Le biniou de ma tire est en train de gueuler aux petits pois lorsque je regrimpe dans celle-ci.
Je décroche, ce qui libère les cordes vocales de Violette.
— J’ai rappelé chez vous où votre maman m’a appris que vous étiez parti en voiture, explique-t-elle. Elle a eu la gentillesse de me communiquer le fil de la 500.
— Si tu me cherches c’est qu’il y a du nouveau ? présumé-je.
— Exact, monsieur le directeur. Mais je pense qu’il serait bon que vous veniez jusqu’ici puisque vous ne dormez pas.
Je ne demande que ça.
A y regarder de près, j’ai pas dû passer beaucoup de vraies nuits de dorme dans ma putain de vie flicardière. C’est tellement vrai que lorsqu’il m’arrive de disposer de douze heures de repos, j’arrive pas à les pioncer toutes. Sur les couilles de deux plombes je refais surface et mât cache bonne eau pour me rendormir ! Je lis, ou bien je vais claper une petite briffe à la cuisine. J’adore manger en pleine noye. Et pourtant j’ai horreur des repas solitaires. Mais le casse-graine de la franche nuitée, c’est quasiment jouissif. Tu redeviens animal : la vache qui se met à tirer sur le foin de son râtelier parce qu’une démangeaison s’opère dans son estomac gigogne.
Pour t’en revenir que je bombe en direction de la capitale, toute proche, voire imminente. Rien de plus bandant que l’avenue de la Grande-Armée, à cette heure. T’as l’Arc de Triomphe illuminé, en bout de perspective, et tu sais que, l’ayant atteint, une autre apothéose t’attend avec la Concorde et les Tuileries pour nouvel horizon. Heureusement que Paname ne s’est pas fait en un jour : il méritait pas d’être bâclé.
Un nouveau préposé de nuit m’intercepte comme je m’engage dans l’escadrin du Château des Langueurs.
— Hé ! vous, là-bas, où allez-vous ?
Deux ou trois agents qui se trouvent là pouffent dans leurs kebours. L’interpellateur est un mec superbe qui pourrait être l’enfant naturel de Jean-François Revel et de Marguerite Duras.
Je reviens à lui, ma carte brandie. Pas vexé le moindre, amusé plutôt. Or, il se trouve que la nouvelle recrue est myope comme une boîte de sardines (Amieux : les meilleures).
Il examine ma brèmouze.
— Vous vous appelez Di… recteur ? Antoine Directeur ? articule-t-il assez distinctement malgré son bec-de-lièvre mal recousu.
Cette fois, les sergots se claquent les jambons.
— Monsieur ne se nomme pas directeur, il est le directeur de la Police ! renseigne le plus lécheur du lot.
— Ah bon, fait le préposé, en ce cas, vous pouvez monter ! Seulement moi, que voulez-vous, un gandin comme ça, je me méfie.
Je lui souris tendre. Une nature simple. Voire simpliste. Il ne réussira évidemment pas dans la vie, dont le premier con venu te confirmera qu’elle est une jungle, mais il est touchant.
Les « amants terribles » se gorgent de café dont Violette leur a préparé un grand pot. Ils sont habitués à se poivrer les naseaux et c’est pas une gueule de bois qui va leur gâcher l’existence.
Parfaite hôtesse, mon assistante a même défoncé un paquet de biscuits « Lu », cette institution française qui, je l’espère, ne sera jamais reprise par les Japonais. Ils grignotent comme deux rongeurs. Pinaud fait le vieux rat, dame Larmiche le mulot, bien qu’elle tire plutôt sur le mustélidé (genre belette ou putois).
— Je vois que vous vous êtes remis de votre indisposition passagère, attaqué-je.
— Ayant pris des choses de grande qualité, nous ne sommes pas malades, assure César. Toutefois, nous fûmes cueillis à froid par les mélanges : champagne, Montrachet, Gevrey-Chambertin, re-champagne et Chartreuse verte sont difficiles à assimiler lorsqu’on les prend en assez forte quantité, comme ç’a été le cas.
« Mais ce fut bien agréable tout de même, n’est-ce pas, ma douce ? » ajoute le Fossile en prenant la main aux ongles endeuillés (eux aussi) de la Larmiche pour la baiser (la main, la dame, c’est fait !).
