rien, ajouté-je. Cela dit, monsieur Larmiche, vous devriez essayer de changer d’activité un jour. Pensez à votre maman qui a tant besoin de vous !

Загрузка...