On sent qu’une passion vient de naître. Il va larguer sa fringante maîtresse pour des amours mieux appropriées à son âge, Baderne-Baderne. Une ivresse peut en cacher une autre. La preuve !
Il dit à l’ogresse :
— Je vais faire refaire votre appartement par un grand décorateur d’intérieur. Il deviendra un nid d’amour où je roucoulerai auprès de vous, chaque jour. Nous irons à la messe, le dimanche, et nous mangerons du caviar comme entrée et du foie gras comme viande !
La grosse puante larmoie de cette félicité promise. Elle soupire que ben-merde-alors-si-j’aurais-pensé-ça ! Ne croyait plus au bonheur, après le décès tragique de son unique enfant. Et puis tu vois, la magnanimité du Seigneur ? Ça t’en bouche un coin, un Dieu d’une telle mansuétude ! Tu pensais qu’Il était là, toujours à guigner notre conduite, à nous tendre des pièges pour nous faire capoter la vie éternelle si on comporte mal ! Eh bien ! zob, mon pote ! Dieu est grand, bon infiniment, miséricordieux en plein. Il guérit nos misères, nos angoisses, conjure les dangers, ensoleille nos pauvres destins.
Ils s’embrassent à bouche-que-veux-tu. Deux tourtereaux !
Je touche le bras de Violette :
— Je crois qu’il vaut mieux que tu m’affranchisses toi-même, ma gosse !
Alors bon, elle m’explique le bidule, en long, en large, en travers et en vistavision.
« Friandise » était danseur dans une boîte de Montmartre gracieusement baptisée Le Pet qui Fume, sorte de petit cabaret où se produisent des attractions de catégorie « B » : chanteurs oubliés, strip-teaseuses au rabais, comiques pour casernes, imitateurs de vedettes disparues.
Un soir, pendant qu’il enfilait son collant à paillettes, une femme est entrée comme une folle dans sa loge.
Elle lui a fourré dans la main un petit ours en plâtre en lui disant d’un ton suppliant :
« Des hommes me traquent ; par pitié gardez-moi cela quelques jours, et ne le remettez à personne d’autre que moi, vous serez largement récompensé. Où habitez-vous ? »
Dans la foulée, « Friandise » a donné son nom et son adresse, et la fille est repartie précipitamment. Passablement éberlué, le danseur a ramené le petit sujet de plâtre peint à la maison et a raconté son aventure aux Larmiche. Ils ont examiné l’ours, pensant qu’il était creux et recelait peut-être quelque chose de précieux, mais la figurine était en plâtre massif et ils n’ont pas osé la briser pour vérifier l’intérieur. L’incident les troublait. Après avoir tenu conseil, il fut décidé que la vieille irait placer la statuette dans son coffre de la Société Générale où elle conservait quelques louis d’or et des bijoux de famille.
Les jours passèrent sans que « Friandise » ait la moindre nouvelle de la femme. Et puis un soir, au cabaret du Pet qui Fume, deux hommes survinrent dans sa petite loge pour lui réclamer l’ourson de plâtre. En un éclair, le danseur comprit que, puisqu’ils venaient le trouver, c’est qu’ils étaient au courant de l’histoire et qu’il ne servait à rien de battre à Niort[17], ça ne pouvait que tourner au caca pour lui, ses visiteurs n’ayant pas l’air commodes. Il leur répondit avec une parfaite ingénuité, qu’il avait pris la femme pour une « dérangée » et que, trouvant la statuette plutôt minable, il l’avait déposée sur le trottoir en partant du théâtre, à l’intention d’un quelconque gamin qu’elle pourrait amuser.
Les deux gars prirent mal la chose, le houspillèrent quelque peu, le menacèrent, mais « Friandise » se cramponna à sa version des faits et ils finirent par se retirer, noirs de rage.
Quelques jours s’écoulèrent encore, « Friandise » se croyait quitte avec cette affaire quand, en début de semaine, la femme revint. Elle était complètement chargée, aux dires du danseur. Un zombie, l’air égaré, le regard en trous de vidange ; pour tout dire camée jusqu’à la racine des crins. Elle lui réclama son bien. « Friandise » répondit qu’il ne l’avait pas à dispose, l’ayant confié à un ami, mais qu’il le récupérerait et le lui remettrait deux jours plus tard. La femme se retira sans insister.
Le même soir, Larmiche se faisait déboulonner l’extrait de naissance dans sa rue. Point, provisoirement final.
Je remercie ma modeste Violette pour ce récit suce sein.
— Ainsi donc, fais-je, la fameuse statuette de plâtre se trouve en possession de Mme Larmiche mère. Et c’est pour la récupérer que les ennemis de la femme droguée sont venus à plusieurs reprises au domicile de « Tarte aux fraises (des bois) » et que, coincé par notre survenance inopinée, ils ont épinglé « Friandise » contre sa porte ! C’est pour tenter de la récupérer, toujours, qu’ils ont fouillé la bagnole du dealer.
Je reviens au couple qui est en train de se galocher pleine gueule.
— César, l’interromps-je, il ne faut plus que ta merveilleuse conquête retourne chez elle, rue du Poteau-Rose, jusqu’à nouvel ordre. Vous allez descendre dans un hôtel où vous conduira Violette et y vivre votre dévorante passion jusqu’à ce que je passe vous y récupérer demain. Vous n’en bougerez pas ni ne téléphonerez à quiconque, compris ?
Roméo-Pinaud assentimente. Prêt à tout accepter. L’amour vient de le frapper de plein fouet (d’ailleurs, elle fouette terrifiquement, sa conquête). Il marche non seulement à côté de ses mocassins Testoni, mais en outre vingt centimètres au-dessus, l’élégant !
Je leur prends congé pour aller me zoner. J’ai les vasistas qui font la colle et la clape qui cloaque un chouïe, biscotte la tronche de veau dauphinoise qui me regimbe dans les conduits. Bouffe et stress ne font pas bon ménage.
En arrivant at home, je vais user de la thérapie de mon papa : une cuillerée à soupe de bicarbonate de soude dans du vin rouge. C’est effroyable à écluser, mais ensuite tu retrouves ta paix des profondeurs. Je laisserai un message à m’man, sur la lourde de la cuisine, de ne pas me réveiller avant huit plombes. Ça lui donnera le temps d’aller m’acheter des croissants.
En pilotant, je me livre à un nouveau point de l’affaire. Trois mystères ; je les ai déjà mentionnés, mais dans ce boulot, c’est en se résumant sempiternellement les choses qu’on progresse.
Premier mystère : l’assassinat d’Elise Lalètra. De ce côté : des lueurs. Le « Baron ». On va progresser, c’est sûr.
Second mystère : l’assassinat de Larmiche. On a retrouvé le garage qui a loué la voiture trucideuse, mais rien de positif. « Tarte aux fraises (des bois) » n’a vraisemblablement pas été victime de son réseau de drogue. Alors qui ? Lugo Lugowitz ? Non : ce bandit international ne l’aurait pas buté avant d’avoir mis la main sur la statuette.
Troisième mystère : Les agissements, justement, de Lugowitz. Nous savons à présent pourquoi il a planté « Friandise » : pour retrouver la statuette. Mis à part que nous ignorons tout de cette dernière, nous savons l’essentiel quant aux agissements de ceux qui la recherchent. Ainsi il est clair que, le soir où la femme paniquée s’en est débarrassée dans la loge du danseur, ils ont mis la main sur elle et l’ont « questionnée ». Comme leur première tentative auprès de « Friandise » s’engageait mal, ils ont préféré agir subtilement en « conditionnant » la fille pour qu’elle aille elle-même réclamer son bien.
Résumé : nous avons progressé de combien dans cette affaire triple face depuis qu’elle a éclaté ?
Selon moi : de trente à quarante pour cent.
Mais je suis probablement trop optimiste, non ? Que veux-tu, c’est dans ma nature profonde.
Le peintre de Quai des Brumes (interprété par Le Vigan) déclarait que lorsqu’il voyait un type se baigner, il pensait à un noyé.
Moi, quand je vois un noyé, j’espère toujours qu’avec la respiration artificielle ça va s’arranger !